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Olga Dukhovnaya « Le milieu de la danse contemporaine reste très underground à Moscou »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 24 octobre 2019

D’origine ukrainienne, la danseuse et chorégraphe Olga Dukhovnaya s’est illustrée ces dernières années en tant qu’interprète pour Maud Le Pladec et Boris Charmatz. Lauréate de la deuxième édition du concours Danse élargie avec Korowod, elle signe en 2018 le duo Sœur en collaboration avec l’artiste néerlandais Robert Steijn. Cet entretien retrace son parcours et revient sur les lieux clefs – Kiev, Bruxelles, Moscou et Angers – qui ont jalonné sa formation d’interprète. Son discours fait apparaître en filigrane les difficultés de circulation – autant physique qu’artistique – entre les ex pays soviétiques et l’Europe, et témoigne des effets de cette situation sur la création chorégraphique en Ukraine et en Russie au début des années 2000.

Peux-tu revenir sur tes premiers souvenirs de danse ?

J’ai grandi dans une ville d’Ukraine, à Dnepropetrovsk, et dès que j’ai eu l’âge de 4 ans, mes parents m’ont inscrite à Drugie Tantsi (Other dances). C’était une école privée où je suivais des cours de danse, chaque soir, six jours par semaine. C’était au départ une idée de ma mère. Je me souviens qu’elle ne me laissait pas sortir du studio de danse tant que je n’avais pas bien mémorisé les pas qu’on venait de travailler. Dans son esprit, il était plus important que j’excelle en danse plutôt que j’ai de bonnes notes à l’école…

Comment fonctionnait cette école de danse ?

C’est une école créée et dirigée par Elena Budnytskaya et Marina Lymar, deux femmes amoureuses de la danse. Chaque soir, nous avions des enseignements différents : danse classique, danse moderne, danse jazz, solfège et acrobatie, gymnastique, etc. Chaque fin d’année scolaire, il y avait également un grand spectacle où on dansait et chantait devant des centaines de personnes. Vers 13/14 ans, j’ai fini par intégrer le groupe « des grands » et j’ai commencé à participer aux tournées nationales organisées par l’école. J’ai d’ailleurs souvent raté des cours pour préparer ces tournées…

Te souviens-tu de ces voyages ?

Je me souviens surtout avoir été très impressionnée face aux présentations des autres écoles, et je pense que c’est à partir de ce moment là que j’ai compris ce que j’étais en train de faire et pourquoi je le faisais. Une des deux directrices parlait très bien le français et avait réussi à organiser un voyage en France. Pendant 2 semaines nous sommes allés à Montpellier prendre des cours dans une « école d’été ». J’avais 14 ans et je suis tombée amoureuse de ce pays. À mon retour, j’ai demandé à mes parents à apprendre le français.

Comment es-tu arrivée à Kiev ?

En 2001, à 17 ans, sous la pression de mes parents, je suis entrée à l’Université de Dnepropetrovsk pour suivre une formation en journalisme. Après quelques mois difficiles, j’ai récolté un peu d’argent à droite et à gauche et j’ai pris un aller simple pour la capitale, sans rien dire à mes parents. Je ne connaissais personne à Kiev mais après avoir passé quelques coups de fil j’ai trouvé un endroit où dormir. Une amie d’amie m’a laissée squatter les vestiaires d’un petit théâtre pendant quelques jours. Une semaine après être arrivée, mes parents ont fini par me retrouver. Après négociations, ils ont finalement accepté que j’emménage à Kiev pour faire de la danse.

Quelles formations as-tu suivies à Kiev ?

J’ai commencé par suivre des cours de danse à l’Université de Kiev mais le niveau était beaucoup plus bas que celui auquel je m’attendais. J’ai très vite fini par déserter les cours. L’année suivante, je suis entrée à l’Académie de Danse de Kiev mais le niveau était également décevant. Le programme dispensé n’était pas non plus très stimulant : danse classique, danse moderne, danse folklorique… Et aucun cours théorique n’était proposé. J’ai rapidement commencé à fréquenter différents groupes de danseurs. J’ai rencontré Ruslan Baranov, qui est une sorte de Steve Paxton Ukrainien bouddhiste, avec qui j’ai découvert le contact improvisation.

