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Calixto Neto « Il y a certainement un avant et un après O Samba do Crioulo Doido »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 1 mars 2021

Dans les années 2000, la société brésilienne est traversée par plusieurs mouvements sociétaux et élans libertaires. Dans un moment de ferveur démocratique suite à la victoire historique de la gauche, incarnée par Lula da Silva, le chorégraphe Luiz de Abreu crée en 2004 le solo O Samba do Crioulo Doido. La pièce met en scène et cristallise les problématiques de cette époque : la représentation du corps noir dans la société, l’héritage de l’esclavage, les questions postcoloniales ou celles liées à la sexualité dans une pays en proie aux relents racistes et homophobie. Si cette pièce est aujourd’hui considérée comme un classique du répertoire de la danse contemporaine brésilienne, la remonter maintenant – dans une période où les libertés ont été mises à mal et entravées depuis l’arrivée au pouvoir de Jaïr Bolsonaro en 2018 – relève bien d’un acte militant et de résistance. Originaire de Recife et installé en France depuis 2013, Calixto Neto interprète aujourd’hui ce solo. Porte-étendard des luttes d’hier et d’aujourd’hui, il revient dans cet entretien sur l’histoire d’O Samba do Crioulo Doido et son contexte de création, sur le processus de transmission avec Luiz de Abreu et les enjeux de remonter une telle pièce en 2020.

Que représente O Samba do Crioulo Doido dans le parcours de Luiz de Abreu ?

Il y a certainement un avant et un après O Samba do Crioulo Doido. O Samba est aujourd’hui dans l’histoire de la danse brésilienne, c’est devenu un « classique contemporain ». Cette pièce a marqué un tournant décisif dans la carrière de Luiz et lui a permis de mettre en perspective tout son parcours artistique. Il avait déjà créé plusieurs pièces et était une figure connue dans le paysage chorégraphique brésilien, notamment dans le sud-est du pays d’où il est originaire. En 2003, il a reçu une bourse du programme Rumos Itaú Cultural et a créé O Samba do Crioulo Doido l’année suivante. L’existence même de ce programme de subvention a participé à l’apparition – ou en tout cas, à la mise en valeur – de tout un groupe d’artistes au Brésil en les accompagnant lors des tournées, y compris à travers des lieux où la danse contemporaine n’avait pas encore de place. C’est un programme qui existe toujours, mais dans un autre format. O Samba met en scène des questions qui traversent l’existence même de Luiz : être un artiste noir, homosexuel, héritier d’une histoire coloniale, vivant dans un pays raciste et homophobe. Même si ces questions ont toujours été au cœur de ses intérêts en tant qu’artiste, O Samba matérialise ces sujets frontalement. La pièce a tout de suite connu un grand succès et a tourné l’année suivante au Brésil et à l’étranger. Mais je dois avouer que le succès d’O Samba a été une véritable surprise pour Luiz car la pièce est née d’une véritable nécessité personnelle, loin de lui l’idée de vouloir se faire remarquer avec. Comme il dit si bien, en paraphrasant la poétesse brésilienne Clarisse Lispector, il a créé O Samba « dans un moment d’urgence et d’utilité publique ».

Savez-vous à quoi répondait cette nécessité ?

En janvier 2019, lors d’une rencontre entre l’équipe du Centre national de la Danse à Pantin et les artistes engagé·e·s dans le projet de reprise, Luiz nous a confié que lorsqu’il a créé O Samba, il pensait à cette époque être le problème, que son corps noir était le problème, qu’il était sur le point de devenir fou, de tuer quelqu’un ou de finir sous une bâche – c’est une expression malheureusement commune qu’on utilise au Brésil pour parler d’un corps mort (le plus souvent des corps noirs). C’était aussi un moment où il voulait changer son rapport à la création, il avait l’impression de devenir un fonctionnaire de la danse, que sa relation avec son métier devenait bureaucratique. Il s’est donc lancé dans ce projet sans avoir aucune idée de comment il allait aboutir.

O Samba a été créé en 2004 dans un Brésil dans un contexte politique, économique, social et culturel très différent d’aujourd’hui. Peux-tu revenir sur l’histoire de ce solo ?

