Photo © Pierre Planchenault

Mathilde Bonicel, Mathilde Bonicel

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 21 septembre 2023

À la croisée du mouvement et du chant, la danseuse et chorégraphe Mathilde Bonicel développe depuis de nombreuses années une recherche physique et vocale autour des forces vibratoires qui traversent un corps en action. Guidée par un goût certain pour l’étrange et la prestidigitation, sa première création Scappare explore la figure du chef d’orchestre à travers une étonnante succession de tableaux tragi-comiques. Dans cet entretien, Mathilde Bonicel partage les rouages de sa recherche artistique et revient sur le processus de création de Scappare.

Votre travail explore la relation entre le mouvement et le son. Pourriez-vous revenir au fondement de cette recherche et partager comment est né cet intérêt ?

Je viens d’une famille de musicien·nes et j’ai une pratique vocale depuis plus de dix ans. J’ai suivi une formation musicale en chant lyrique au conservatoire puis le parcours « De l’interprète à l’auteur » au CCN de Rillieux-la-pape dirigé par Maguy Marin à l’époque, durant lequel j’ai eu la chance de rencontrer différent·es artistes et professeurs qui m’ont ouvert les yeux, entre autres sur la voix. Après ce cursus, j’ai chanté dans un ensemble vocal durant plusieurs années. Puis, j’ai commencé à travailler au sein de la compagnie PLI dirigée par Flora Détraz que j’ai rencontrée durant cette même formation. Toutes les expériences vocales ou ventriloques faites lors de ces créations avec Flora (Muyte Maker et Glottis) m’ont beaucoup nourrie. C’est donc assez naturellement que j’ai poursuivi et prolongé ce travail autour de la voix et du mouvement dans mon premier projet en tant que chorégraphe. La voix permet de décupler les possibilités créatrices en ouvrant des terrains de jeu très excitants et en me donnant la sensation d’une danse plus épaisse, avec plus de profondeur. Pour moi, la relation entre le mouvement et le son trouve un premier fondement dans le chant. Chanter c’est vibrer et faire vibrer. Ou rentrer en résonance. Vibrer, c’est être en mouvement, être en équilibre instable. C’est aussi ressentir une émotion ou plusieurs. La voix est une manière de me connecter profondément à mon intérieur, à l’espace, aux autres. Me laisser traverser par les vibrations sonores m’apporte vulnérabilité et disponibilité, et cet état anime et motive ma recherche artistique. 

Scappare prend racine dans la figure du chef d’orchestre. Pourriez- vous retracer la genèse de cette pièce ?

J’ai commencé à fomenter ce solo en 2020. L’envie de travailler autour de l’expressivité du visage était très forte, se transformer en passant d’un masque à un autre, rassembler plusieurs caractères et les laisser jaillir dans une sorte de cabaret concert. Explorer les illusions optiques et sonores et venir complètement brouiller nos perceptions m’intéressaient également. Puis une vidéo vue quelques années auparavant m’est revenue en mémoire et a précisé mes intentions : celle de Léonard Bernstein qui dirige l’orchestre de la philarmonique de Vienne en 1983, sur le final de la symphonie en n°88 de Haydn, avec son visage et principalement ses yeux. Les bras près du corps, il passe très vite d’un sourire complice à un froncement de sourcil accentué pour donner un départ, une nuance ou un caractère à l’orchestre. À travers la figure de chef·fe d’orchestre, j’avais envie d’explorer les notions de direction, ces enjeux, le fait de diriger et d’être dirigé·e, et plus largement, par quoi et comment nous sommes dirigé·es. J’étais également interpellée par les différents états qu’incarne un·e chef·fe : n’est-il·elle pas dépassé·e, voire transcendé·e, par les vibrations sonores, l’émotion, le collectif, la musique, et ainsi dépossédé·e de sa direction ? J’ai eu envie d’explorer ces différentes réflexions.

