Photo Antoine Billet

Bryan Campbell, Deep Cuts

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 septembre 2023

Un jour, en pleine forêt, le danseur et chorégraphe Bryan Campbell ressent l’irrépressible envie de taper un tronc d’arbre avec une branche morte. Cette action le renvoie aussitôt à des expériences BDSM qu’il ne cache pas pratiquer. Une fois l’adrénaline retombée, une question le taraude alors : l’arbre était-il consentant ? Notre crise écologique actuelle est-elle la conséquence d’un contrat BDSM foiré avec la nature ? Muni d’une scie sauteuse, de haches et de planches de bois, Bryan Campbell imagine Deep Cuts, un concert joyeusement espiègle et absurde inspiré par l’art de la pastorale et l’écosexualité. Dans cet entretien, il partage les rouages de sa recherche et retrace l’histoire de ce projet et le processus de création de Deep Cuts.

Bryan, tu développes un travail multidisciplinaire à la lisière de la danse, du texte, de l’image. Comment décrirais-tu ta recherche chorégraphique ?

Au regard de mes dernières créations, il me semble qu’elles partagent toutes un même pari : elles essayent toutes de contenir de la multiplicité, des états de corps divers, des propos qui ne cessent pas de transformer et qui parfois se contredisent. Je cherche toujours un concept qui me permet de traverser des états disparates, et qui permet aussi à des spectateurs·ices de les traverser, sans trop s’y perdre : un cadre assez généreux pour contenir une multiplicité de matières, laisser la place à leurs frictions et leurs complémentarités inattendues. En tant que spectateur, je suis toujours émerveillé lorsque j’assiste à une coexistence inopinée. Pour moi c’est un kiffe esthétique mais aussi politique : je ne peux pas dissocier cette sensation de mon identité queer. C’est le même émerveillement que j’éprouve lorsque je me rends compte que le sexe, l’amour, le genre peut être autrement que ce que je pensais. C’est pour moi un des rôles de l’art que je trouve le plus urgent et pertinent : montrer la nature vaste des possibles.

Deep Cuts questionne la complexité de notre relation sadique avec notre écosystème. Est-ce que tu peux retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?

Il y a quelques années, je me baladais dans une forêt de sapins que je connais bien. L’envie m’a pris de marcher et de danser avec une branche morte, puis j’ai commencé à taper ce bâton contre le tronc d’un arbre, parfois avec tendresse, parfois avec force… La sensation que j’ai ressenti lors de cette expérience était similaire à celle lorsque je fouette une personne dans la pratique consentie du BDSM : une remontée de colère et de joie, un éveil sensoriel et une attention magnifiée à mon·ma partenaire. J’ai ensuite été traversé par des questionnements : l’arbre est-il consentant ? Expérimente-t-il du plaisir, de la peine, de l’indifférence ? Comment établir un contrat BDSM avec un être avec qui je partage si peu de langue commune ? Notre crise écologique actuelle est-elle la conséquence d’un contrat BDSM foiré avec la nature ? Ces questions étaient déjà présentes dans ma dernière création Janitor of Lunacy : a Filibuster, une performance-monologue de huit heures. Avec Deep Cuts, j’ai eu envie et besoin d’explorer physiquement ces questions, de danser et de chanter depuis un corps qui est traversé par de la joie et de la colère. Ce projet était aussi pour moi une manière de m’engager artistiquement et de participer, à mon endroit, aux discours face à l’urgence écologique. Pour ce projet, plutôt que de m’ériger en héros écologique, j’avais envie d’explorer une gamme d’affects moins «nobles» qui pour moi font quand-même partie de mon expérience  en tant qu’humain face à la situation actuelle : la honte, le surmenage, l’envie de tout gâcher, le deuil. J’ai envie de citer le collectif dance for plants, avec qui j’ai travaillé entre 2016 et 2022. Avec ce groupe, on a collecté des pensées et des pratiques sur la coexistence des humains avec les plantes, et comment travailler avec elles, comme spectatrices, collaboratrices, formatrices. Mes réflexions sur Deep Cuts doivent beaucoup à dance for plants. Léa Rivière, qui faisait aussi partie du collectif, suit la création en tant qu’assistante à la dramaturgie et regard extérieur, donc ce dialogue continue.

Pour Deep Cuts, ta recherche s’est d’abord engagée autour de la pastorale. Comment ton intérêt s’est-il focalisé sur cet art/genre en particulier ?  Peux-tu revenir sur comment tu as initié cette recherche ?

