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Betty Tchomanga, Histoire(s) décoloniale(s)

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 22 décembre 2023

Comment parle-t-on de l’Histoire coloniale aujourd’hui à l’école ? Quel rapport les jeunes générations entretiennent-elles avec l’Histoire ? La chorégraphe Betty Tchomanga développe depuis plusieurs années une recherche autour des récits et des imaginaires qui relient l’Occident à l’Afrique. À destination des collegien·nes et lycéen·nes, sa nouvelle création Histoire(s) décoloniale(s) est une série de pièces courtes qui abordent chacune l’histoire coloniale et son héritage par le prisme d’un corps et d’une histoire singulière. Dans cet entretien, Betty Tchomanga partage les rouages de sa démarche artistique et revient sur les enjeux de ce projet au long cours.

Betty, tes projets prennent racines dans l’imaginaire qui lie l’Occident à l’Afrique. C’est dans cette quête d’histoires que s’inscrivent tes premières créations. Peux-tu partager les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui ta recherche artistique ?

De part mon histoire personnelle et mon statut de femme métisse franco-camerounaise, je m’intéresse depuis longtemps aux histoires qui relient l’Occident à l’Afrique. Quand je parle d’histoires, je parle aussi bien de l’Histoire avec un grand H que de récits mythologiques ou légendaires reliés à certaines croyances. Depuis quelques années, cette quête d’histoires prend forme au sein d’une écriture chorégraphique qui se compose et s’enrichit au fur et à mesure des pièces. Ce qui apparaît comme le ciment de mes recherches réside dans le fait de considérer le corps comme porteur de mémoire. Les danses que je crée cherchent toujours ce qui est là consciemment et inconsciemment dans le corps mais aussi dans l’imaginaire, le mien ou celui des autres. À travers les postures, les gestes, les danses qui habitent un corps, ce qui m’intéresse le plus c’est ce qui déborde, ou dépasse l’individu, c’est le un qui devient multiple. 

Histoire(s) décoloniale(s) est ta première création à destination d’un « jeune public ». Qu’est-ce qui a motivé ce projet ? Peux-tu retracer la genèse de ce projet ?

Au départ, il y a eu une invitation de Maïté Rivière, directrice du Quartz Scène Nationale de Brest à l’époque et où j’étais artiste associée, de penser un projet à destination du jeune public. Pour y répondre, je me suis posé la question suivante : Qu’est-ce que je souhaite transmettre à la jeune génération ? Assez vite, j’ai choisi de penser ce projet dans la continuité de mes deux précédentes pièces Mascarades et Leçons de Ténèbres qui abordent chacune l’histoire coloniale, à travers différents prismes. Je me suis demandée : Comment parle-t-on de l’Histoire coloniale aujourd’hui à l’école ? Quel rapport les jeunes générations entretiennent-elles avec l’Histoire ? Je me suis mise à chercher à la fois du côté des sciences éducatives et de comment la transmission de l’Histoire à l’école à évolué au fil du temps. Je me suis également inspirée de la pensée de la pédagogie de bell hooks dans son livre Apprendre à Transgresser. Dans cet ouvrage, elle parle de son expérience d’enseignante militante et du rapport entre théorie et intimité. Pour bell hooks la pensée théorique doit être mise en rapport avec les expériences individuelles afin de dépasser le seul enjeu d’acquisition de connaissances. Dans ce livre, elle parle aussi beaucoup du corps dans la salle de classe, ramener de l’intime et de l’expérience c’est aussi refaire une place au corps dans un espace où il a tendance à être effacé au profit du seul contenu théorique. Histoire(s) Décoloniale(s) est né de ces réflexions, avec l’idée qu’à travers le corps et l’histoire d’une personne, il est possible de parler de moments marquants de l’Histoire qui ne sont pas toujours présents dans les manuels scolaires.

Pour toi, quels sont les enjeux de penser des œuvres pour le jeune public ?

Ce projet résulte de plusieurs années de recherches, et de séjours dans différents pays du continent africain : le Cameroun, le Bénin et le Mali. De lectures, de rencontres, d’échanges avec d’autres artistes, penseur·euses, chercheur·euses, sur les questions de perspectives, de point de vue, d’histoire, de mémoires… Comment la portée politique des formes que l’on produit en tant qu’artiste dépasse-t-elle le simple discours ? Comment est-ce qu’elle s’éprouve concrètement à travers ce que l’on fabrique ? À la rencontre de qui va t-on en tant qu’artiste? Confronter mon travail à celles et ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre. Voir ce qui se passe lorsqu’une œuvre n’est plus protégée par la mise à distance du théâtre. Mettre en mouvement les imaginaires sous la lumière froide et brute d’une salle de classe. Recevoir les réactions des jeunes en pleine face, leur enthousiasme, leur moquerie, leur gêne, leurs rires, leurs larmes, leurs émotions, sans filtre… Voici ce qui fait sens aujourd’hui dans ce projet !

