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Mette Ingvartsen, The dancing public

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 18 octobre 2021

Lorsque Mette Ingvartsen commence à travailler sur ce projet de solo en 2019, le moteur de sa danse est porté par une série de questions : comment créer un espace de danse qui serait comme un espace public partagé, même dans un théâtre ? Comment ouvrir la possibilité au public d’entrer dans la danse, mais sans obligation ? Alors que la chorégraphe se plonge dans l’histoire des épidémies dansantes et des moments historiques où le mouvement déborde soudain d’un cadre normé, sa recherche se cogne à l’arrivée du Covid en Europe. Le projet revêt alors au fil de la crise sanitaire une toute autre couleur et nous pose d’autres questions : comment se tenir côte à côte, et danser ensemble sans peur en 2021 ? Entretien d’un trajet de danse et de pensée, à l’orée des premières dates de la tournée.

Pour commencer, j’aimerais que l’on parte du titre, The dancing public.
Est-ce le désir de danser avec le public qui a mis ce projet de solo en mouvement ?

En effet. Ce titre m’est apparu il y a cinq ou six ans, au moment où je travaillais à la création de 69 positions, où la question de la participation du public était déjà en jeu. Une réflexion a démarrée à ce moment-là : comment engager davantage le public d’un spectacle au sein même de la performance ? Je me suis demandée quelle fonction pouvait avoir la danse dans notre société, dans notre existence physique, en tant qu’activité sociale. Plusieurs pistes de travail se sont alors dessinées. Par exemple, j’avais en tête de travailler sur des formes de danses sociales comme le clubbing, qui consiste à danser pour le plaisir, mais aussi l’envie de travailler sur les marathons de danse qui ont pris place lors de la Grande Dépression dans les années 1930 aux États-Unis. Avec ce sujet-là on est beaucoup moins dans la joie et le plaisir, puisqu’il s’agit de compétitions, où des citoyen.nes pauvres s’engagent à danser jusqu’à être le ou la dernière debout pour gagner un prix, un repas, un peu d’argent. Et ce jusqu’à un point de non-retour parfois, puisque certaines personnes sont mortes d’épuisement au cours de ces marathons. J’ai réalisé, en conjuguant ces pistes, qu’il m’intéressait d’examiner ce qui peut relier l’acte de danser et un état de crise, d’observer de plus près certains moments de l’Histoire où le besoin de danser s’est exprimé de manière urgente, où la danse s’est transformée en phénomène de société. Je ne voulais pas faire une pièce qui serait une fête, une célébration à laquelle on se rendrait comme l’on irait danser en club. Ce qui m’intéressait davantage était de placer cette réflexion au sein même du théâtre, de voir ce que pouvait signifier danser avec le public dans cet espace-là.

À partir de cette réflexion, comment avez-vous travaillé pour proposer un espace de danse partagé qui ne soit justement pas une fête ? 

Je suis partie sur la piste des épidémies de danses aussi appelées chorémanies, qui ont eu lieu dans l’espace public. Ce sont des éruptions de mouvements non planifiées qui procèdent par contagion, lors desquelles une personne, ou plusieurs, se mettent soudain à convulser, à danser, et d’autres sont entraînées à leur tour, donnant lieu à un mouvement de masse incontrôlé. Lorsque j’ai commencé à me plonger dans ces phénomènes qui ont ponctué l’Europe au Moyen Âge, j’y ai trouvé un lien entre danse, espace public, état de crise et sentiment d’urgence. La proposition peut avoir l’air de commencer comme une fête, et puis je mentionne la peste noire. On glisse alors d’un registre à l’autre, et ça peut être déstabilisant. En imaginant comment mettre en scène une performance inspirée de cette matière, j’ai d’abord pensé à l’espace comme place publique. Au Moyen Âge les spectacles se jouaient souvent sur des plateformes ou des sortes de wagons faciles à installer et à déplacer. Je trouvais ça intéressant de construire une scénographie qui donnerait l’impression de se trouver en place publique. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Minna Tiikkainen, qui a réalisé la scénographie et la lumière, cette idée de plateformes est restée et l’on a construit un dispositif de trois plateformes en bois et en métal, comme des échafaudages, que l’on pourrait à notre tour monter et démonter facilement et qui serait la base de notre espace partagé.