La pratique du contact improvisation était-elle développée à Kiev et en Ukraine ?

Pas vraiment. À l’époque, à Kiev, le contact improvisation était vraiment une pratique non identifiée, ça fascinait les gens. Ruslan avait découvert le contact improvisation en 1999 à Vienne pendant le programme DanceWEB. Il avait rapporté une VHS de Magnesium de Steve Paxton que tout le monde regardait en boucle. Mais il y avait cependant un décalage entre ce qu’on pratiquait et l’idéologie de Steve Paxton. En Ukraine, faire du butô ou du contact improvisation dérivait toujours vers des chemins ésotériques. Je me souviens qu’il présentait certains de ces cours de contact improvisation comme des ateliers de danse thérapie… À force de pratiquer ensemble, nous avons fini par être très à l’aise l’un avec l’autre. On faisait des présentations dans des bars ou de petits cabarets avec un musicien de didgeridoo pour se faire de l’argent. Une fois, je me souviens même avoir fait une improvisation dans la rue avec un ami alors qu’il venait de neiger. On avait scotché du carton sur le sol en béton et très vite une petite foule s’était formée autour de nous. Les gens étaient sidérés de voir une fille porter un garçon ! On avait d’ailleurs gagné beaucoup d’argent ce jour-là.

T’arrivait-il également de donner des cours ?

Oui, deux fois par semaine je donnais un cours de contact improvisation dans des studios dont ceux du New Theatre on Pechersk et du Tsentr Lesya Kurbasa. Chaque dimanche il y avait également une grande jam à laquelle les danseurs confirmés pouvaient participer. Il y avait principalement des comédiens issus du milieu du théâtre, mais également beaucoup de curieux qui étaient là par le bouche à oreille.

J’imagine que ces jams étaient également un lieu de rendez-vous où pouvaient se rencontrer les danseurs ?

Exactement. C’est d’ailleurs pendant une de ces soirées que j’ai rencontré Larisa Venediktova qui m’a proposé de travailler avec elle. Elle était moscovite et c’était un peu un électron libre dans le paysage chorégraphique. Elle avait une approche de la danse beaucoup plus conceptuelle que les autres chorégraphes présents à Kiev. Elle travaillait dans un lieu qui s’appelait Vilna Scena (Free Stage) dont le directeur était Dmitry Bogomazov. Elle organisait des performances dans les galeries d’art avec des artistes et des musiciens. Aujourd’hui, avec le recul, je me rends compte que tous les exercices qu’elle nous faisait faire étaient très proches de ceux qu’on peut retrouver aujourd’hui en France.

Comment est né ton envie de partir en Europe ?

Larisa voyageait beaucoup en Europe et aux Etats-Unis et j’habitais chez elle pendant ses absences. C’est à travers sa grande bibliothèque de livres et de VHS que j’ai découvert des artistes comme Jérôme Bel, Yvonne Rainer ou Anne Teresa De Keersmaeker. Elle avait également beaucoup filmé la scène moscovite dans les années 90 et je me souviens même avoir vu des films de Min Tanaka à Moscou. C’est ainsi que j’ai commencé à construire mon éducation théorique de la danse. C’est également grâce à elle que j’ai découvert l’existence de la formation P.A.R.T.S. à Bruxelles. Salva Sanchis, qui danse pour Anne Teresa de Keersmaeker, était venue donner un workshop à Vilna Scena (Free Stage). Peu de temps après ça, elle nous a annoncé qu’elle quittait Kiev pour rentrer à Moscou. Plus rien ne me retenait ici, j’ai alors décidé de tenter le concours d’entrée de P.A.R.T.S.

Comment l’audition s’est-elle déroulée ?

L’audition s’est déroulée dans un premier temps à Varsovie. Je pense qu’il devait y avoir une centaine de danseurs environ. Nous avons enchaîné un cours de classique et un cours de contemporain avant de présenter un solo libre face à un jury. J’ai été sélectionnée avec trois autres danseurs pour la seconde étape à Bruxelles quelques mois plus tard. Le premier jour de l’audition à P.A.R.T.S. était très intense, nous étions plus de 200 danseurs. Pendant 3 jours, nous avons fait plusieurs ateliers : du classique, du contemporain, du théâtre, des fragments du répertoire d’Anne Teresa de Keersmaeker, etc. Et chaque soir, nous étions sélectionnés – ou pas – pour continuer l’audition le lendemain. Finalement, je suis entrée à P.A.R.T.S. en septembre 2004, j’avais 20 ans.