Tu as imaginé Histoire(s) décoloniale(s) sous la forme d’une série de pièces courtes. Chaque épisode aborde l’histoire coloniale et son héritage par le prisme d’une histoire singulière, d’un corps, d’un vécu. Le premier solo #Emma met en scène la danseuse Emma Tricard. Peux-tu présenter ce premier épisode ?

Je connais Emma Tricard depuis mon enfance, puisqu’elle est ma « sœur-cousine blanche ». Nous grandissons ensemble en France d’abord dans l’insouciance de la différence de nos couleurs de peau… Lors de voyages récents au Cameroun et au Bénin nous faisons une autre expérience de l’altérité, de l’étrangeté et de nombreuses questions surgissent : Qu’est-ce qu’être blanc·he aujourd’hui en contexte post-colonial ? Qu’est-ce qu’une pensée décoloniale ? Comment raconte-t-on l’Histoire ? De quoi hérite-t-on ? Que faire avec la violence du passé ? Ce premier épisode intitulé #Emma se concentre sur le début de la modernité et la période de la traite transatlantique (1492-1849). La matière chorégraphique développée dans ce solo pour Emma Tricard s’articule autour d’un travail sur le grotesque proche de la pantomime faisant apparaître une figure de maître fou. Grâce au travail rythmique et à l’expressivité du corps et du visage, ce solo tend un miroir déformant sur le récit d’un passé colonial et esclavagiste et interroge les rapports de force qui en découlent. C’est dans une énergie survoltée que les spectateur·ices sont invité·es à retraverser cette histoire, en passant du rire aux larmes.

Tu as créé ensuite #Folly avec Folly Romain Azaman. Peux-tu présenter cet épisode ?

Folly Romain Azaman est percussionniste, chanteur et danseur ayant grandi dans la culture et la spiritualité du vodoun béninois. Nous nous rencontrons pour la première fois en 2021 à Cotonou au Bénin. Je suis à ce moment là en résidence de recherche pour ma pièce Leçons de Ténèbres. Nous partageons ensemble des danses, des chants, des récits reliés tant à l’histoire du royaume du Dahomey (actuel Bénin) qu’au culte vodoun. Qu’est-ce que le vodoun ? Quelles visions du monde véhiculent les croyances et pratiques qui y sont associées ? Quels récits peut-on réveiller par le rythme, par la danse ? Cet épisode s’appuie sur la tradition orale des récits contés sous forme de paraboles. L’écriture chorégraphique de ce portrait s’appuie sur des rythmes et danses traditionnels provenant du Bénin, du Togo et du Ghana. Avec pour seul instrument sa voix et les frappes de ses pieds, Folly fait resurgir les danses qui l’habitent.

Tu as créé ensuite #Dalila avec Dalila Khatir. Peux-tu présenter cet épisode ?

Dalila Khatir est une artiste franco-algérienne, qui est à la fois chanteuse, comédienne, danseuse, performeuse et coach vocal. Je connais Dalila depuis plusieurs années et nous avons déjà travaillé ensemble plusieurs fois, notamment sur la dramaturgie et le travail vocal de mes deux précédents spectacles. Pour ce solo, Dalila retrace son histoire familiale, qui est profondément liée à l’Histoire partagée entre l’Algérie et la France. De l’enfant à la grand-mère, de la chanteuse de raï Cheikha Rimitti à la Vénus hottentote jusqu’aux femmes révolutionnaires iraniennes, ce solo convoque par le corps et la voix des figures de femmes « hors cadre ». Le corps et le visage se voilent et se dévoilent laissant ainsi surgir un défilé de masques. Dans une sorte de théâtre de marionnettes constitué seulement d’une table, d’une chaise, d’une lampe et d’un vidéo-projecteur la pièce oscille entre l’interrogatoire, la confession intime et le récit de vie.

Le prochain épisode #Mulunesh avec Adélaïde Desseauve alias Mulunesh verra le jour en février 2024. Peux-tu présenter ce prochain épisode ?