Mais dans cet espace deux éléments sont tout de même proches de la fête : la musique, qui est omniprésente dans la pièce, ainsi que la création lumière qui rappelle les néons clignotants d’un club. En quoi ces éléments ont-ils été des appuis importants et comment les avez-vous travaillés ?

Les lumières sont montées sur des pôles métalliques, ce qui est aussi une référence à l’éclairage public. Mais elles pourraient aussi en effet être celles d’un club dans une grande ville, ou être l’éclairage d’une rave organisée dans une forêt. L’éclairage est en grande partie intégré aux trois plateformes et sans fil, ce qui rend possible de jouer la pièce en extérieur. La scénographie dans son ensemble cherche cet espace qui pourrait à la fois convoquer la place publique, le club la nuit, une rave en plein air, un mélange de ces différents cadres. Comme à Berlin par exemple, où des clubs en plein air se sont organisés parce que les clubs officiels avaient fermé avec la crise du Covid. Quant à la musique, elle est en effet arrivée très tôt dans le processus. Comme les épidémies dansantes se développaient par contagion de mouvements je me suis demandée ce qui rendait l’envie de danser contagieuse, et pour moi cela tient en grande partie au rythme. Je suis facilement impactée par un rythme que j’entends, j’ai alors travaillé à partir de cette idée d’une pulsation qui soutiendrait toute la durée de la pièce. Je savais que j’allais parler, chanter, bouger avec ce rythme mais il était clair que la structure musicale courrait toujours, comme le pouls de la pièce. 

Saviez-vous dès le départ que la parole allait prendre une grande place dans ce solo ?

J’ai eu plusieurs conversations avec des collaborateur.ices qui m’ont dit au début « Mais pourquoi as-tu besoin de parler ? » Les épidémies de danse sont parcourues de mouvements incontrôlables au point que l’on est comme hors de soi, au point que le langage et la rationalité sont en quelque sorte déconnectés, on ne fonctionne plus de manière logique. Mais il était très important à mes yeux de prendre en charge une narration, pour partager les couches d’Histoire qui précèdent les mouvements que je propose. Certains mouvements ressemblent à une danse de club, d’autres à la danse contemporaine, mais il y a aussi des rires qui débordent, des moments où j’aboie, où je me gratte compulsivement, des mouvement tirés de descriptions que j’ai pu lire des manies dansantes et de ce que pouvaient faire les gens, et ce qui se transmettait de corps dansants en corps dansants dans la contagion. Il était important pour moi que le public puisse saisir ces liens historiques que je tire. L’Histoire m’intéresse, et la façon dont nos corps d’aujourd’hui sont impactés par des perspectives discursives sur l’histoire d’hier en particulier. En cela, dire et faire à la fois faisait sens.

Lorsque vous apparaissez au début de la pièce, vous êtes presque comme un MC qui chauffe la salle et installe un rythme commun. C’est comme si vous étiez en charge de l’énergie, de ses fluctuations, de sa contagion. C’est une performance intense pour vous puisque le mouvement, la parole ne s’arrêtent presque jamais.

