Photo ©Delphine Micheli

Maxence Rey, Passionnément

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 12 octobre 2020

À l’heure où nos sociétés sont en feu, en mal de sens, de douceur et d’amour, les mots du poète Ghérasim Luca offrent un terrain de jeu idéal à la chorégraphe Maxence Rey pour questionner les démesures et failles humaines, la nécessité vitale de l’humain à aimer et à être aimé. Sa nouvelle création PASSIONNÉMENT donne corps et voix au poème éponyme de l’auteur roumain à travers un trio féminin et un musicien live. Cet entretien avec Maxence Rey est l’occasion d’aborder les réflexions qui circulent à l’intérieur de sa recherche chorégraphique et de revenir sur le processus de création de sa dernière pièce PASSIONNÉMENT.

Depuis la création de votre compagnie Betula Lenta en 2010, vos recherches semblent se matérialiser différemment selon chaque projet. Retrouvez-vous un fil rouge de pièces en pièces ?

Mon fil rouge est avant tout la question de l’humain dans ses parts d’ombre et de lumière : ce monstrueux et merveilleux humain à l’animalité enfouie et à fleur de peau. Au fil de mes créations chorégraphiques, je poursuis l’exploration de l’imperceptible, du frémissement, du sensible, en faisant émerger des états de corps singuliers, où l’humain côtoie l’inhumain, l’informe le charnel, le tout en prise avec la souveraineté du fantasme. La danse est organique, le mouvement minimaliste, la présence puissante, les pulsions agissant de l’intérieur. Le tout avec étrangeté, suggestion, mystère, et une teinte d’humour. Les corps, aux présences singulières, sont donnés à voir pour ce qu’ils sont dans un rapport profond à la présence et à la singularité de chacun.e des interprètes. Les spectacles s’adressent à l’intime du spectateur. Ils convoquent en lui des émotions, des images, des sensations et des savoirs qui l’habitent profondément. La frontière est souvent ténue entre beauté et effroi, entre excès et retenue, permettant de guider les regards dans des contrées imaginaires questionnant l’humain et ses métamorphoses. De pièce en pièce, à travers une danse de l’intime ouvrant et œuvrant sur le collectif, je travaille avec un souci permanent d’exploration. Dans un langage corporel singulier, faire que l’écriture chorégraphique soit sans cesse questionnée, interrogée, renouvelée en privilégiant une pluralité des sens, des genres et des nourritures sensibles.

Le Qi Gong occupe une place importante dans votre vie de danseuse. Cette pratique se matérialise-t-elle dans votre travaille chorégraphique ?

Je pratique le Qi Gong – Nei Gong – art interne énergétique chinois – depuis 2004. Cette pratique, reliée à l’exploration d’un corps sensible, subtil et à une grande intériorité, devient inséparable de mon chemin artistique et infuse toutes mes créations et actions de transmissions, dans une manière d’habiter son propre corps, dans une immense porosité à notre monde et à la nature. Le solo Anatomie du Silence créé en 2017 est à mon sens ma pièce la plus « Qi Gong » de mon répertoire. 

Au regard de vos dernières pièces, nous pouvons constater un intérêt extrêmement forts avec l’histoire de l’art. 

En effet mon lien aux arts plastiques, arts visuels et beaux-arts est très prégnant. La pièce CURIOSITIES (2014) est par exemple, directement reliée à l’univers du peintre Jérôme Bosch et Le Moulin des Tentations (2016) s’inspire des différentes représentations des Tentations de Saint-Antoine et des kermesses de villages débridées dans l’histoire de l’art. C’est souvent depuis l’observation picturale et visuelle que s’ouvrent les questions que j’active sur le plateau du théâtre. Cette relation peut devenir enjeu scénographique et dramaturgique, comme c’est le cas dans Anatomie du Silence. Cyril Leclerc, créateur lumière complice depuis la création de la compagnie, est aussi plasticien-artiste visuel. Dans son travail, la lumière est toujours envisagée comme une matière plastique malléable, organique et scénographique. L‘organique est convoqué pour en faire surgir une vibration, une pulsation, du vivant mais aussi et surtout pour fabriquer de l’hybridité, de la transformation.

