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Solène Wachter, For You / Not For You

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 10 novembre 2023

Dès le titre de son premier solo For You / Not For You qu’elle chorégraphie et interprète, Solène Wachter annonce un espace de représentation divisé en deux, qui conditionne ce que nous allons pouvoir voir ou non, depuis le public. Au sein de ce dispositif, sa danse nerveuse et précise se découpe entre deux gradins qui se font face, mettant l’attention des spectateur.ices en éveil, activant l’imaginaire pour venir combler ce qui ne serait pas adressé à soi. Une partition écrite comme un vinyle avec ses deux faces, A et B, rythmée par un ballet de volte-face incessants, construite comme une mécanique bien huilée. Rencontre.

Est-ce que le dispositif bi-frontal, qui propose au public de choisir de s’asseoir parmi deux gradins qui se font face, a été la première piste de travail qui a architecturé l’écriture de ce solo ?

Oui, le point de départ était en effet mon envie d’écrire un solo qui aurait deux sens de lectures différents. J’ai tout de suite imaginé séparer le public en deux, ce face-à-face en deux tribunes opposées, et inscrire la partition chorégraphique au centre. Dès l’entrée en salle ce rapport à l’espace intervient, puisque chaque spectateur.ice doit choisir son camp, la tribune à laquelle il veut appartenir, c’est une première décision à prendre. À partir de là, chaque gradin devient aussi une part de la scénographie, une donnée visible par la tribune d’en face durant toute la pièce. 

Qu’est-ce qu’il t’intéressait de proposer au public en termes de réception en faisant ce choix ?

J’aime imaginer ce que le public peut ressentir. Je me suis positionnée d’un côté, puis de l’autre, en ayant d’abord en tête une préoccupation à propos du regard facilité ou empêché : quoi montrer, quoi cacher, travailler avec un sentiment de frustration, puisque les deux côtés n’auront pas accès aux mêmes informations et de fait traverseront une expérience différente. Ce qui m’a rapidement intéressée c’est ce triangle d’attention entre ce que le public voit d’un côté, ce qu’il imagine que le public d’en face voit, et ma présence entre les deux. Cette part d’imaginaire m’intéressait. Je suis donc partie avec ces considérations, en les traduisant de façon mathématique dans une structure portée par ces points d’attention : montrer, cacher, dévoiler, créer de la frustration d’un côté puis de l’autre. Je me suis rendue compte de l’importance qu’allait prendre l’adresse et la frontalité dans ce travail, et j’ai complexifié un peu la chose en cherchant comment il pouvait être clair de s’adresser à un côté tout en étant dans des torsions par exemple, de trois quart-face, pour ne pas que le mouvement soit cantonné à une impression de 2D uniquement et soit sur une ligne plate.

Comment l’écriture du mouvement a-t-elle avancé avec ces contraintes de départ ? 

En commençant par être dans un constant changement d’adresse entre un côté du public et l’autre, ce qui m’a amené à penser l’écriture comme celle d’une face A et d’une face B, vers lesquelles je me tourne alternativement. Ma gestuelle de fait est divisée, frontale et adressée de manière très claire à une face ou à l’autre. D’autre part, cette division de l’espace me place à un endroit singulier, puisque la danse se déploie dans un espace à 360°, dans un contexte global et enveloppant, mais comme le parti-pris en terme d’écriture est de surligner la bi-frontalité, je me sens entre-deux tout le long de la pièce. J’ai commencé à chercher une identité corporelle, un vocabulaire qui correspondrait à chaque côté. En ayant en tête cette question de l’adresse, je me suis tournée vers des danses de concert, parce qu’il n’y a rien de plus frontal qu’une danse exécutée sur scène pour un public énorme, qui doit être lisible par quelqu’un qui se tient à 300 mètres de distance. Pour le côté A, j’ai travaillé sur cette adresse très directe, en chorégraphiant à partir de gestes que l’on retrouve lorsqu’un concert se déroule. Pour l’autre côté, j’ai eu envie de trouver une couleur différente, car je voulais éviter de tomber dans une binarité, d’avoir une opposition trop nette en termes de qualité de mouvements. J’ai pensé à l’arrière du décor, aux gestes que demande la construction d’un spectacle ou d’un concert immense, j’ai alors développé une chorégraphie inspirée de gestes techniques d’installation, plus quotidiens dans la façon de bouger. Il y a ainsi ces deux lignes d’écriture dans ce solo, deux corporalités différentes selon l’adresse.