Parler de façon décousue ou en boucle, radoter des morceaux de phrases, déblatérer sans pouvoir s’arrêter, ce sont des choses que j’ai pu relever chez les gens sujets aux phénomènes de chorémanies. Dans mon esprit The Dancing public devait tout contenir et présenter à la fois : j’allais danser et parler et traverser l’espace et être parmi le public et être seule en même temps. Cette surenchère, pour essayer de tout faire à la fois, est liée à ce mouvement inarrêtable, spécifique aux épidémies de danse, où une force invisible pousse le corps à être hors de son propre contrôle. J’ai essayé en ce sens d’inventer mes propres façons de perdre le contrôle, tout en étant dans l’écriture d’une performance. Tout le texte que je prononce est écrit, je n’improvise pas sur les mots, la chorégraphie est écrite elle aussi mais pas dans les moindres détails. Je me suis fixée certains principes : je sais que telle séquence de mouvements effectuée avec les bras correspond à telle partie du texte parlé par exemple, mais il y a une latitude et une surprise dans la façon dont sortent ces mouvements de bras. Dans ce qui arrive avec le public aussi, bien-sûr, tout est laissé à la surprise du moment et à l’improvisation en temps réel : je ne sais jamais qui va se trouver sur mon chemin, si quelqu’un va se mettre à danser avec moi soudain, qui va m’entourer… plein de choses peuvent arriver. La parole est donc une façon pour moi de créer une grande masse d’informations qui échappent à mon contrôle en un sens, et me pousse en tant que performeuse à créer et alimenter une masse d’énergie incontrôlable.

Il y a quelque chose de très précis dans le langage parce que vous passez par différents régimes de paroles, du discours pédagogique au spoken word à un texte poétique en vers au chant… Comment ces différentes variations de registres se sont-elles écrites ?

Au cours du processus, je me suis attachée à travailler la rythmicité du langage, à être attentive à la poétique des phrasés. Dans des pièces précédentes, je parle souvent pour délivrer des informations, c’est aussi le cas dans The Dancing Public, en partie, mais les phrases sont assez courtes, parfois entrecoupées par le mouvement et un certain engagement physique. Parfois le texte se met à rimer en effet, ressemble à du slam, et il y a plusieurs chansons. L’une nous situe dans les années 1930 et parle des marathons de danse aux États-Unis, et une autre à la fin de la pièce est davantage dans l’émotion, j’y mentionne le fait de trouver une échappatoire, d’être dehors dans une forêt. Je n’avais pas d’idée préconçue de ce que seraient ces changements d’atmosphères, mais je pense que cela vient de la façon dont j’ai travaillé avec la musique. À cause de la crise sanitaire j’ai démarré le travail seule sans pouvoir travailler le son avec la personne que j’avais en tête au départ. J’ai fait des recherches et trouvé des plages de musique électronique qui m’intéressaient, par-dessus lesquelles j’ai composé le texte. Plus j’essayais cette cohabitation texte / musique, plus j’ai aimé la piste sur laquelle je travaillais, on a donc demandé les droits pour l’utiliser et la garder dans la pièce. Ces pistes ont été réarrangées ensuite par Anne van de Star. Le texte est donc très lié à la présence de la musique qui m’a donné envie de danser, qui a été une vraie source d’inspiration et que je trouve puissante. J’ai répété le texte sur la musique, pour observer comment le phrasé se laissait modifier par le rythme musical, l’envie de le chanter est arrivée comme cela par exemple. J’ai passé du temps à improviser, puis à apprendre les textes par cœur et à les dire à un débit qui semblait marcher. Tout ce processus s’est déroulé de façon assez intuitive, soutenue par mon envie initiale d’avoir de la musique électro qui traverse toute la pièce. Par la combinaison des deux, musique et langage, je souhaitais produire un effet d’entraînement, une puissance, une pulsation partagée, comme lors d’un concert.

L’atmosphère particulière de The Dancing Public tient à une versatilité constante, qui oscille entre joie et peur, douleur et plaisir. Dans les mots que vous prononcez, la peste noire côtoie la danse, on navigue entre euphorie et inquiétude en permanence.