Comment avez-vous initié le travail de recherche ? Pourriez-vous partager le processus de création de Scappare ?

J’ai regardé beaucoup de vidéos de chef·fes d’orchestre. Je voulais m’imprégner un maximum des différentes manières de diriger. J’ai analysé tout le rituel effectué lors d’un concert classique et décortiqué chaque mouvement d’un·e chef·fes d’orchestre : son entrée, son salut, sa sortie, ses attitudes, ses expressions, ses mains, etc. J’ai commencé rapidement à composer une chorégraphie pour les yeux synchronisée avec de la musique. Je me suis aussi entraînée à dissocier mes yeux, mes sourcils, mes paupières, etc. J’ai rapidement compris que le visage allait être un élément central dans cette recherche. J’ai d’abord essayé de transformer mon visage comme s’il était une pâte à modeler, de faire apparaître différents personnages, caractères, figures… J’ai également disséqué tous les sons environnants au concert, aux répétitions, les sons non voulus, les commentaires, les accords, les applaudissements, les respirations, etc. La première partie de la pièce est une succession de petits tableaux où les sons se coordonnent à mes mouvements, ou le contraire. Par exemple, en juxtaposant des sons de piano préparé, de pupitre, de baguette, sur la structure rythmique de la chorégraphie. Ces sons produisent un aspect mécanique des mouvements et créent une certaine forme d’étrangeté qui m’intéresse. Nous avons aussi travaillé à partir d’une pièce de Moondog, en reprenant vocalement chaque partie d’instrument. Moondog m’inspire beaucoup depuis longtemps et sa musique a été/est présente tout au long de cette création. De prime abord, j’imaginais une musique brillante et vibrante, avec des cuivres, pour entrer dans  l’imaginaire de l’orchestre et du chef·fe d’orchestre. Dans ce morceau, les cuivres entrent progressivement et produisent une impression d’accroissement. Cette sensation accompagne le visage qui se transforme et s’humanise progressivement. Durant le processus de création, je commençais en général avec une image assez précise en tête, j’explorais différents mouvements autour de cette idée, puis la matière se développait et se précisait avec le son, s’enrichissant mutuellement. Dans la seconde partie du solo, j’ai eu envie  de travailler sur la perte de contrôle, le lâcher prise et d’explorer un imaginaire plus onirique en fredonnant cette fois-ci une œuvre vocale de Moondog, All is loneliness…

Le rideau occupe une place importante dans la dramaturgie de Scappare. Comment avez-vous conceptualisé la relation avec ce partenaire de jeu ?

J’ai commencé à travailler à la Chapelle Saint-Vincent à La Rochelle, un petit espace qui a la particularité d’être équipé d’un rideau de scène. Assez intuitivement, j’ai commencé à jouer avec cet objet et il est rapidement devenu un partenaire de jeu. Jouer avec ce rideau m’a permis de réaliser des focus sur certains éléments, de faire apparaître certaines parties du corps et de rendre invisibles d’autres : des pieds, une tête flottante, un corps sans tête, etc. En m’inspirant notamment des œuvres de Hans Bellmer, j’ai exploré comment ces bribes de corps peuvent raconter des histoires, comment elles communiquent entre elles, et aussi comment des sons peuvent s’inviter en s’associant ou pas à l’image. J’aimais aussi tout l’imaginaire que peut évoquer cette grande draperie : elle laisse supposer un autre espace, un autre monde mystérieux.

Scappare, vu au TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers, dans le cadre du Festival À Corps. Création et interprétation Mathilde Bonicel. Regards extérieurs Flora Détraz, Inês Melo Campos, Joachim Maudet. Lumière Arthur Gueydan. Son Colombine Jacquemont. Scénographie Arthur Gueydan, Mathilde Bonicel. Production Aline Berthou – Aoza Production. Photo © Pierre Planchenault.

Scappare est présenté le 7 octobre au CCNT dans le cadre de Perf Act Days