J’ai rencontré le mot «pastorale» très jeune. C’était dans le film Fantasia, de Walt Disney, où dans une de mes scènes préférées des petits chérubins et des pégases évoluent dans un paysage olympien, sur la Symphonie no 6 de Beethoven : La Pastorale. Les thèmes de cette musique sont restés dans ma tête depuis – dans ma vie adulte, quand je me promène dans la nature et je suis particulièrement heureux, je siffle un des solos d’hautbois du deuxième mouvement. Il est possible que je l’ai sifflé lors de cette balade qui est à l’origine de Deep Cuts, mais je ne m’en souviens pas. Je me suis mis à réécouter cette musique durant le processus de création. Alors que j’avais jusqu’alors associé cette musique avec une ambiance et des images plutôt harmonieuse, apollinienne, j’ai commencé à entendre la violence en dessous des mélodies. Il y a un rythme qui pulse, sautille, qui sous un autre filtre n’est pas loin du rythme d’un fouet. La musique de Beethoven a une élégance, d’où émerge une violence, et le dosage de ces deux affects a été une des préoccupations majeures de Deep Cuts. Je me suis aussi mis à étudier le phénomène de la pastorale, dans l’histoire de l’art, comme un bon élève, et franchement il y a de quoi s’exciter. La pastorale est un mode qui se solidifie, en Europe en tout cas, dans l’ère antique, et qui revient tous les quelques siècles, notamment à la Renaissance et à l’époque Romantique, au même moment que des révolutions économiques et industrielles, des moments de forte urbanisation. Je me suis dis que la pastorale revient quand on en a besoin, et que du coup on en aurait peut-être besoin maintenant. Au même moment que j’étudiais l’histoire de la pastorale, je faisais de longues balades en vélo dans la Haute Saône et dans le Doubs, des régions de grande production forestière. La littérature et les poèmes pastoraux parlent souvent de la figure du berger, et sa vie solitaire à la merci des éléments, ses mouvements dictés par la recherche d’eau, de champs vierges et d’abri du mauvais temps. Du coup, pendant ces longues balades, où je passais la plupart de mon temps soit à pédaler, soit à chercher de quoi satisfaire mes besoins vitaux : je me sentais un peu comme un berger. C’était intéressant de faire cette expérience de solitude en préparation de ce solo et de remarquer à quel point cette solitude a été peuplée par les arbres, par le soleil, les insectes, la fatigue, la jouissance. Cette expérience de pastoral realness m’est souvent revenue durant le processus de création. J’ai l’impression qu’elle informe la sensation de solitude qui infuse sur scène.

Comment cette recherche autour de la pastorale a-t-elle pris forme dans Deep Cuts ? Peux-tu revenir sur le processus textuel et musical ?

Dans mes précédentes créations, je travaillais le texte avec un adresse très claire au public, plus dans les registres d’une lecture de poésie, un discours politique, ou un TED Talk. Quand j’ai commencé à articuler Deep Cuts comme un cycle de chansons, je me suis engagé dans la pratique d’écrire des chansons, ce qui nécessite de penser la compréhension, le débit d’information, l’affect, et l’adresse d’un texte d’une autre manière. De plus, écrire une chanson nécessite de prendre en compte de nouveaux paramètres : la structure, la charge émotionnelle de la musique, etc. J’ai écris tous les textes dans Deep Cuts, sauf une aria qui est extraite du Carmina Burana de Carl Orff, dont le texte provient d’un moine anonyme du XIème siècle. A ce texte j’ai ajouté quelques couplets de ma propre invention. Les chansons de Deep Cuts sont extrêmement hétérogène en termes de style et résultent de processus d’écriture très différents. Certaines chansons ont été très rapide à écrire et même si elles ont fait l’objet de révisions j’ai essayé de garder la fraîcheur d’esprit avec laquelle elles ont jaillis. D’autres chansons résultent d’un travail beaucoup plus rigoureux, notamment un poème parlé-chanté que j’ai écrit pour être déclamé par-dessus une musique symphonique, ce qui nécessitait de travailler directement sur la partition, comme si j’écrivais une nouvelle voix dans l’orchestre. Là, je me suis pris la tête pendant des semaines pour sortir un premier brouillon. Pour d’autres chansons, je me suis inspiré des sensations que j’éprouvais en accomplissant un geste, en fendant du bois avec une hache par exemple. En répétant le geste, des mélodies, des pistes de paroles, parfois le sujet-même d’une chanson sont sortis de mon expérience avec la matière. Certaines chansons ont été réalisées en collaboration, notamment avec Geoffrey Le Goaziou, un chanteur, compositeur, et guitariste nantais. Je suis venu avec des paroles et une première bribe de mélodie, puis il a composé à partir de cette base, en ajoutant son regard sur la structuration de la chanson, avec des accélérations, un point culminant, etc. Je suis très ému par le résultat, j’ai l’impression de vivre mon fantasme Joni Mitchell (rire). J’ai aussi collaboré avec Aria de la Celle, qui s’occupe aussi de l’ingénierie son et de l’identité sonore de la pièce. Avec ses connaissances de la musique électronique et notre enthousiasme partagé pour le techno queer, nous avons passé du temps en studio à developper certaines pistes que j’ai proposé, en réécrivant parfois mes textes à partir de ses musiques. 