C’est lié, en effet, à cette idée de ne pas proposer « simplement » une fête, même si une bonne fête est difficile à réussir. J’étais davantage intéressée par l’expérimentation avec la forme, expérimenter avec le langage chorégraphique, avec des sources liées à une histoire culturelle qui dépasse l’existence de nos corps au présent. La pièce est également expérimentale dans la façon dont elle bouscule certains codes de représentation. Plusieurs personnes m’ont dit par exemple qu’elles avaient eu envie de danser pendant la pièce mais qu’elles n’avaient pas vraiment osé, elles n’étaient pas sûres que ce soit ce qui est attendu d’elles. Le public négocie beaucoup avec lui-même pendant la performance. Les un.e.s et les autres sont proches, se regardent, et cela joue sur ce que l’on s’autorise ou non à faire. C’est notre rapport aux normes qui est en jeu ici à mon avis, les normes qui nous apprennent à nous comporter en spectateur.ice au théâtre, et c’est intéressant à mon sens d’expérimenter avec ça. Cela fait partie de ce désir de créer une réponse potentiellement incontrôlable et inhabituelle de la part du public, c’est possible en tout cas. Le projet n’est pas de proposer au public d’entrer dans une manie dansante à son tour, mais il est davantage susceptible de déstabiliser notre cadre de vision, notre attitude face à un spectacle devant lequel on est normalement sur un siège. Et cela questionne chacun.e sur la place qu’iel souhaite occuper dans l’espace, si l’on souhaite être proche de moi ou non, il y a ainsi une multitude de paramètres qui coexistent, ce qui à mes yeux est en lien direct avec le sujet des manies dansantes, qui sont ces mouvements incontrôlés, non normatifs, réalisés dans l’espace public.

Avez-vous travaillé à partir d’archives liées aux chorémanies ? Comment s’est passé le processus pour repérer un vocabulaire chorégraphique, identifier certains mouvements et les intégrer à votre danse ?

Ma source première a été l’ouvrage Choreomania: Dance and disorder de Kélina Gotman, qui est un travail de recherche historique important sur l’étude de ces épidémies de danses, du Moyen Âge jusqu’à nos jours. J’ai été très surprise d’y découvrir les marathons de danse des années 1930 et les rave parties comme faisant partie du corpus, des liens que j’avais tissés au départ du projet apparaissaient tout à coup rassemblés à cet endroit. Ces deux exemples sont cités comme des versions contemporaines des excès de mouvements, de débordements physiques inexplicables à leur façon. Pourquoi soudain a-t-on inventé ces formes pour évacuer des excès d’énergie ? Ce livre a été un éclairage important. J’ai passé une bonne partie du premier confinement à le lire, à prendre des notes et à essayer des choses chorégraphiquement sur mon bout de terrasse à Bruxelles. La chercheuse mentionne par exemple le travail du Docteur Hecker, qui a consigné par écrit des descriptions de manies dansantes. J’ai cherché ces écrits et j’y ai trouvé la mention de mouvements erratiques, incontrôlés, convulsifs, dans les descriptions il est question des différentes façons dont les corps se comportaient, de personnes qui aboyaient, miaulaient, devenaient des oiseaux… Je suis partie de ces mots pour voir comment je pouvais les traduire dans mon corps.

Durant la performance, il est aussi question de l’hystérie et du Docteur Charcot à un certain moment, comment cette référence est-elle arrivée dans vos recherches

Dans l’étude de Gotmann il y a une partie consacrée au professeur Charcot et à sa recherche sur l’hystérie à l’Hôpital de La Salpêtrière. Charcot s’est intéressé aux manies dansantes car il trouvait des similitudes entre les descriptions qui provenaient du Moyen Âge et ce qu’il observait dans le comportement de ses patientes. J’ai plongé dans cette histoire-là, et j’ai aussi lu la théorie féministe qui éclaire d’une perspective critique le travail de Charcot, parce qu’il s’avère qu’il y a une part de performance dans la façon dont les patientes étaient présentées à une assemblée de docteurs, uniquement des hommes bien-sûr, rassemblés pour observer les pathologies et les crises des patientes hystériques. Elles étaient sous hypnose et il était question de performer les différentes phases de l’hystérie. J’ai observé des images de ces mouvements qui sont extrêmes à leur façon. Dans les différentes phases de l’hystérie répertoriées par Charcot on trouve la phase de contorsion clownesque, la phase de transe ou attitude passionnelle, le moment de résolution… Ces poses ont intégré le vocabulaire chorégraphique de la pièce. J’ai aussi trouvé que Valeska Gert faisait référence à ces images dans son travail. Ce lien était matérialisé dans l’exposition Danser Brut qui a été proposée d’abord au LaM de Villeneuve D’ascq puis à Bruxelles au Bozar. J’ai été soufflée par cette exposition car elle fourmillait de références sur lesquelles j’étais en train de travailler, et il était incroyable tout à coup de voir ce réseau de liens tissés à travers les archives. Le vocabulaire chorégraphique de la pièce puise dans toute cette traversée, cette recherche extensive à partir de textes et d’images. Avoir beaucoup dansé en club durant mon adolescence a aussi guidé sur le processus : j’ai essayé aussi de retrouver ces états, de retrouver quelque chose de l’excès de danser pendant des heures sans s’arrêter.