Votre recherche trouve également énormément de ramifications avec la poésie, en témoigne votre nouvelle création PASSIONNÉMENT qui emprunte son titre et sa dramaturgie à un poème de Ghérasim Luca. Comment avez-vous découvert ce poème ? D’où vient cet intérêt pour ce poème en particulier ?

Ma collaboration depuis 2004 avec le collectif d’artistes Les Souffleurs commandos poétiques a bien sûr développé ma sensibilité à la poésie textuelle. C’est d’ailleurs auprès d’eux que j’ai découvert ce poème Passionnément de Ghérasim Luca en 2005. J’ai eu l’occasion de l’apprendre, le faire apprendre, le mâcher, le re-mâcher, le dire, le partager dans différents contextes, etc. Par son phrasé très syncopé, ce texte d’une grande physicalité agit telle une forge intérieure. Je me souviens à sa première lecture avoir été gagnée par une profonde émotion. Était-ce la difficulté à dire Je t’aime passionnément ou la décharge de pouvoir le dire qui m’avait bouleversée ? Était-ce le fait que cette déclaration d’amour soit universelle qui me touchait autant ? Je me souviens encore d’une impression de folie, de délire fantastique. Tous ces tours et détours, pour pouvoir dire Je t’aime passionnément m’ont alors paru vertigineux !

Quel potentiel chorégraphique avez-vous vu dans dans l’écriture de Ghérasim Luca ?

À travers une langue bégayante, fulminante, absurde, loufoque, impertinente, piquante, Ghérasim Luca nous livre toute la complexité à dire Je t’aime passionnément. Il nous en donne toute la puissance et démesure. Il nous fait traverser les méandres de la pensée, ses belles échappées et libres associations. Il met en partage une langue passionnelle, nous donne à entendre les tâtonnements d’une parole primitive avec l’irruption de cette parole dans la bouche émue de l’humain. À son contact, cette sensation ambigüe d’extravagance et d’étrangeté ne m’a jamais quittée. Aujourd’hui je donne corps, voix, musique, lumière, dans ce que cette sensation de difficulté à dire et de libération a déposé en moi. À l’heure où nos sociétés sont en feu, en mal de sens, de douceur et d’amour, ce texte m’offre le terrain de jeu idéal pour questionner les démesures et failles humaines, la nécessité vitale de l’humain à aimer et à être aimé, dans ce besoin incisif, insolent et vital de dire Je t’aime passionnément.

Comment avez-vous « transposé » ce texte en partition corporelle ?

J’ai pris ce poème comme le socle d’une partition à incarner étapes par étapes, en gestes, en voix, en musique, en lumière, en espace… C’est la première fois que je prends appui sur un texte d’un point de vue dramaturgique. Une de mes préoccupations majeure étant de parvenir à donner à voir et à entendre le tout dans une très grande simplicité. Ce texte étant abyssal, chercher à le transposer en une partition corporelle littérale m’est assez vite apparu comme un écueil. Par contre, se servir de l’état de corps qu’il génère en diction a été un point de départ. À travers une certaine abstraction de gestes, je fais surgir une organicité et des états de corps, dans un infini nuancier allant de l’incisif tranchant au doux généreux, de l’incisif doux au tranchant généreux. À l’image de la langue bégayante et tâtonnante de Ghérasim Luca, la danse prend appui sur des corps vibratoires, tant calmes que tempétueux, avançant vers le Je t’aime passionnément libératoire, en prenant des voies improbables et complexes pour y parvenir. L’enjeu était de créer alors un corps du bégaiement, un corps fragmenté avançant dans une recherche d’unité, un corps en prise entre gestes et mots, entre répétitivité, variations, rage, stupeur, jubilation et lyrisme, dans une transposition de la pensée de Ghérasim Luca.

Vous partagez le plateau avec les danseuses Marie-lise Naud et Carlotta Sagna. Pouvez-vous revenir sur le processus de travail avec ces 2 interprètes ? 