En termes d’écriture, les mouvements sont très découpés, précis, avec des motifs qui sont exposés, se répètent, d’un côté comme de l’autre. Comment as-tu travaillé ces agencements ?

Dans la construction, les deux lignes d’écriture ont dû avancer en même temps, pour ne pas être dans une égalité parfaite, pas non plus créer un déséquilibre trop important, garder chacune des spécificités. Côté face A inspirée du concert, il y a une qualité explosive dans le mouvement, je me suis inspirée de pop stars comme le groupe de k-pop coréen Blackpink, j’ai regardé des lives d’Ariana Grande ou Madonna. À partir de là, j’ai écrit une phrase de trois minutes, qui est peuplée de plusieurs personnages, je passe d’une chanteuse, à un.e backup dancer, à une autre chanteuse du groupe et je zappe très rapidement de l’un.e à l’autre. Pour le côté B, la chorégraphie s’inspire de gestes pratiques, techniques, comme donner des tops, rouler des câbles, installer un pied de micro, voir si tout fonctionne bien. Ce qui s’est aussi agencé en une chorégraphie de trois minutes, extrêmement précise mais peut-être un peu plus posée en terme d’énergie. J’ai observé les technicien.nes, les gestes de montage et démontage d’un spectacle qui, de façon invisible, créent une grande machinerie. J’ai regardé aussi quelques vidéos de montage d’énormes shows, et j’ai arrangé ces différents éléments en revenant à mon vocabulaire gestuel qui est assez vif.

Et ensuite, pour agencer le basculement incessant et rapide d’un côté à l’autre ?

J’ai joué avec la matière de ces deux lignes : d’abord exposer un motif du côté A, puis un extrait côté B, sans chercher à équilibrer ma présence entre les deux. Petit à petit les lignes se brouillent, j’accélère, je reprends les mêmes éléments des deux langages chorégraphiques et le solo se tresse ainsi. Tourner d’une face à l’autre m’a conduite dans une sorte de spirale, en pivotant petit à petit le mouvement se transforme et adopte une autre qualité. Ces deux lignes d’écriture racontent une histoire commune, le concert et l’arrière du décor sont liés. J’essaie de créer un système, une machine-spectacle au dessin très clair, géométrique presque, de par la bi-frontalité, qui se brouille un peu à la fin.

La lumière joue un rôle important dans ce découpage et l’alternance entre les deux côtés.

Oui, c’est un élément essentiel, puisque des barres de LEDS sont posées au sol et des tops précis viennent éclairer ou plonger le public dans le noir. C’est une étroite collaboration avec Max Adams, qui a créé la lumière, pour écrire cette partition lumineuse, choisir comment mon ombre se découpe pour la tribune d’en face, voir le public éclairé de derrière ou plein face. La lumière guide le regard des spectateur.ice.s pendant la performance et participe grandement à la dramaturgie de l’adresse double. Ces barres de LEDS peuvent pivoter, je les déplace, les allume et les éteins d’un mouvement rapide et en ce sens, si For you / not for you est un solo, c’est aussi un trio avec le son et la lumière, ces deux éléments font exister pleinement ces changements rapides d’adresse. La régie, avec Matthieu Marques à la lumière et Rémy Ebras au son, est d’ailleurs à vue, je trouvais que cela fonctionnait bien de voir les signaux, les câbles, de rendre ce travail partagé visible.

De chaque côté, la chorégraphie se compose de gestes de travail, les chorégraphies de concerts sont une machine très bien huilée, autant que l’est l’installation de la scène. Ce sont deux performances qui engagent fort physiquement. 