Comment était la vie à P.A.R.T.S. ?

C’est une sorte d’armée de la danse ! (rire) L’emploi du temps était rempli du matin jusqu’au soir, nous étions constamment en groupe et personne n’avait le temps de laver ses chaussettes ! La journée commençait avant 9h du matin, avec une heure de yoga, puis on enchaînait avec un cours de technique classique et un cours de contemporain avant de déjeuner. L’après midi, nous avions souvent des ateliers avec des artistes en résidence dans les studios de l’école. On faisait des cours de musique, de théâtre, parfois des cours de shiatsu, etc. Cette dynamique de travail était vraiment inhabituelle pour moi car en Ukraine les cours de danse étaient dispensés toute l’année par un seul professeur. À P.A.R.T.S., on rencontrait de nouvelles personnalités chaque semaine !

Les techniques d’enseignement à P.A.R.TS. étaient-elles différentes de celles dispensées en Ukraine ?

Oui, et c’était vraiment déstabilisant les premières semaines. C’était un vrai dépaysement. En Ukraine, les cours se déroulaient dans le silence et nous travaillions principalement par imitation : le prof bougeait et les élèves le copiaient. Dans notre culture, on ne pose pas de question. À P.A.R.TS., je me souviens qu’au tout début j’étais choquée lorsque j’entendais les élèves poser des questions au professeur pendant le cours. Ce n’était plus suffisant de « juste » regarder, il fallait également écouter, échanger, et réellement comprendre ce que tu étais en train de faire.

Tu avais également des cours de théorie ?

Oui, et c’était la première de ma vie que j’ai eu des cours d’histoire de l’art et de la danse ! J’y ai découvert énormément de choses, le dadaïsme par exemple. Très vite je me suis rendue compte que j’avais eu un véritable trou dans mon éducation artistique par rapport aux autres étudiants, pour qui ça avait l’air d’être de simples révisions. Je n’avais jamais eu accès à ces choses-là en Ukraine. Et le comble, c’est que j’ai découvert les ballets russes en Belgique !

Avec du recul, ce manque d’éducation artistique se ressentait-il en Ukraine ?

Énormément. Il y avait un véritable fossé culturel en Ukraine. Beaucoup d’artistes pensaient inventer des choses alors que ces choses-là existent depuis déjà longtemps. La notion de contexte historique n’existait pas. C’était au final assez naïf comme manière de travailler. L’école était un véritable Jardin d’Eden. On ne se plaçait nulle part, rien n’était avant, ou après nous. En Ukraine, les danseurs sont des danseurs, on ne leur demande pas de réfléchir. La seule chose importante, c’est la technique. Il n’y avait également aucun « vrai spectacle » à l’affiche des théâtres.. Je me souviens cependant avoir fait une fois 7 heures de voiture pour voir une pièce du chorégraphe Angelin Preljocaj. C’était un véritable événement à l’époque, les gens trouvaient ça incroyable.

Ce fossé est-il toujours présent aujourd’hui ?

Aujourd’hui, tout est différent avec Internet. Par exemple, j’ai vu un jour sur Facebook qu’un danseur russe avait mis en ligne un extrait vidéo d’un spectacle de Mette Ingvartsen. Tous les Russes trouvaient ça incroyable et en quelques heures la vidéo était devenue virale dans la sphère artistique, alors que ce spectacle a plus de 10 ans. Aujourd’hui, quelques grands noms circulent à Moscou, mais ça reste quand même assez rare. Par exemple, le public moscovite a découvert pour la première fois le travail de la chorégraphe Pina Bausch en 2010, après sa mort, lorsque la compagnie est venue pour la première fois à Moscou.

Avais-tu le temps de travailler à côté de tes études ?

Contrairement à d’autres pays d’Europe, les étudiants étrangers ne sont pas autorisés à travailler en Belgique. J’avais réussi à décrocher une toute petite bourse mais ça ne me permettait pas de vivre correctement. Donc parfois, j’étais modèle pour les cours de peinture et de sculpture aux Beaux-Arts. Je posais nue pendant quelques heures pour une centaine d’euros ! Les étudiants de P.A.R.T.S. se passaient l’information de promo en promo depuis des années.