Dès le début du processus, il était très clair que l’enjeu était de me relier à des danseuses à l’aise dans la voix, et surtout amoureuses des mots, prêtes à plonger dans les arcanes de ce texte. L’apprentissage du texte Passionnément est très long. C’est un texte qui évolue sur de nombreuses strates. J’ai adapté les temps de répétitions pour qu’entre chaque période la sédimentation puisse avoir lieu et que le texte agisse en souterrain même inconsciemment. L’incorporer donc, le digérer dans ses multiples couches et sous-couches, pour en saisir toutes ses saveurs et jouer avec. L’enjeu était aussi de me relier à des artistes accomplies, aventurières complices, au sens d’exploratrices, du corps et de la voix, creusant les tréfonds de l’être tout en cherchant l’élévation et la jubilation. Il s’agit de ma première collaboration avec Marie-lise Naud et Carlotta Sagna. Nous sommes toutes les trois très différentes dans nos singularités de présences. Dans ce travail de canons, rebonds, unissons…, j’explore l’unité, le semblable et le distinct. Pour renforcer cette idée, j’ai fait le choix de 3 femmes d’âges différents – trentaine, quarantaine, cinquantaine – , de même taille, chacune reliée à une profondeur d’être, dans une exigence et générosité vive.

Ce n’est pas la première fois que votre travail prend la forme d’un trio féminin : votre pièce Sous ma peau créé en 2012 mettait déjà en scène trois femmes.

En effet ce premier trio de femmes marque le socle de mon questionnement du féminin dans notre société. Cette pièce s’inspirait de l’histoire des représentations du corps féminin à travers les âges dans ses multiples représentations tant réelles que fantasmées, et à travers l’iconographie des nus en Occident, tant en sculpture, peinture, qu’en photographie. Mon exploration du féminin se base sur une approche non pas militante mais politique : comment s’orienter sous cette chair ? Comment se délivrer et se rendre à soi-même, se décliner ? Comment laisser entrevoir « sous la peau » les facettes et identités multiples entre visible et invisible ?

Comment avez-vous appréhendé le texte Passionnément avec les danseuses ? Quelle place leur avez-vous laissé lors du processus de création ?

Dès le démarrage des répétitions, il nous a fallu plonger dans le texte, s’y perdre, l’ingurgiter, le digérer, pour l’incorporer et inventer la base d’une écriture chorégraphique commune et abstraite. Nous avons abordé ce texte comme une partition de musique tant dans le corps que dans la voix, pour en saisir sa rythmique, s’approprier ses silences, percevoir l’invisible qu’il génère. L’endroit de la parole et de l’échange au cours du processus est primordial : j’ai fait le choix de travailler avec des artistes confirmées et exigeantes, je me fie à leurs sensations, impressions, ressentis. J’arrive avec des intentions spécifiques, des cadres d’improvisations précis, mais nous explorons et inventons ensemble la matière chorégraphique. Dans les univers immersifs que nous créons, les complices au son et à la lumière sont présents dès le démarrage des processus de création, permettant alors de développer un langage qui articule profondément les trois éléments : mouvement, son et lumière ; chacun se mettant au défi d’aller chercher dans sa pratique respective une force et une radicalité ; entretenant un dialogue permanent de tension rythmique, spatiale, sensible et poétique.

L’écriture chorégraphique de PASSIONNÉMENT s’est étroitement développée avec la partition musicale du compositeur électroacoustique Nicolas Losson. Pouvez-vous revenir sur le processus musical de PASSIONNÉMENT ?

Parmi les évidences qui se sont imposée au début du processus de création, il y avait celle de la présence au plateau d’un guitariste. J’entends, depuis le début de mes réflexions sur le projet, une guitare électrique, aux sonorités brutes, lancinantes, hypnotiques, douces et mélodieuses. Nous avons cherché avec Nicolas des analogies de formes, des correspondances musicales, des équivalences auditives, cherché à transposer de manière sonore l’effet que le texte produit sur l’auditeur. Par exemple, le travail de la métamorphose que le poète opère avec le langage appelle naturellement un travail de morphologie sonore de l’ordre d’une transformation. Nous cherchons à placer le spectateur en situation d’écoute, à multiplier les sollicitations, à créer des micro-variations et du silence.