Comment as-tu abordé chorégraphiquement cette recherche ?

Taper ce bâton contre cet arbre lors de cette balade en forêt a provoqué une sensation déroutante qui demandait à être dansée. Je savais dès le début du projet que « donner des coups » allait être une des pistes de la recherche chorégraphique. J’ai souhaité explorer l’ambiguïté de ce geste, entre violence et plaisir. Ce prisme de recherche a créé de nouveaux rapports avec les outils de jardinage (serpes, sécateurs, etc.), que j’ai commencé à voir comme des accessoires dédiés aux pratiques BDSM. En considérant la jouissance violente que j’ai éprouvé à frapper cet arbre, je me suis aussi souvent demandé si les bûcheron·nes ou les PDG d’entreprises responsables de l’exploitation industrielle des forêts éprouvent la même sensation en rasant une colline. Je serais curieux de les entendre à ce sujet. Je n’ai pas de grandes connaissances sur l’exploitation des ressources naturelles même si, comme tout le monde, j’y participe. Cependant, en tant que danseur, je connais bien l’exploitation et l’épuisement de mes propres ressources : mon énergie, mon corps. Deep Cuts aborde une notion que j’explore depuis longtemps dans mon travail : la tension entre persistance et épuisement. En m’engageant dans un travail physiquement plus intense que mes précédentes créations, je me suis confronté à un désir personnel d’intensité qui résonne, je pense, avec un désir similaire d’un certain public, et d’un certain marché. Je me suis alors rendu compte que je me préparais à jouer et à tourner une pièce qui allait physiquement m’épuiser. Je me suis posé la question si c’était vers quoi j’avais vraiment envie d’aller… Puis finalement, engager mon corps dans ce processus de « destruction » était pour moi l’occasion d’aborder physiquement le terrain conceptuel et politique du projet.

Le dispositif suggère un petit atelier de menuiserie. Comment as-tu imaginé la dramaturgie de cet espace ?

Deep Cuts est, à la base, un projet sur le dialogue entre l’humain, le non-humain, l’environnement et les objets. Je savais donc dès le départ que la scénographie allait occuper une place importante dans le projet comparé à mes précédentes créations. Il me semblait important d’évacuer l’image de «la belle nature» et les consensus romantiques qui en découlent : j’ai tout de suite eu envie de m’éloigner de tout élément qui suggère une forêt. Si du bois devait se trouver sur scène, il fallait que ce soit du bois sorti de la scierie, des arbres violenté, digéré par culture humaine. Avec Bruno Faucher, qui signe la scénographie et la lumière de Deep Cuts, nous avons fait le choix de travailler avec de l’OSB, un bois recomposé, pour imaginer un environnement qui évoque un atelier de menuiserie. J’ai imaginé cet espace comme mon petit atelier où je peux m’inventer des spectacles. Je n’ai jamais travaillé le bois ni dans ce type d’espace. Je sais cependant ce que c’est que d’être seul dans un espace de travail. Pour moi, ça a souvent été des studios de danse, aussi ma chambre. Je connais bien ces lieux et cette solitude qui invite à la création, à l’imaginaire, à laisser libre court à ses fantaisies et sa folie.

Deep Cuts, vu au festival Plastique Danse Flore. Conception & interprétation Bryan Campbell. Lumière & scénographie Bruno Faucher. Composition sonore Aria de la Celle. Composition guitare Geoffrey Le Goaziou. Assistance dramaturgique Léa Rivière. Régie générale Géraldine Michel. Assistance à la création Oscar Houtin. Traduction en latin Marion Dapsens. Photo © Antoine Billet.

Les 10 et 11 novembre 2023 – Festival NEXT / Kunstencentrum Buda
Juin 2024 – Festival Extrapole / Pôle Sud, Strasbourg