Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 13 novembre 2023
Depuis près de dix ans, Marius Schaffter, Jérôme Stünzi et Sarah André forment le collectif Old Masters, qui façonne des œuvres à la croisée du théâtre, des arts visuels et d’une poésie de l’absurde. Avec La Maison de mon esprit, leur première création à destination du jeune public, ils recyclent et réinventent les vestiges de leurs précédents spectacles, textes, décors, costumes, pour composer une pièce joyeuse et ouverte, propice à l’imaginaire. Dans cet entretien, les trois artistes reviennent sur l’histoire de leur collaboration, le processus de création de cette pièce, et partagent leur envie de nourrir chez les enfants la liberté de penser et de rêver.
Sarah, Marius, Jérôme, vous collaborez ensemble depuis plus de dix ans. Pourriez-vous revenir sur l’histoire de votre trio artistique, sur vos affinités et votre envie de développer une recherche ensemble ?
Et bien notre collaboration est une rencontre à la fois familiale, professionnelle et amicale. Marius et Jérôme se sont rencontrés enfants dans le cadre d’une recomposition familiale. Ils se sont liés et se sont promis de travailler ensemble plus tard ; ils ont tenu leur promesse et presque trente ans plus tard ils ont créé leur première performance Constructionisme. Après cette expérience d’un texte largement improvisé, sous la forme d’une conférence sur un objet d’étude-oeuvre d’art, Marius et Jérôme ont désiré poursuivre la recherche autour du discours que peut générer un objet, mais en écrivant, cette fois, une « vraie » pièce de théâtre. Ils découvrent le travail de Sarah André qui écrit et illustre de merveilleuses petites phrases, sous le pseudonyme André André. Immédiatement familiers de son humour et de sa poésie, ils lui proposent d’écrire une pièce ensemble, Fresque. Elle n’y parvient pas, mais rejoint comme une évidence cette fratrie recomposée. La pièce sera finalement un mélange d’écriture de plateau et une collaboration globale qui donne naissance au trio qui existe aujourd’hui depuis bientôt dix ans.
Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent votre recherche artistique ?
En ce moment, nous nous demandons principalement ce qu’un cheval pourrait peindre, et ce qui pourrait arriver à ce cheval qui peint. Autrement dit, nous travaillons sur notre prochaine création dont nous ne savons pas grand chose à part le titre : Le cheval qui peint. Dans notre travail, ce sont parfois les objets qui initient une création et parfois ce sont les personnages et leurs costumes. Ce sont bien souvent des êtres qui se questionnent sur leur rapport au monde au travers des objets. Nous les utilisons comme support matériel d’une idée – qui serait sans doute moins lisible et moins drôle si elle n’était pas incarnée dans une étagère, une éponge, une sculpture, ou une perruque en pierre. Les êtres sur scène communiquent au travers de ces objets, que nous remercions de filtrer, de se faire passeurs de ce que nous n’osons pas nous dire. Que peint un cheval trop touché par le monde pour l’expliquer tout simplement ? Qu’a à nous dire un humain dans un costume de cheval bricolé et contraignant, et qui peint le monde et ses habitant·es ? Voilà plus ou moins les questions qui nous traversent actuellement.
La Maison de mon esprit est votre première création jeune public. Qu’est-ce qui a motivé ce projet ? Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette création ?
Tout a commencé par un appel à projet pour une création jeune public à destination de compagnies dont ce n’était pas la pratique jusque là. À cette époque, nous travaillions sur Bande originale, notre cinquième création en cinq ans et nous avions entamé une réflexion sur la durabilité de notre travail. Comment, par delà les contraintes de diffusion, pouvions-nous faire durer nos œuvres et ce qui les composent (c’est-à-dire des éléments matériels : scénographies, objets, textes, mais aussi immatériels : jeu, danses, expériences, situations) ? Comment donner accès à nos œuvres à d’autres publics ? L’idée de recomposer une pièce à partir de fragments et d’éléments de nos créations précédentes était alors apparue. Et c’est tout naturellement qu’elle a trouvé sa place dans ce projet jeune public. En effet, nous savions que le jeune public était sensible à notre esthétique et qu’il y avait là l’occasion de réutiliser et prolonger la vie de nos œuvres pour un public nouveau.
Quelles ont été les principales questions que vous avez souhaité aborder et explorer avec cette création ?
Nous approchons très rarement nos créations par l’angle de la thématique ou du « sujet ». Notre processus est toujours celui de faire une expérience artistique collective et dans un second temps, en dégager le sens, un peu comme des archéologues de notre propre processus créatif. Il nous semble que créer collectivement est finalement toujours une forme d’expérimentation de ce que peut ou pourrait être le vivre ensemble. Comment collaborer, coexister, s’exprimer, être entendue, reconnu·e, accepté·e ? Le processus créatif nous engage en tant que groupe et en tant que personne dans une tentative de « faire société ». Ce que nous savions au départ, c’est que nous voulions emmener les enfants à travers des expériences artistiques et esthétiques avec des objets et matériaux banals et quotidiens et partager le plaisir de faire soi-même. Nous voulions créer une pièce à l’énergie positive, qui se termine par une chanson qui reste dans la tête et accompagne les enfants à la sortie du théâtre. Nous voulions leur donner un espace pour penser, interpréter et comprendre les choses à leur manière, sans leur imposer un sens ou quelque chose à apprendre. Leur montrer que chaque manière de comprendre, de lire et d’interpréter le monde a une valeur et mérite d’être entendue. Que leur imaginaire peut être un refuge et doit être ainsi soigné et respecté en tant que tel.
Pour La Maison de mon esprit, vous avez réutilisé des éléments de vos précédentes pièces. Quels étaient les enjeux de réinvestir ces matériaux pour ce projet en particulier ?
Pour le matériel « solide », il s’agissait de réutiliser des éléments existants pour ne pas avoir à produire puis stocker une scénographie encombrante tout en ayant la liberté de s’adonner à l’une de nos activités favorites : la sculpture empirique. Du coup, après avoir testé plusieurs combinaisons de décors existants, on a repris pratiquement la même scénographie qu’un spectacle précédent (Le Monde) et on s’est lancés dans la confection de costumes contraignants à porter, mais relativement légers et faciles à stocker. Pour les textes et le contenu narratif, Marius, qui était à la base de cette idée de collage, a puisé dans les textes de nos précédents spectacles pour reconstruire un scénario harmonieux et efficace, tout-à-fait dans l’esprit du collectif.
Pourriez-vous partager le processus de création de La Maison de mon esprit ? Comment avez-vous adapté votre écriture en considérant la donnée du jeune public ?
Etant donné que la plupart des textes de La Maison de mon esprit sont issus de nos précédents spectacles « pour adultes », nous avons essayé de ne pas trop penser aux enfants durant l’écriture et de simplement leur faire confiance. Après les premières répétitions, nous avons vite réalisé que la pire des idées à faire était d’adapter le jeu pour les enfants. Les enfants comprennent très bien les choses qui ne leur sont pas directement adressées. Après avoir joué la pièce plusieurs fois, nous pouvons constater que «le jeune public» entre très bien dans notre univers, sans à priori et avec un enthousiasme évident. Aussi, nous avons composé une chanson pour la fin du spectacle et c’est peut-être la seule partie qui est adressée plus particulièrement au jeune public…
La Maison de mon esprit, vu au Théâtre Public de Montreuil.
Photos Julie Masson.
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