Les chorégraphies dont je me suis inspirée sont très virtuoses en un sens, celles du groupe Blackpink par exemple sont millimétrées pour l’image. C’est effectivement très physique, car cette qualité de mouvements rapides et précis existe des deux côtés. Au bout d’un moment, ça me donne le tournis ! Aussi parce que je tiens la précision au fil de l’accélération. Il y a beaucoup de plaisir à évoluer dans cette machine, à être traversé par la fatigue, à accepter cet état là et voir ce qu’il en sort. L’engagement physique vient aussi du fait que l’écriture me demande d’être toujours un peu en avance, car dès que la lumière bascule de l’autre côté il faut être prête à changer d’état dans la seconde et se projeter comme étant devant 500 000 personnes en concert. Un état de concentration extrême précède chaque mouvement tant l’adresse est importante dans la façon de délivrer les mouvements, il y a une vigilance à tenir. Dans la façon dont je regarde le public, d’un côté mon visage est très engagé et expressif, c’est une adresse de pop star, tandis que mon expression est beaucoup plus rentrée de l’autre, je regarde le public en les incluant dans ces gestes de montage et démontage, comme s’il faisait partie de l’équipe. C’est un jeu proche du théâtre en termes de regards, de ce qui transparaît sur mon visage. Il y a ce contraste inhérent entre la forme du solo et une pièce peuplée. En étant seule à danser j’essaie de créer cet imaginaire impressionnant du concert, d’une machinerie dont j’incarne plusieurs rouages. 

Je pense au fait que tu sois passée par PARTS en découvrant cette écriture claire, cette partition très structurée. Où se situe ton goût pour la composition ? 

Pour cette pièce, l’écriture est en effet très réglée, organisée comme un zapping bien monté. Et je sais qu’en tant qu’interprète il y a toujours quelque chose de détaillé, de saccadé dans mon mouvement. Cela tient peut-être en effet à mon parcours. J’ai eu l’idée de ce solo lorsque j’étais en formation à PARTS. J’ai ensuite beaucoup tourné en tant qu’interprète pour Boris Charmatz, et j’ai repris ce projet ensuite. J’aime l’idée que mon écriture soit mathématique mais pas abstraite. Au sens où il me plaît d’insuffler dans une structure des couleurs pop, des références comme des clins d’œil, d’amener du jeu, autant pour moi que pour le public qui se questionne, tente de voir ce qu’il se passe de l’autre côté. Lorsque je suis spectatrice, j’aime voir des spectacles où il y a un chemin à faire, où l’expérience progresse peu à peu. J’avais envie de faire une pièce où la proposition se déplie au fur et à mesure. L’écriture a été complexe du fait d’avoir en tête les points de vue différents du public, de découper les séquences de mouvements précisément en se demandant toujours comment ils seraient perçus. Passer par cette rigueur d’une écriture qui se lie et se déplie au fil du travail m’a plu, cela crée un jeu actif où chacun.e peut absorber certains détails, remarquer les répétitions, les accélérations et se faire sa propre histoire, tisser sa propre trame. Une telle écriture donne des clés de lecture, au sens où les règles du jeu sont exposées : la répétition, le découpage saccadé, les deux faces, et ensuite chacun.e joue avec, aussi bien moi que celui ou celle qui reçoit.

On a parlé des deux faces composées de deux lignes d’écriture, mais il est vrai qu’en tant que public, on met du temps à comprendre ce qui singularise les deux côtés, et c’est agréable d’être actifs, de décortiquer le vocabulaire, de ne pas tout de suite comprendre le système pour ne pas s’ennuyer.

Oui, et cela tient à cette recherche d’équilibre / déséquilibre dans la partition que j’évoquais plus haut. Par exemple, pour la partie qui commence côté concert, j’expose d’abord toute une partie de la chorégraphie, puis je change de côté pour simplement indiquer un top, faire un seul geste technique et je reviens face A. Il y a cette attention à ne pas exposer également le matériel des deux côtés. Les regards extérieurs ont été précieux à cet endroit là, pour parvenir à tisser l’équilibre de cette trame. Georges Labbat, Némo Flouret, Bryana Fritz et Margarida Ramalhete ont joué ce rôle. Avoir cette pluralité de regards nous a aidé à jauger les échelles de ce que l’on donne à l’un et l’autre côté, sans chercher d’égalité, en délivrant des clés petit à petit, sans être non plus trop explicatif !