En vous entendant parler de perte de contrôle et d’excès, même si l’énergie que vous déployez est impressionnante dans la pièce, vous êtes attentive à rester avec nous, cela ne semble pas vous intéresser d’aller vers des états de transe. Il est question de ne pas se détacher physiquement de nous, il me semble.

Oui, les états de transe m’intéressent énormément, mais pour ce travail ce n’est pas vers là que je me dirige. Je crois que c’est lié à cette importance de la présence du discours et de la narration, à cette attention à ce qu’il y ait une forme de compréhension de ce que je raconte pour le public qui est présent. J’avais l’intuition que si je partais dans un certain état, certaines personnes m’auraient peut-être suivies mais j’aurais dû délaisser cet aspect réflexif. On aurait pu imaginer une pièce où l’on danse tou.te.s ensemble jusqu’à épuisement… Mais ne pouvant pas initier un état de transe qui pourrait durer des jours et des jours, je me suis demandée comment transmettre cette possibilité d’une danse infinie, du déroulé d’un mouvement incontrôlable dans une boucle qui pourrait ne jamais finir dans un cadre qui permette de l’expérimenter. Pour autant, il y a une cohabitation qui m’intéresse, c’est cette duplicité entre le fait d’écouter les mots que je prononce, le discours historique, et celle d’être pleinement dans le corps, de suivre le rythme en frappant du pied ou en balançant de la tête, de danser. C’est aussi pour ces raisons qu’une fois la pièce terminée, après les applaudissements, la musique revient et les gens peuvent rester danser dans l’espace. Ce n’est pas exactement comme une fête, même si les cinq premières minutes de la performance peuvent y ressembler. La musique fait des boucles de dix minutes, et l’idée initiale était d’initier une danse qui pourrait ne jamais se finir, une danse dans laquelle les gens pourraient s’engager pour aussi longtemps qu’ils le voudraient. Les manies dansantes duraient des jours et des jours, des semaines parfois, le temps du théâtre semble bien restrictif en comparaison mais c’était un défi pour donner forme au travail, se demander comment compiler, faire rentrer les sujets qu’il m’intéressait d’aborder dans un temps et un espace condensé.

Le point de départ de ce projet, danser avec le public, ou créer une situation où des gens puissent danser ensemble, est devenu soudain impossible avec l’arrivée du Covid. Cette donnée change tout dans notre façon de regarder la pièce maintenant, dans ce contexte. En quoi le cœur du projet a-t-il été secoué ?