Habituellement, la formation à P.A.R.T.S. se déroule sur 4 ans. Elle se compose du Training Cycle les 2 premières années, puis du Research Cycle les 2 dernières années. Mais contrairement au reste de ta promo, tu es partie à la fin du premier cycle…

Oui. Chaque été je rentrais en Ukraine et à Moscou pour voir ma famille et mon copain. Il venait aussi régulièrement à Bruxelles ou en Europe, mais c’était toujours très compliqué de se voir. Finalement, pendant l’été 2006, j’ai fait le choix de rester à Moscou. Ça a été un choc pour tout le monde à l’école je crois. Je m’étais déjà inscrite pour septembre 2006, et j’avais même réussi à avoir une bourse du gouvernement pour les deux prochaines années.

Connaissais-tu déjà des gens sur place ?

Absolument pas. Mon mari est moscovite mais il n’est pas dans le milieu de la danse. J’avais commencé par un job d’été au Tsekh Summer School où j’étais interprète Russe-Anglais pendant les cours de danse. J’y ai rencontré un chorégraphe qui s’appelait Taras Burnashev (Compagnie Ohne Zuckeravec) avec qui j’ai fais quelques projets. J’ai également donné quelques cours de danse à Aktovy Zal. Cet espace ne recevait aucune aide de l’état ou de la ville, il n’y avait vraiment pas d’argent en jeu. En échange, la directrice Elena Tupyseva nous offrait la possibilité d’utiliser gratuitement le studio pour faire des répétitions pour nos projets personnels.

C’était un lieu important à Moscou ?

Oui. Tout le monde s’y rencontrait, c’était une sorte de point névralgique de la danse contemporaine. Le studio n’était pas très grand, avec un tout petit gradin qu’un chorégraphe avait construit seul un jour. Malgré la précarité du lieu, tout le monde voulait y travailler. Chaque année, il y avait d’ailleurs un grand festival de danse contemporaine, le Tsekh Festival, avec des artistes qui venaient de toute la Russie. Personne n’était payé, mais tout le monde voulait être programmé ici.

Est-il vraiment difficile de gagner sa vie en tant que danseur à Moscou ?

Oui. Pour gagner de l’argent, tout le monde faisait de petits boulots alimentaires à côté. D’ailleurs personne n’en parlait vraiment, les danseurs restaient vraiment discrets sur leurs activités annexes. Moi je dansais dans des émissions de télé, et je jouais dans des films où il y avait des scènes de danse. J’avais un peu honte, à chaque fois je demandais aux maquilleuses de beaucoup me maquiller pour éviter qu’on me reconnaisse à l’écran. C’était déprimant. Le contexte artistique et économique à Moscou n’était pas si différent de la vie à Kiev, mais après les deux années passées à P.A.R.T.S., c’était impossible de ne pas faire de comparaison. La Russie et l’Ukraine étaient une sorte de jardin d’Eden, et le passage par Bruxelles avait eu le même effet que de croquer la pomme de l’arbre de la connaissance.

Comment se répercutait ce manque d’argent sur la création des spectacles à Moscou ?

Il n’y avait simplement pas de « vraie création ». En Ukraine ou en Russie, le spectacle vivant est beaucoup plus sauvage qu’en Europe. Les gens trouvaient un espace dans lequel ils pouvaient se réunir gratuitement, créaient une forme qu’ils présentaient une fois ou deux, puis passaient à autre chose. À l’époque, chacun dansait gratuitement dans les pièces des autres. Les projets s’enchainaient mais aucun n’était vraiment abouti : c’était des spectacles « fait main », sans création lumière ni création musique. Je me suis rendu compte de ça quand j’ai commencé à voir des spectacles à Bruxelles. Au départ, c’était normal pour moi de fonctionner comme ça, mais après avoir vu tous les spectacles de danse en Europe, j’étais devenue beaucoup plus exigeante face à ces manques.

Existait-il un public de danse contemporaine à Moscou ?

