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Georges Labbat, Self/Unnamed

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 novembre 2023

À la lisière de la danse et de la performance, Georges Labbat explore dans Self/Unnamed les notions de pouvoir, de dualité et d’identité. Inspirée par les écrits de l’écrivain Léopold Sacher-Masoch (qui a donné son nom au masochisme), le chorégraphe interroge la relation et les dynamiques de pouvoir entre un corps vivant et son double inanimé. Avec comme partenaire de jeu une sculpture réalisée à partir d’un moulage de son propre corps, l’artiste imagine un duo où les rapports de force et la perception du manipulé-manipulant se confondent. Tel le résidu d’une mue cristallisée, cette seconde peau en résine permet de convoquer une multitude d’images troublantes et polysémiques. Dans cet entretien, Georges Labbat partage le processus de création de Self/Unnamed.

Self/Unnamed est un solo/duo que vous interprétez avec un mannequin en résine moulé à partir de votre propre corps. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?

Self/Unnamed vient répondre à une précédente création, One could, qui était une pièce participative de trois heures pour huit interprètes. Ouvrir la partition au public en faisait d’elle une pièce accueillante, bienveillante et dénuée de conflit. Même si son élaboration a été très instructive, son résultat a fini par m’ennuyer, en tant que spectateur. Suite à la présentation de ce travail, une discussion avec le chercheur et historien de la danse Christophe Wavelet m’a interpellée sur cette absence de conflit, en opposition à son omniprésence dans nos quotidiens. De là est né le désir d’interroger cette notion. Pour m’imprégner du sujet, j’ai lu énormément d’ouvrages s’intéressant au conflit, à la violence et aux rapports de force. Et parmi ces lectures, l’œuvre de Léopold Von Sacher Masoch et son analyse par Gilles Deleuze ont attiré mon intérêt et sont devenus le terreau réflexif de ce qui allait devenir Self/Unnamed.

Comment votre curiosité s’est-elle focalisée sur cette littérature en particulier ?

J’ai découvert dans les textes de Masoch une nouvelle représentation, plus complexe, des rapports de force et de domination. Dans La Vénus à la fourrure (Publié en 1870, il s’agit du premier texte majeur européen décrivant une relation sado-masochiste, ndr), l’auteur y met en scène un homme dominé et une femme dominante, avec la specificité que, ici, le dominé est celui qui souhaite, demande et impose la domination au dominant. Cette représentation de la relation dominé/dominant est pour moi plus intéressante que la violence verticale représentée chez le Marquis de Sade, son homologue de renom. Un autre élément qui a captivé mon intérêt dans cette littérature est que cette violence, ce rapport de domination, s’exerce au sein d’une histoire d’amour entre deux êtres. Ces relations, que Masoch reformule tout au long de son œuvre, présentent toutes un spectre d’émotions et d’intentions très vaste, allant de la plus sensible des tendresses amoureuses à la plus extrême des violences. La contractualisation de ces relations de domination et l’expression de cette violence produite par le silence sont également des éléments essentiels trouvés dans cette première phase de recherche qui se sont répercutés plus tard dans mon travail chorégraphique.

Comment avez-vous transposé la pensée de Masoch dans Self/Unnamed ?

Les rapports de force et de domination si spécifiques à l’œuvre de Masoch sont présents partout dans nos quotidiens. Je crois que c’est cette singularité énoncée par l’auteur qui en fait son universalité et qui a attisé mon intérêt. Nos vies sont constamment parcourues d’une multitude de dynamiques de pouvoir : au travail, à l’école, en société, au sein de la famille, dans le couple, entre amis, dans la vie. Ces rôles, dominants et dominés, traversent avec différentes intensités nos corps, tour à tour et tout au long de la journée. Pouvant être volontaire ou subi, innocent ou dangereux, anodin ou des plus affreux, ces rapports de force régissent nos relations. C’est cette myriade de situations que j’ai souhaité transposer au plateau. La polarité convenu entre violence et tendresse, qui ne pourrait cohabiter au sein d’un même sentiment, se retrouve terrassée par la formulation qu’en fait Masoch. À travers Self/Unnamed, chaque geste, chaque intention tend à montrer la présence de l’un quand l’autre se fait plus ostentatoire. Ainsi, la délicatesse qui parcourt la pièce se rend étouffante quand la brutalité semble provoquer la jouissance. C’est ce décalage, entre ce qui semble et ce qui est propre à chacun, qui attise mon imagination et je l’espère celle de ceux qui verront mon travail. Où se trouve la violence ? S’exprime-t-elle à travers les coups et les insultes ou se fait-elle plus insurmontable dans le silence de l’indifférence ?