J’ai commencé le travail en décembre 2019, juste avant que la crise ne frappe le continent européen. J’étais intensément dedans lorsque restrictions et couvre-feu sont arrivés. Je suis passée du travail sur un sujet qui m’intéressait sur le plan intellectuel à me retrouver enfermée chez moi sans pouvoir aller au studio, ni au théâtre, sans jouer ou pouvoir danser avec d’autres, ce qui a été violent, comme pour nous tou.te.s. Cette période était très intense, j’ai senti que mon corps accumulait de l’énergie qui n’avait nulle part où s’exprimer, comme si mes cellules vibraient. Passer de la lecture d’ouvrages sur des corps en état d’excès à faire l’expérience concrète et physique de cet excès était comme une compréhension soudaine de ce dont il était question. J’ai commencé à danser chez moi, dans de petits espaces. Un états de stress, de frustration, la répression, la peur, tout cela entrait dans la pratique, comme un lien direct avec certaines informations que j’avais pu lire à propos de certaines villes où les gens se mettaient à danser pour éloigner la peste noire et faire en sorte qu’elle n’entre pas dans la cité. La danse avait à l’époque différentes fonctions : elle est parfois le remède au mal, parfois elle traduit les symptômes de la maladie et parfois elle permet de soigner la maladie… Tout cela apparaissait soudain de façon très concrète.

Et en ce qui concerne l’absence des corps des spectateurs et spectatrices, dont la présence est essentielle dans The Dancing Public, comment avez-vous fait pour travailler dans ces conditions ?

Il y a eu tout de suite des interrogations très concrètes : quand est-ce qu’il allait être possible de créer une pièce où des inconnu.e.s se tiennent debout, proches les un.e.s des autres, ont la liberté de se déplacer, ce qui a été hors de question pendant longtemps. J’ai décidé de continuer à travailler la pièce, en ayant en tête qu’un jour on reviendrait à une situation où son existence serait possible. Il s’est écoulé six mois de travail avec l’incertitude, avant de pouvoir jouer la première. Aujourd’hui, on se trouve en plein dans cette question, comment se tenir à nouveau ensemble, l’un.e à côté de l’autre dans un même espace, comment danser ensemble, comment se sentir en sécurité dans une proximité à l’autre, sans masque ? Il y a de nombreux endroits de travail entre cette pièce et le contexte à présent, et elle bouge de concert avec les problèmes auxquels nous faisons face au fur et à mesure, où certaines choses sont à nouveau autorisées, puis interdites à nouveau, comme le retour des masques à certains endroits où leur présence avait disparue (lors des représentations à Bruxelles en octobre 2021 il était possible de ne pas porter de masque dans le théâtre, ndlr). Le simple fait que le public soit masqué ou non change énormément la donne puisqu’il s’agit de se regarder, d’être côte à côte, de communiquer, et tout cela est de l’ordre de la micro performativité. C’est un espace très sensible en somme, qui nous fait toutes et tous travailler à l’endroit de notre coexistence dans un même espace désormais. Plusieurs choses sont autorisées, mais pas forcément recommandées, alors quand est-ce que l’on décide qu’être des êtres sociaux est plus important que de suivre des règles sanitaires ? Au bout d’un moment, l’isolement ne sera plus une option envisageable, mais alors comment se sentir à nouveau en sécurité dans un cadre partagé qui soit confortable ? Toutes ces réflexions sont au travail pendant The dancing public. Puis d’un autre côté, c’est aussi se rendre compte, en tant que chorégraphe et danseuse, quels types de projets sont possibles à présent et qu’est-ce que cela signifie d’aller pour ou contre la litanie des régulations et des restrictions, jusqu’où on intègre l’existence des règles et comment on les prend en compte dans un processus de création. Cette pièce pourrait être annulée à tout moment si les règles changent, parce qu’elle ne respecte pas la distanciation sociale, le dispositif n’est pas du tout anti-covid. Mais nous sommes au cœur du sujet justement, elle met le doigt sur comment redevenir des êtres sociaux, comment oser se tenir proches de quelqu’un que l’on ne connaît pas, comment s’exprimer et voir les bouches parler ou sourire aussi, ne serait-ce que cela : les mots, la bouche, les expressions ont été dissimulées pendant longtemps, tout cela a eu et a toujours un impact sur nos façons de communiquer. 

Lorsque le solo se termine, la musique revient et le public peut rester dans l’espace et danser. Cette fin là était présente avant le Covid ou s’est-elle décidée en contact avec cette crise ?