Adélaïde est danseuse dans ma précédente pièce Leçons de Ténèbres. Cette rencontre m’a amené à poursuivre mon dialogue avec la danse Krump, son histoire, son énergie et sa capacité à faire de la danse un discours, à transformer la violence. Ce portrait est un dialogue entre Adélaïde et Mulunesh qui aborde l’histoire à partir du trou, de la perte. Comment à travers un parcours d’adoption internationale, se rejoue des rapports de dominations et de discrimination ? Comment l’expérience de la discrimination marque-t-elle l’histoire de certains corps ? Comment on se construit lorsque les souvenirs s’effacent ? Comment reconstruire une histoire à partir du silence ?

Comment as-tu initié le travail de chaque solo ? As-tu appliqué une méthodologie pour réaliser chaque portrait ?

J’écris chaque solo à partir des corps et des histoires de chaque interprète. Chaque portrait résulte d’un temps de travail assez court avec chaque interprète, s’étalant sur environ trois semaines. Le processus commence d’abord par un temps d’entretiens qui s’étale sur deux ou trois jours, durant lesquels on regarde aussi des images, des films, on écoute des musiques, etc. Parfois il s’agit de documentations que j’ai préparé en amont, parfois elles arrivent en cours de route, amenées par nos conversations. Cette première phase de travail est très différente à chaque fois, je m’adapte à la singularité de chaque interprète. Elle est aussi assez déterminante pour la suite car c’est à ce moment qu’apparaît la matière première qui va ensuite servir à l’écriture du solo.

As-tu « adapté » ton écriture en considérant « la donnée du jeune public » ?

Je n’ai pas la sensation d’avoir « adapté » mon travail pour le « jeune public ». C’est plutôt l’espace de la salle de classe auquel nous nous confrontons qui amène des adaptations, des transformations de l’écriture. C’est un espace qui n’est pas neutre, il  est chargé de souvenirs, d’expériences que nous avons toutes et tous traversé à un moment donné de notre vie. C’est également ce qui nous relie aux jeunes qui fréquentent actuellement ces espaces. Par ailleurs, la figure de l’enfant et de l’adolescent traverse quasiment l’ensemble des portraits. C’est aussi à travers cette évocation qu’une adresse plus particulière aux jeunes se joue dans ce qu’elle invite également comme processus de reconnaissance, d’identification ou de projection.

Quelles sont les principales questions et réflexions que tu as souhaité aborder et explorer avec ces différentes pièces ?

Dans l’ensemble des portraits de la série Histoire(s) Décoloniale(s), il y a une tension qui se développe entre l’intime, la connaissance et le politique. J’ai choisi d’utiliser le mot « décoloniale » – bien qu’il soit aujourd’hui de plus en plus galvaudé – car il implique un décentrement du point de vue. Ces pièces invitent à regarder l’histoire autrement, en cherchant non pas à revendiquer une « objectivité » qui ferait office de vérité mais au contraire en assumant de parler de l’Histoire du point de vue du sujet en tant qu’être humain chargé d’histoires. Chaque portrait est élaboré à partir de faits réels qui mettent en exergue le lien entre petites histoires et grande Histoire. L’écriture chorégraphique s’appuie sur l’espace concret de la salle de classe, tout en venant y convoquer d’autres temps, d’autres lieux : le passé vient se superposer au présent de la représentation. L’expressivité des visages et des corps, la voix chantée et parlée ainsi que la musique fabriquent des récits où l‘empathie remplace la morale. Chaque épisode tire des fils différents d’une histoire coloniale partagée entre plusieurs continents, entre plusieurs pays. Les questions qui en découlent ont à voir avec l’identité, la multiplicité, la violence, la résistance.

Histoire(s) décoloniale(s), vu au festival Playground. Conception Betty Tchomanga. Collaboration artistique et interprétation Emma Tricard, Folly Romain, Dalila Khatir, Mulunesh. Création sonore Stéphane Monteiro. Costumes Marino Marchand en collaboration avec Betty Tchomanga et Théodore Agbotonou. Production et administration Aoza – Marion Cachan & Roxane Torche. Photo © Gregoire Perrier.

Du 15 au 19 janvier, avec Points communs, scène nationale de Cergy-Pontoise
Les 29 et 30 janvier, avec La Maison Danse CDCN d’Uzès 
Du 12 au 16 février, avec Les Quinconces-l’Espal, Le Mans 
Du 14 au 15 février, avec le Festival Waterproof à Rennes 
Du 21 au 23 février, avec La Passerelle, Scène-nationale de Saint-Brieuc 
Du 12 au 16 mars, avec le Festival Dansfabrik au Quartz à Brest
Le 15 mars, avec L’Etoile du Nord à Paris (focus professionnel Tremplin)
Du 25 au 29 mars, avec L’Echangeur CDCN
Le 18 avril, avec le Festival Splatch à La Passerelle Saint-Brieuc