Comment avez-vous abordé «chorégraphiquement» l’œuvre de Masoch ?

Cette statue de résine à la fois légère et solide mais dénuée de capacité d’agir ou de répondre, a imposé d’elle-même l’écriture chorégraphique de la pièce. Avoir comme partenaire de danse un objet inerte d’un certain poids a nécessité de mettre au point une gestuelle adaptée et d’explorer de nouveaux principes de forces et de gravités que j’ai essayé de traduire depuis l’œuvre de Masoch. Comment transposer cette littérature et les idées qui la parcourent à travers ces deux corps et le mouvement établi par leur rencontre ? Contrairement à Masoch, j’ai décidé de suggérer la violence et la tendresse qui pourtant sont manifestes dans ses écrits. Il était alors possible de déployer excessivement ces récits et ces principes de par l’absence de sensibilité et d’esprit de cet objet inanimé en face de moi. Mais il m’a semblé plus intéressant de manifester ses émotions extrêmes de manière implicite, les suggérant seulement tout en laissant le·la spectateur·ice les imaginer ou même les amplifier. 

Comment avez-vous imaginé la relation avec votre «double» en résine ?

À travers la création de Self/Unnamed, j’ai cherché à mettre en scène ces deux corps, le mien et l’autre, ce double transparent, en les pensant comme deux corps neutralisés dans leur identité et singularité : deux réceptacles d’une multitude de projections. Les miennes et celles des personnes qui verront leur rencontre. Il était important pour moi de détourner et de m’amuser du caractère genré des écrits de Masoch et de proposer, en réponse, deux corps dont les sexes auraient disparu. Neutraliser au maximum les éléments définissants qui pourrait restreindre les différentes lectures :  deux objets au service des images qui composent la complexité et la diversité de ces relations à l’équilibre incertain. À la fois distincts et inséparables, ces deux corps convoquent la multiplicité d’interactions possibles avec l’autre et avec soi.

Votre recherche entrecroise pratique chorégraphique et pratique d’écriture. Quelle place ce médium a-t-il occupé dans le processus de Self/Unnamed ?

L’opposition entre le pouvoir discursif des mots et du corps est une question récurrente dans mon travail. Au début du processus de Self/Unnamed, j’avais écrit un long texte poétique que je pensais allait conclure la pièce. Il retraçait les thèmes et les imaginaires que ces deux corps avaient traversé durant la performance. Progressivement, ce texte à disparu. Les mots qui le composaient, tout en restant évasifs et libres d’interprétation, concevaient un cadre de lecture qui aurait pu restreindre les possibilités de projection du·de la spectateur·ice. Seuls quelques mots ont subsisté : arrête, merci et attends. Ces mots ont eu pour fonction de suggérer la réponse, l’action ou la réaction de ce corps de plastique me faisant face, de mettre en évidence le manque à combler par l’imaginaire du·de la spectateur·ice. Par la suite, ces mots ont également disparu, laissant le corps et le mouvement être l’unique vecteur des concepts et des idées qui traversent la performance. Avec ce projet, j’ai décidé de me défaire du texte et de croire qu’ici les corps suffisent et n’ont pas besoin d’aide ni de mots pour parler. J’ai longtemps été accablé par la commodité que le langage représentait pour communiquer face à la complexité que le mouvement et son abstraction rencontrent. Il a fallu me rendre compte de la complémentarité de ces médiums dans leur capacité d’affecter afin de comprendre la multiplicité d’intérêts et d’utilisations de chacun de ces outils. 

Chorégraphie et interprétation Georges Labbat. Conception lumière Alice Panziera. Scénographie Remy Ebras. Création musicale Paul Fleury. Conseils artistiques Némo Flouret, Solène Wachter, George Ciseron. Chargée de production Margaux Roy. Administration Yolaine Flouret. Photo David Leborgne. 

Self/Unnamed est présenté du 21 au 23 novembre au festival des Inaccoutumés à la Ménagerie de verre, avec Danse Dense