Le milieu de la danse contemporaine reste très underground à Moscou. N’ayant pas d’argent, les lieux ne faisaient pas de communication. Le plus souvent, les spectateurs venaient grâce au bouche à oreille. C’était en 2006-2007 et on ne passait pas encore par les réseaux sociaux ou Internet pour inviter les gens, Facebook venait à peine d’être créé… C’était vraiment à nous, les artistes, de faire en sorte que la salle soit remplie chaque soir. Il fallait démarcher physiquement et s’arranger que tout le monde soit là pour la première. Pour enseigner c’était pareil : le professeur de danse devait chercher lui-même et fidéliser ses élèves.

Vous arrivait-il de croiser des spectateurs du Bolchoï à ces spectacles ? Ou des danseurs du Bolchoï ?

Non jamais. Les danseurs du Bolchoï et les danseurs contemporains ne se mélangent pas. C’est vraiment deux monde très distincts qui ne se côtoient pas. On n’intéresse pas les danseurs classiques, je n’ai croisé qu’une seule fois une danseuse du Bolchoï, car son copain travaillait avec le mien. Les danseurs contemporains, quant à eux, ne vont pas voir de ballet à l’Opéra car les prix des billets sont exorbitants.

Juillet 2009, tu as 25 ans. 3 ans après avoir quitté P.A.R.T.S., tu obtiens la bourse DanceWeb. Tu pars alors à Vienne pendant 5 semaines suivre le programme du festival. Comment as-tu découvert DanceWeb et quels étaient les enjeux de ta participation à ce programme ?

Je connaissais ce festival depuis déjà très longtemps. Je me souviens que les directrices de ma première école à Dnepropetrovsk se rendaient régulièrement à Vienne pendant le festival et revenaient toujours avec de grandes affiches, avec écrit ImPulsTanz en énorme, qu’elles placardaient partout sur les murs des studios de danse. Quand j’étais étudiante à Bruxelles, des élèves de P.A.R.T.S. partaient également à Vienne pendant le temps du festival pour suivre des cours avec des chorégraphes qu’on ne pouvait pas rencontrer ailleurs. DanceWeb concentre vraiment de nombreux artistes d’horizons divers, qui viennent parfois de très loin, c’est une véritable effervescence artistique. Et en parallèle de cette « école d’été », il y avait également des auditions ! Vu que c’était toujours compliqué d’obtenir des visas pour l’Europe, c’était l’occasion de rencontrer tout le monde dans un seul et même endroit.

Je crois que c’est là que tu rencontres pour la première fois Boris Charmatz ?

Exactement. Il venait d’être nommé à la direction du Centre Chorégraphique National de Rennes mais je n’avais jamais entendu parlé de lui à Moscou. Je savais juste qu’il était français et je voulais pratiquer un peu le français ! J’ai été sélectionné pour participer au workshop qu’il proposait avec une dizaine d’autres danseurs. Il s’agissait d’un atelier autour d’un livre de photo sur Merce Cunningham, c’était les prémisses de sa pièce Flipbook qu’il présenta l’année suivante à Avignon.

Tu collabores pour la première fois avec Boris l’année suivante avec Levée des Conflits. Que s’est-il passé entre ton retour à Moscou en août 2009, et la première de la pièce en novembre 2010 ?

Après le workshop à Vienne, je suis rentrée à Moscou où j’ai repris mes activités d’interprète et d’enseignante. Pendant l’automne, Boris m’a proposé de venir à Paris pour participer à l’audition de sa prochaine pièce. C’était un très gros projet, il avait besoin de plus de 20 danseurs. Malheureusement, j’ai dû refuser car c’était impossible d’obtenir aussi rapidement un visa pour la France. Mais finalement, quelques semaines plus tard, il m’a renvoyé un e-mail me proposant de participer quand même à la création de Levée des conflits, sans passer l’audition. Je suis allée à Rennes en octobre 2010 pour trois semaines de répétitions avant la première en novembre au Théâtre National de Bretagne.

Comment s’est déroulée la tournée de Levée des conflits ?