Comment avez-vous articulé cette co-écriture entre danse et musique ?

Nicolas Losson a été présent depuis le début du processus, sur chacune des périodes de répétitions : il nous regarde, nous écoute, improvise en même temps que nous. L’écriture musicale a pris forme au fur et à mesure du processus. Au début du processus, il accompagnait la guitare électrique d’un univers électro-acoustique qu’il composait en parallèle, à l’ordinateur. Nous nous sommes rendus compte que cette quatrième voix ne devait être portée uniquement que par le jeu en live de Nicolas à la guitare électrique. Cette « contrainte » et « économie » de médium a permis de déployer une autre inventivité dans la composition musicale et dans la présence scénique de Nicolas. Il s’agit pour nous de tisser un dialogue entre le son et les corps/voix. Parfois proches, au contact, parfois légèrement à distance, ils se suivent et se poursuivent l’un l’autre, dans un jeu passionné d’attraction et de désir.

L’artiste visuel et créateur lumière Cyril Leclerc signe l’espace de PASSIONNÉMENT. Pouvez-vous revenir sur votre collaboration ?

Cyril Leclerc est complice de la compagnie depuis 2010 et déploie son univers singulier et sensible sur chacune des créations. Notre collaboration est une grande aventure artistique et humaine. Dans PASSIONNÉMENT, la notion de « cible mouvante » a été l’un des axes de travail de Cyril : une même matière toujours présente mais jamais immobile, impermanente et en constante altération, tendant vers une certaine épure. Face à la radicalité de ce texte, il m’est apparu nécessaire d’être dans une forme de radicalité, aussi bien gestuelle que plastique. Nous avons fait le choix d’investir une surface blanche au sol, un carré de 6 mètres par 6 mètres dans lequel apparaît petit à petit la couleur accompagnant la métamorphose des corps. L’idée était de déployer un espace immersif sollicitant les sens et permettant de faire s’envoler les imaginaires de chacun, d’appréhender encore et encore une sculpture globale de la situation au plateau, dans l’extrême attention aux états de corps, à la création musicale, au design lumineux, aux costumes de Sophie Hampe…

PASSIONNÉMENT donnera lieu à deux « extensions » hors plateau. Ce n’est pas la première fois que votre travail sort de la boîte noire. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces « déplacements » ?

Ce mot « déplacement » est un bon qualificatif. Faire un pas de côté, ne rien figer, laisser respirer, pour continuer à inventer, nourrir une matière, entretenir un lien, créer, cheminer, explorer inlassablement avec curiosité et émerveillement. Certaines pièces chorégraphiques conçues pour le plateau, telles Les Bois de l’ombre, première pièce de la compagnie créée en 2010 et CURIOSITIES appellent aussi d’autres espaces de représentations et se permettent de sortir de la boîte noire. Ces formes chorégraphiques tout terrain se déploient dans des espaces atypiques permettant d’aller à la rencontre des publics dans une grande proximité et d’appréhender autrement les lieux de représentations. J’aime me relier alors à l’architecture, aux paysages, aux environnements sonores, en générant un rapport sensible et singulier entre les corps dansants et les espaces dans lesquelles les pièces s’inscrivent :  friche, musée, centre d’art, galerie, parc – jardin – forêt, appartement, bibliothèques, places publiques, etc. Chaque performance est spécifiquement ré-habitée in situ et permet ainsi une nouvelle appréhension des pièces, proposent au public une attention autre, un regard différent de celui qu’il aurait pu porter dans une salle de spectacle.

Savez-vous déjà comment ces deux « extensions » vont-elles prendre formes ?

