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Michelle Mourra, Lessons for Cadavers

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 10 octobre 2023

Inspirée par la psychophysique, la danseuse et chorégraphe Michelle Mourra explore depuis plusieurs années différentes pratiques qui ont pour objectif de modifier les capacités physiques, affectives et neurologiques du corps. Dans sa nouvelle création Lessons for Cadavers, elle s’empare de la figure du mort-vivant qu’elle transpose à notre condition humaine, qui résiste à la mort par la force et la violence malgré les nombreuses angoisses contemporaines liées à la vie dans un monde qui s’effondre. Pris au piège dans ce système nécropolitique, la chorégraphe imagine de nouvelles pratiques somatiques pour sortir de la torpeur générale et de notre léthargie mortifère qu’elle compare à l’état d’un mort-vivant. Dans cet entretien, Michelle Mourra partage les rouages de sa recherche chorégraphique et revient sur le processus de création de Lessons for Cadavers.

Michelle, comment décririez-vous cette recherche ?

Ces douze dernières années, mes processus créatifs ont été l’occasion d’explorer de nouvelles expériences somatiques telles que parler sans bouger la bouche dans Overtongue (2020), hyperventiler dans Fole (2013) ou ne pas cligner des yeux dans Blink (2015). Ces différentes expérimentations s’inspirent librement du «programme performatif», une procédure de composition imaginé par l’enseignante et performeuse brésilienne Eleonora Fabião, elle même inspirée par l’utilisation du mot «programme» utilisé par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur concept du corps-sans-organes développé dans leurs ouvrages communs : L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Dans leurs écrits, les auteurs suggèrent que le programme est un «moteur d’expérimentation» ; en d’autres termes, la pratique du programme crée un corps, crée des relations entre les corps et déclenche des circulations affectives impensables avant la formulation et l’exécution du programme. Le programme est donc le moteur d’une expérimentation psychophysique et politique. Mon travail consiste donc à chercher une situation qui a un potentiel d’émergence. Ensuite, le processus chorégraphique consiste à sculpter les résultats.

Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre pratique artistique ?

Je m’intéresse à certaines sortes de mouvements, de schémas, de rythmes, de postures qui ont le potentiel de modifier le système nerveux, d’élargir la notion de soi et d’individualité. Les questions qui me préoccupent aujourd’hui sont les suivantes : Qu’est-ce qui, dans ce corps, est naturel ou construit ? Manipulons-nous ou sommes-nous manipulés par nos sens ? Je crois que la quantité d’informations qui nous traverse chaque jour à travers le monde numérique a un impact sur notre système, un impact dont nous ne pouvons pas encore comprendre les effets. Ce flux d’informations écrasant nous rend physiquement immobiles tandis que les pensées et les émotions se déchaînent et s’accélèrent. Puis d’autres questions résonnent dans mon travail, depuis mes premières pièces jusqu’à aujourd’hui : Qu’est-ce qui nous définit vraiment ? Nos opinions, nos sentiments, notre identité, nos expériences ? Sommes-nous les maîtres absolus de notre conscience ? Qui parle à travers nous ?

Vous avez commencé votre travail au Brésil avant de vous installer en Europe en 2017. Ce déplacement géographique à-t-il déplacé le cœur de votre recherche ?

En effet, j’ai émigré à Berlin en 2017. Faire de l’art dans ce nouveau contexte, après une décennie de production au Brésil, a eu un impact important sur ma façon de travailler. J’ai quitté mon pays d’origine à un moment où de nombreux Brésiliens se sentaient empêchés de faire leur travail. Le gouvernement de Bolsonaro est désormais terminé mais il a laissé des traces profondes dans notre pays, qui est désormais plus conservateur et nationaliste qu’auparavant. Depuis que je suis basé en Allemagne, la présence des cycles de la vie est devenue évidente pour moi. Les rêves et les sacrifices de la vie de l’artiste indépendant immigrant du sud du monde vers l’Europe également. La «dévotion à la danse» est une résistance importante pour garder les pieds sur terre et en même temps un défi pour continuer à avancer.

Pourriez-vous retracer la genèse de votre création Lessons for Cadavers ?

Lessons for Cadavers résulte de plusieurs histoires qui s’entrelacent. J’en partage une ici. Mon père est mort en 2020, au début de la pandémie de Covid, et je n’ai pas pu me rendre au Brésil pour assister à ses funérailles. Le deuil, la tristesse, ont affecté la manière dont je ressentais mon corps. J’ai eu des sensations physiques que je n’avais jamais eues auparavant. Tout en prenant soin de moi et de ma famille, j’ai entamé une conversation avec le chorégraphe Marcelo Evelin à propos de sa pièce Dança Doente. Je voulais savoir ce qui l’avait amené à considérer la danse comme un symptôme. Nous avons ainsi entamé une longue conversation sur Hijikata Tatsumi et sur le temps que Marcelo a passé au Japon à étudier les archives de sa vie et de son œuvre, en particulier le livre The Sick Dancer. Marcelo fait partie de ces artistes qui ont une véritable capacité d’inspiration. Il m’a beaucoup appris sur Hijikata, qui voyait peut-être dans les corps malades un antidote au corps productif et fonctionnel. Pour lui, la maladie était une transformation corporelle, un potentiel pour créer d’autres corps, d’autres idées.