C’était très chaotique. Vu que je suis Ukrainienne, je devais faire mes demandes de visa à Kiev. Je passais donc mon temps à faire des allers-retours entre la France, la Russie et l’Ukraine. Mais le Musée de la Danse a l’habitude de gérer les papiers administratifs avec les danseurs étrangers alors mon visa n’a jamais été refusé. Au début, je pensais que je n’allais danser que quelques dates et que j’allais être remplacée par un autre danseur français car c’était plus simple, mais je suis restée dans l’équipe ! À Moscou, pour ne pas perdre mon travail, j’ai également monté avec mon mari vidéaste un atelier de danse-vidéo et il me remplaçait quand j’étais absente.

J’imagine que cette situation s’est intensifiée avec ta participation à la nouvelle pièce de Boris, enfant ?

Exactement. Boris venait d’être nommé artiste associé à la nouvelle édition du festival d’Avignon et il à commencé a constituer l’équipe d’enfant pendant la tournée de Levée des conflits. J’étais persuadée que je n’allais pas participer à ce nouveau projet car c’était compliqué pour le Musée de la danse de préparer à chaque fois mes voyages. Mais finalement, Boris m’a proposé de prendre part au projet. Entre la tournée de Levée des conflits, les répétitions d’enfant à Rennes, et les trainings que je donnais au Musée de la danse, mon train de vie était devenu quasi infernal.

Quels souvenirs gardes-tu de ton passage au festival d’Avignon 2011 ?

C’était vraiment l’effervescence. On ouvrait le festival dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes et toute l’équipe était sous tension. Julien Gallé-Ferré, qui avait déjà dansé dans la Cour d’Honneur, nous racontait que des spectateurs les avaient hués et partaient pendant les représentations de Frère & soeur de Mathilde Monnier en 2005. Personnellement, j’étais moins anxieuse que les autres, probablement à cause du fait que je sois étrangère : je n’avais pas la pression du lieu. Nous avons ensuite dansé Levée des conflits dans un parc la nuit, entourés par les spectateurs, c’était très fort.

En septembre 2011, à 27 ans, tu entames la formation Essais au CNDC d’Angers alors que tu danses déjà régulièrement pour Boris. Peux-tu revenir sur ton choix d’intégrer cette nouvelle formation ?

C’est le danseur Nuno Bizarro, avec qui je dansais Levée des conflits et enfant qui m’a parlé du Master Essais. Sa femme, Emmanuelle Huynh, était directrice à l’époque du CNDC et avait initié un nouveau programme pour les danseurs et les chorégraphes. C’était à Angers, beaucoup plus proche de Rennes que Moscou… J’ai tenté l’audition et j’ai été admise. J’ai laissé mon mari à Moscou et j’ai emménagé seule à Angers.

Comment as-tu fait pour continuer à danser avec Boris Charmatz et suivre la formation à Angers ?

Je ne sais pas, j’ai raté beaucoup de cours (rire). Et les collaborations n’ont pas fini de se multiplier… J’ai continué à participer aux tournées de Levée des conflits et enfant, j’ai participé à la nouvelle création de Boris, 20 danseurs pour le XXe siècle aux Champs Libres à Rennes, j’ai également fait une reprise de rôle de Flipbook… et j’ai commencé à travailler avec la chorégraphe Maud Le Pladec. Grâce à mon statut d’étudiante, voyager – donc travailler – était devenu beaucoup plus simple.

Quelles étaient les différences notoires entre P.A.R.T.S. et le CNDC ?

Au CNDC il n’y avait pas de cours de technique, les cours étaient plus axés sur notre travail personnel. Au bout de quelques mois tout le monde avait pris du poids ! (rire) Nous avons donc commencé à mettre en place une sorte de training quotidien le matin entre nous avant les cours. Des chorégraphes venaient nous donner des workshops et il y avait également des professeurs et chercheuses en danse de Paris 8 qui venaient nous donner des cours d’histoire et de théorie de la danse.

Quel est ton souvenir le plus intense de ton passage au CNDC ?

Sans doute la rencontre avec Min Tanaka. Il est venu nous donner un workshop pendant plusieurs semaines pendant l’hiver 2011. Le premier jour il avait commencé par dire « On ne fait pas du butô, le butô c’est Hijikata ». Au début c’était très difficile de travailler avec lui, il y a un vrai fossé entre la pédagogie européenne et la pédagogie japonaise. Je me souviens que chaque matin il commençait par se plaindre de l’architecture du studio : pour lui, le sol était trop plat pour danser.

Photo © Konstantin LIpatov