Le projet global Passionnément m’est apparu dès le début de mes réflexions comme un triptyque, composé de trois créations, trois déclarations d’amour indépendantes les unes des autres : PASSIONNÉMENT, une création pour la boîte noire du théâtre avec trois danseuses et un guitariste, PASSIONNÉMENT CHORUS, une création participative pour l’espace public avec trente adultes amateurs et PASSIO.PASSION, un duo tout terrain entre une danseuse et un musicien. Au cœur de chacune des ces trois créations, une déclaration d’amour tendre et incisive, en corps, en voix, en musique, avec le même socle de travail : le texte Passionnément de Ghérasim Luca. Il est essentiel pour moi de sans cesse questionner l’écriture chorégraphique, de l’inscrire dans d’autres espaces que celui de la boîte noire afin de révéler d’autres niveaux de lectures. PASSIONNÉMENT CHORUS est une aventure collective formant un chœur en corps et en voix de trente amateurs passionnés, femmes et hommes adultes de tous âges, dans le partage d’une tendre et incisive déclaration d’amour collective pour l’espace public. PASSIO.PASSION duo est une déclaration d’amour vagabonde, un duo entre une danseuse et un musicien à la guitare électrique, une petite forme chorégraphique et musicale tout terrain permettant de se relier, in situ, à des lieux atypiques, autres que les plateaux des théâtres, tels que des espaces en plein air, des bibliothèques, des maisons de la poésie, centres d’art, musées…

Le confinement a automatiquement mis en stand-by vos projets en cours, notamment les répétitions et la création de PASSIONNÉMENT. Comment cet « arrêt brutal » a-t-il perturbé la création ?

Au moment du confinement, nous étions en pleines répétitions. Il nous restait encore six semaines avant la création en juin aux Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis. Autant dire que l’effet de sidération m’a totalement coupé les ailes, comme la plupart d’entre nous. Pendant un bon moment, il m’a été impossible de convoquer intérieurement le processus de création dans lequel nous étions. L’endroit de la créativité, de la dynamique, du désir a été fauché en plein vol. Je n’ai pas lutté contre, ne m’en suis pas inquiétée et me suis plutôt positionnée en tant qu’observatrice de ce processus. Il a été assez fascinant d’étudier comment, au bout d’un moment, le germe de la créativité est revenu, la manière dont il s’est insinué dans mes rêves, la manière dont mon intériorité s’est remise en mouvement petit à petit à cet endroit intime de la créativité. Pendant tout ce temps aussi, l’équipe de PASSIONNÉMENT est restée très soudée et reliée. Les relations avec tous les partenaires théâtres, institutions et mécènes, ont aussi été très présentes et fortes.

Comment la compagnie a-t-elle vécue le confinement ?

Comme pour bon nombre de compagnies, la période du confinement a été un temps très actif sur le plan administratif, organisationnel et coordination des projets, notamment dans les « jeux » et enjeux de projections à court et moyen terme, les multiples hypothèses calendaires que nous avons dû déployer. Pour le coup, avec ma complice Amelia Serrano au développement, production, diffusion de la compagnie, nous avons fait preuve d’une force d’inventivité assez désarmante ! Le paradoxe était ce temps très actif dans un immobilisme forcé. La cadence des répétitions, des spectacles, des ateliers de pratique, des rencontres, a fait place à l’attente des décisions souvent paradoxales de nos gouvernants et à la crainte d’une seconde vague, toujours présente à ce jour. Cette période m’a permis encore plus de mesurer les liens d’interdépendances entre les différents acteurs culturels et artistiques que nous sommes ; ces liens de coopération et de complicités sont des entités vivantes dont il faut continuer à prendre le plus grand soin. Je me rends compte aussi à quel point les partenariats durables, complices, profonds, que la compagnie a développés au cours de ses dix années d’existence, prennent toute leur mesure, force, ampleur dans cette crise. Une évidence, une certitude renforcée en ces temps : la primauté du dialogue et de l’attention entre compagnies et partenaires, entre artistes et équipes administratives, pour éviter l’isolement. 

Comment s’est passée la reprise des répétitions avec l’équipe artistique ?

Nous avons pu reprendre les répétitions de PASSIONNÉMENT début juin avec toutes les précautions d’usage. Ça a été une réelle joie de se remettre au travail tous ensemble dans les lieux partenaires complices. Joie de se remettre en mouvement, en désir, en corps, en voix. D’être reliés en présence physique directe. En ces temps d’incertitudes, notre déclaration d’amour passionnée n’en est que plus vive dans ce besoin essentiel d’être reliés. Nous avons hâte des retrouvailles avec les spectateurs. Le confinement m’a permis de laisser sédimenter encore plus la matière chorégraphique de PASSIONNÉMENT, la rendre encore plus profonde et fertile, de laisser émerger, révéler des éléments auxquels je n’aurais peut-être pas pensé. Le confinement a ainsi offert au processus de création un réel temps de dépôt et de maturation. 