En termes de dramaturgie, il y a aussi une tension continue, comme si une charge d’énergie était contenue et pouvait exploser à tout instant. Or, l’événement est déjà en train d’avoir lieu, on est dans une temporalité trouble : quelque chose se prépare et se déroule en même temps, ce qui rend cette ligne de tension difficile à tenir.

C’est vrai qu’il y a une tension qui est présente et tenue tout du long, et qui se relâche un peu, presque à la fin et pour un temps très court, lorsque l’on entend un passage instrumental sur Womanizer de Britney Spears. Pour quelques secondes je lâche un peu la structure et par là même un peu de cette tension dont tu parles. Comme le public a une présence importante dans cet espace bi-frontal, on entend par moments dans la création sonore des extraits de bruits de publics de concerts ou de stade lors de matchs de foot. Il y a une oscillation entre des moments de silence et ces montées de bruits de foule de sources différentes, jusqu’au moment de Womanizer, puis l’on entend des paroles et des remerciements de fin de concert qui sont étirées à l’extrême dans la matière. Je crois que cette dramaturgie sonore participe du fait d’avoir un univers étrange, qui va des pointes d’humour à une tonalité plus sombre par moments, entre tension et attente d’une explosion qui ne vient pas tout à fait. 

Quels retours as-tu entendu de la part du public, sur la façon dont les imaginaires circulent, viennent combler ce qui ne peut pas être vu notamment ? 

Je pensais au départ créer de la frustration et recevoir des retours en ce sens, que l’on m’évoque le sentiment d’avoir manqué certaines informations. Finalement, beaucoup me disent en sortant « je pense que j’étais du meilleur côté pour voir ce solo » rires. S’il y a des détails et des intentions spécifiquement adressés à un côté, le public dans son ensemble a accès à une lecture globale de la pièce, puisque ce que je fais, même de dos, est lisible, visible. Une danse vue de dos et adressée à quelqu’un d’autre existe aussi pour soi. Ce qui questionne davantage c’est de ne pas avoir accès aux expressions de mon visage par moments, parce que c’est là où se tisse un jeu. Les retours évoquent alors cette triangulation de regards, lorsque les gens essaient de lire quelque chose à travers le regard des spectateur.ice.s d’en face, essaient d’imaginer ce qu’ils peuvent voir, ce qui se reflète dans leur expression. Ce sont autant de questionnements qui sont partagés dans l’espace pendant que la pièce se déroule. 

Le titre, For you / not for you se pose comme une affirmation catégorique : pour vous / pas pour vous. Finalement, avec l’imaginaire de chaque spectateur.ice qui est au travail, l’expérience est moins autoritaire qu’annoncé. 

Oui, j’ai trouvé le titre très vite, avec ce slash qui le divise et reflète la répartition bi-frontale, mais bien sûr l’expérience est plus nuancée, la pluralité des points d’entrée fait aussi la richesse du solo. C’est pour cela que je parle de machine à spectacle, il s’agit de créer un système à éprouver, comme un dispositif intriguant dont on pourrait changer les éléments, y ajouter d’autres couleurs, faire varier les ingrédients, au sein d’une structure définie et maîtrisée. 

Chorégraphie Solène Wachter. Regards extérieurs Némo Flouret, Margarida Marques Ramalhete, Bryana Fritz, Georges Labbat. Création costume Carles Urraca Serra. Régie et création lumière Max Adams. Régie et création sonore Rémy Ebras. Aide à la création sonore Olivier Renouf. Direction de Production Margaux Roy. Administration Yolaine Flouret. Photo © Thomas Hennequin.

For you / not for you est présenté du 21 au 23 novembre au festival des Inaccoutumés à la Ménagerie de verre, avec Danse Dense