Vous avez travaillé notamment à partir de plusieurs figures de monstres. Comment votre intérêt s’est-il focalisé sur cet imaginaire ?

Les monstres incarnent les peurs que nous ne pouvons nommer et tolérer. Par exemple, la figure du vampire, apparue à la fin du XIXe siècle, exprime la menace des nouvelles formes de capitalisme qui aspirent la vie de toute chose. Le zombie, c’est l’homme et l’animal, le mort-vivant, le sauvage domestiqué – des ambiguïtés qui expriment de nombreuses angoisses contemporaines liées à la vie dans un monde contradictoire qui s’effondre autour de nous tandis que la durée de vie des humains s’allonge. Le zombie est aussi tout ce qui résiste à la mort, les idées dépassées, conservatrices, les préjugés qui sont maintenus rigoureusement debout, par la force et la violence. Pour moi, la figure du zombie est aussi devenue le symbole de notre présence dans le monde numérique : nous parlons à travers des avatars, des filtres, il est possible de manipuler la voix, l’identité, la vérité, il y a une grande variété d’artificialité. Ces différentes formes monstrueuses m’ont inspiré durant le processus création, leur physicalité, leur densité, leur rigidité, leur masque, leur artificialité, etc. Je ne pouvais pas non plus m’empêcher de penser à Zé do Caixão, un personnage important du cinéma brésilien, connu pour ses longs ongles, sa grande barbe et ses élégants vêtements noirs. Zé do Caixão est un personnage très original inspiré de Dracula et de Nosferatu. Un mélange de trash et d’expressionnisme.

Comment avez-vous initié le travail avec vos partenaires Clarissa Rêgo et Jorge De Hoyos ?

J’ai commencé le processus de création en proposant à chacun·e de partager une leçon, sous la forme d’un cours/atelier. Des leçons qui pourraient nous aider à sortir d’éventuels états de mort-vivants. Il y a des parties de nous, des points de vue, des concepts et même des parties du corps qui sont comme mortes-vivantes, elles sont là mais quelque chose est endormi, sans luminosité, fermé en lui-même, dans une boucle, dans une forme de répétition zombifiée. La danseuse Clarissa Rêgo a partagé des cours de coco, une danse populaire originaire de la région du nord-est du Brésil et qui est traditionnellement accompagnée de chants et d’instruments de percussions. Cette danse danse a la particularité d’être exécutée avec des sandales en bois qu’on frappe au sol pour donner le rythme. Le danseur Jorge De Hoyos nous a proposé d’éveiller notre libido en nous partageant des leçons de strip-tease et le dramaturge Maikon K nous a donné une leçon sur Eshu, I’orixá central du candomblé brésilien, messager entre mondes matériel et spirituel.

Le dispositif sonore occupe une place essentielle dans Lessons for Cadavers. Comment avez-vous abordé ce médium dans cette pièce ?

je pense toujours le son en relation avec le corps. Je commence d’ailleurs souvent à travailler à partir d’un rythme. Avec le compositeur et créateur sonore Kaj Duncan David, nous avons commencé à réfléchir au son de Lessons for Cadavers en regardant des films d’horreur. En focalisant notre attention sur l’utilisation du son, sur comment les effets sonores participent à créer la tension du film. Kaj a commencé par travailler avec une simple couche de son qui est devenue de plus en plus complexe au fur et à mesure des répétitions en studio. Le son agit sur nous autant physiquement que psychiquement.

Pourriez-vous partager le processus de création avec vos collaborateur·ices ?

Nous avons fait de nombreuses improvisations ensemble, en travaillant notamment sur la dissociation entre les parties du corps, entre la parole et les mouvements du visage, en visitant principalement des pratiques que j’avais développées pour mon solo Overtongue. Mais j’ai vite réalisé que j’avais besoin de créer des exercices plus spécifiques pour ce nouveau travail, et qu’en plus de partager une recherche/pratique antérieure, quelque chose devait être créé à partir de la chimie du faire/être ensemble. J’avais déjà le titre de la pièce avant de commencer les recherches en studio. Le mot cadavre m’incitait à penser à une physicalité rigide, contractée, semblable à celle d’une marionnette. Mais je ne voyais malheureusement pas beaucoup de mouvements immerger dans cet imaginaire. Puis plusieurs questions ont commencé à apparaître : Qui sont les cadavres ? Et quelles leçons tirer des cadavres ? Un soir, alors que j’allaitais ma fille, le simple geste d’ouvrir un livre m’est apparu. Bible, constitution, livres de lois et de morale, archives ignorées, histoire des opprimés, etc. Nous avons alors rapporté des livres en studio et de nouveaux matériaux ont commencé à apparaître… Nous avons également étudié la mort dans les systèmes de croyance et les structures sociales. C’est ainsi que nous avons commencé à bouger davantage nos corps…

Lessons for Cadavers, vu au Centre National de la danse à Pantin. Avec Clarissa Rêgo, Jorge De Hoyos, Michelle Moura. Conception, chorégraphie et direction artistique Michelle Moura. Dramaturgie et assistanat à la chorégraphie Maikon K. Musique et son Kaj Duncan David. Lumières et scénographie Annegret Schalke. Costumes et maquillage Thelma Bonavita. Collaboration artistique Nina Krainer. Couturière Luciana Imperiano. Photo 

Lessons for Cadavers est présenté les 10 et 11 octobre au festival Actoral