Cette crise sanitaire va-t-elle engendrer sur le long terme des conséquences sur vos prochaines productions ?

Même si je pense que la compagnie s’en sort sans trop de dommages, en cette rentrée de septembre 2020, nous mesurons déjà des conséquences à moyen terme notamment sur des partenariats qui étaient en train de se tisser et qui sont à priori reportés, sans trop savoir s’ils se concrétiseront un jour. Des productions futures se décalent aussi dans le temps. Nous restons quand même dans un brouillard épais, et réussir à maintenir un équilibre, savoir quelles décisions prendre reste bien sûr délicat. Face à une menace pandémique, notre fragilité est d’autant plus vive. Nous n’avons quoiqu’il en soit pas suffisamment de distance sur ce que nous vivons aujourd’hui, sur ce que cette crise sanitaire engendre et engendrera, pour être en mesure d’appréhender, voire même d’imaginer les conséquences à plus long terme sur la compagnie Betula Lenta, sur le secteur culturel français, sur notre société et notre monde. Cette incertitude quotidienne, il me semble qu’il est désormais important de l’accueillir et d’être profondément solidaires les uns des autres.

Comment le confinement a-t-il bouleversé votre pratique ? Cette période a-t-elle générée de nouvelles questions, réflexions, amené à reconsidérer votre pratique ou votre recherche ?

Traversée par cette crise sanitaire sur laquelle nous n’avons que peu de prise, j’aime convoquer l’image du roseau flexible : contre vents et marées, ployer sans casser. Et surtout, retirer de ces temps troubles, anxiogènes, inconnus : une lumière, un apprentissage sur soi-même. Continuer à rêver, à explorer, à expérimenter de nouveaux modes de rencontres et partages pour être dans le collectif. De tout temps, quelque soit les crises traversées, l’artiste se transforme telle ses œuvres. Les métamorphoses sont là. C’est le principe même du Vivant. Continuer inlassablement de penser, partager, créer… Au premier jour du confinement, une nécessité absolue a surgi en moi et est devenue au cours des 55 jours un rituel. M’immerger chaque matinée dans la lecture de textes de poésie d’auteur.e.s du monde entier. Glaner chaque jour une pépite, LE texte qui résonnera selon l’état intérieur du jour, selon cette météorologie intime du corps en ces temps étranges. Et associer ce texte à un autre trésor : une image, une photographie, peinture, dessin, gravure… J’ai aussi partagé avec quelques cercles intimes cette démarche et petit à petit ces cercles se sont élargis, ouvrant et œuvrant sur le collectif. Avec un peu de distance, en re-parcourant les 55 vignettes, je mesure à quel point la nature est présente dans mes choix. Le rapport à une profonde intériorité de l’être, à une organicité en lien avec le vivant, le rapport de l’être à la nature, le rapport aux autres : d’être à être. Ces 55 vignettes feront sans doute l’objet d’une création artistique, un jour, peut-être ?

PASSIONNÉMENT, Chorégraphie Maxence Rey. Interprètes Marie-Lise Naud, Maxence Rey et Carlotta Sagna. Composition musicale, interprétation live Nicolas Losson. Création lumières Cyril Leclerc. Régie son Hervé Le Dorlot. Costumes Sophie Hampe. Regard extérieur Corinne Taraud. Développement, production, diffusion Amelia Serrano. Photo © Delphine Micheli.

Du 13 octobre au 12 décembre, les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis présentent une partie des spectacles annulés au printemps dernier. Le festival a souhaité donner la parole aux artistes et faire la lumière sur les créations reprogrammées pour cette édition automnale. Maxence Rey présentera PASSIONNÉMENT les 6 et 7 novembre à La Commune à Aubervilliers.