Cette idée était présente dès le départ oui. Conceptuellement, cette partie dansée était là depuis le tout début, car tant que je suis dans l’espace, l’attention des gens est tournée vers ce que je propose, vers la performance, c’est un type de regard particulier. Lorsque je disparais, l’espace entier arrête d’être un endroit d’observation et devient un endroit de participation possible à investir, au sens où personne n’est censé faire quelque chose en particulier, tout le monde est à égalité en quelque sorte, car il n’y a plus de performeur. Il me semblait important de laisser l’espace ouvert en le quittant. Et c’est aussi au passage comme un clin d’œil aux rave parties des années 1990 dont on parlait plus haut.

Cette fin a d’ailleurs été forte à Bruxelles, c’était une sorte de libération, un moment joyeux et intense. J’ai le sentiment que ce moment peut aussi être un espace de décharge, un soulagement, un moment pour se rendre compte que l’on est bien là, debout, dansant, vivant.e.

C’est aussi le sentiment que j’ai eu à vrai dire, parce qu’en effet nous avons déjà passé un an et demi déconnecté.e.s les un.e.s des autres, et la pièce travaille à reconnecter quelque chose entre nous, nous invite à essayer de comprendre le pouvoir qui réside dans le fait d’être ensemble, d’être en société, d’observer quel pouvoir cette relation a sur nous, sur notre énergie. Je ne sais pas encore dans quelle mesure cette question du potentiel politique qui est en germe dans le fait de se retrouver pour réfléchir et réagir à toutes les restrictions auxquelles nous faisons face et avec lesquelles nous vivons traverse la pièce. Je suis prudente, car je dois encore voir comment la pièce travaille à ces endroits-là, mais je suis certaine que si l’on est déprimé.e.s, fatigué.e.s et réprimé.e.s alors rien de bon ne sortira de nous.

Le soir où j’étais présente au Kaaitheater à Bruxelles l’atmosphère était très chaleureuse, accueillante, amicale même. Je me demande si c’était particulier à ce soir-là ou au fait que ce soit la ville où vous vivez ?

Pour l’instant, autant lors de la première en Allemagne à Essen, que ces dates à Bruxelles et la première de la version en français à Charleroi, je dois dire que j’ai été surprise par le fait qu’à chaque fois j’ai ressenti une grande ouverture de la part des spectateur.ices qui étaient présent.e.s. Je crois que cette bienveillance tient en partie à la scène d’ouverture, qui a pour enjeu pour moi d’accueillir les gens, de les faire se sentir bienvenue dans l’espace avant de plonger dans la proposition et d’aller vers ses côtés plus sombres. À Bruxelles, j’ai senti que le public avait aussi besoin de s’exprimer. Lors de la première date, les gens criaient, vocalisaient énormément leurs réactions, m’encourageaient, de façon intense même, ce qui été à la fois surprenant et fascinant. Il y a souvent un cri poussé en chœur à la fin, comme un besoin de relâcher quelque chose physiquement. J’ai l’impression que la pièce fonctionne comme un réceptacle pour une énergie réprimée, trop longtemps contenue, mise sous cloche pendant un an et demi, et que la soupape saute enfin. Je continue à observer et à comprendre les tenants et les aboutissants du dispositif à chaque fois que l’on joue. Je suis passionnée par cette réflexion collective de savoir où en sont nos corps aujourd’hui, quel genre de débordements ou d’énergie excessive nous ressentons, à quel point nous sommes prêt.e.s à être de nouveau sociables, à être ensemble, à faire la fête ou à prendre du plaisir dans un époque où tous ces aspects ont été réprimés et étouffés.

Concept et performance Mette Ingvartsen. Lumières Minna Tiikkainen. Scénographie Mette Ingvartsen et Minna Tiikkainen. Arrangements musicaux Mette Ingvartsen et Anne van de Star. Costumes Jennifer Defays. Dramaturgie Bojana Cvejić. Photo © Hans Meijer.

Du 15 au 17 décembre au Théâtre de l’aquarium, Festival d’Automne / Atelier de Paris – CDCN