O Samba est né dans un moment de ferveur démocratique cristallisée par l’arrivée au pouvoir du président Lula. C’était la première fois qu’un homme issu d’une classe défavorisée, ancien travailleur métallurgique avec un passé de syndicaliste, arrivait au plus haut poste du pouvoir exécutif du pays. Selon Luiz, ce moment a aussi entraîné  plusieurs formes de libérations : les femmes ont quitté leurs foyers, les gays sont sortis du placard et les noir·e·s ont quittés les senzalas (une senzala était un grand logement destiné aux personnes esclavisées qui travaillaient à l’époque du Brésil colonial, ndlr.). Les gouvernements de Lula et ceux de Dilma Roussef ont enfin compris que le pays avait une dette historique envers une grande partie de la population et ont mis en place des politiques sociales et d’éducation pour en promouvoir l’ascension sociale. La tournée d’O Samba a donc coïncidé avec un grand changement de mentalité en ce qui concerne les places que nos corps minoritaires – aussi bien nos existences que nos discours – occupaient au sein de la société brésilienne. Ces mouvements ont permis de créer des contextes de débats et de réflexions à grandes échelles. Si le solo de Luiz est né dans ce contexte propice de paroles libérées, je crois que sa conception se trouve à un autre endroit de réflexion. Revenir sur l’histoire de la création d’O Samba revient à revenir sur l’histoire du Brésil elle-même. Mais cette fois-ci, cette Histoire est racontée à partir d’autres points de vue. Finalement, un corps noir y raconte l’histoire de son pays à partir de son vécu. En 1888 le Brésil met fin à l’esclavage mais abandonne et n’assure aucun avenir à cette population oubliée dans la nouvelle république qui est proclamée l’année suivante. Cette population n’a jamais bénéficié d’aucune forme de réparation et dont l’extermination a toujours constitué une forme de politique d’État, premièrement par des pratiques eugénistes qui visaient à « blanchir » la population en quelques générations puis en mettant en place le lent génocide de cette population toujours à l’œuvre aujourd’hui. Le Brésil est le premier pays consommateur de pornographie homosexuelle et transsexuelle alors que le nombre de meurtres pour haine envers la communauté LGBTQI+ a doublé ces dernières années. Revenir sur l’histoire de ce solo est aussi revenir sur l’histoire d’une classe artistique qui a effacé la présence des artistes non-blanc·he·s de son panthéon, qui avait – et qui a toujours – du mal à reconnaître notre valeur, à considérer comme valables celles et ceux qui ne faisaient pas partie des canons occidentaux. O Samba cristallise toutes ces questions, le corps de Luiz matérialise cette histoire de désir et de violence, son corps est à la fois méprisé et désiré, fantasmé, exotisé. Les réflexions amenées par Luiz dans O Samba appelaient à des discussions qui n’avaient pas encore de place à l’époque, ou autrement dit, on reconnaissait moins la puissance de son propos. Depuis la société a évolué et les « discriminations positives » ont permis de nous placer à un autre niveau au sein du débat. De plus, l’avènement d’internet comme moyen de communication a permis de propager des discours autrefois minoritaires. Les années qui ont suivi la création d’O Samba, les voix des minorités – les homosexuel·le·s, les noir·e·s, les indigent·e·s – ont fini par s’élever et trouver de la visibilité dans la société. Ça explique sans doute le choc et l’enthousiasme avec lesquels cette pièce a été accueillie à l’époque. Et en même temps, Luiz a ouvert le chemin à d’autres artistes qui ont ensuite marché sur ses pas.

Comment ce spectacle a-t-il été reçu lors de sa création ? J’ai lu que Luiz avait reçu des menaces de mort… Comment est-elle devenue une œuvre emblématique d’une communauté ?

Je ne suis pas capable de dire comment le spectacle a été reçu en général. Mais je peux parler de mes souvenirs et de l’impression que la pièce m’a donnée ainsi qu’aux personnes autour de moi. J’ai été formé, ainsi qu’une génération d’artistes, en voyant des spectacles au Festival International de Danse de Recife. J’ai pu y découvrir des pièces d’Alain Buffard, Wagner Schwartz, Lia Rodrigues, etc. Malheureusement ce Festival n’existe plus, ainsi que d’autres festivals qui ont vu leurs subventions baisser jusqu’à l’arrivée du gouvernement de Bolsonaro qui a simplement marqué leurs arrêts. J’ai vu O Samba do Crioulo Doido pour la première fois en 2005. Je me souviens que ça avait été incroyable de me reconnaître sur scène, de voir un homme noir sur scène qui pose des questions à partir de son vécu. Mes ami·e·s et collègues de danse ont eux aussi la même sensation : O Samba fait partie des grandes pièces que l’on a vu à cette époque et qui est restée dans la mémoire des artistes de ma génération. Elle ouvrait un nouveau champ de possibilités d’engagement personnel sur scène, soit comme point de départ pour poser des questions, raconter une histoire ou simplement comme force performative. Après, en effet, elle a suscité énormément de réactions là où elle était programmée. On peut raconter tout ça avec légèreté aujourd’hui, mais effectivement Luiz a reçu une menace de mort, il y a eu l’interdiction d’utiliser le drapeau par les militaires – qui n’a bien sûr pas été respectée – ou encore sentir une ambiance tendue post spectacle et apprendre qu’un homme avait dit qu’il allait le tabasser. C’est une pièce qui a suscité et qui suscite toujours énormément de réactions parce qu’elle dérange, parce qu’elle reprend possession des signes séquestrés par une partie de la société brésilienne : le drapeau national, (le regard sur) le corps noir ou encore la joie d’une danse qui a été criminalisée avant d’être appropriée et mercantilisée pour vendre l’image fétichisée d’un peuple. En 2004, Luiz provoquait une gêne évidente car il cassait l’illusion brésilienne de démocratie raciale au même temps qu’il détruisait l’image du noir apprivoisé qui ne gênait pas l’ordre des choses avec des questions gênantes.

Pourquoi reprendre cette pièce en particulier, aujourd’hui ?

Certaines pièces ont la capacité de perdurer dans le temps pour leur caractère intemporel, comme si elles venaient d’être créées à chaque fois qu’elles sont montrées. Certainement que O Samba en fait partie. Depuis sa création en 2004, Luiz à plusieurs fois présenté cette pièce au Brésil et malgré son âge elle avait toujours autant de prise avec l’actualité. En 2017, lors d’une invitation à la rejouer au Brésil, Luiz a décidé de transmettre pour la première fois cette pièce. Pedro Ivo Santos a alors été choisi par Luiz pour reprendre son rôle. Et moi je suis juste un nouveau chapitre de cette histoire qui n’est pas près de se terminer. Cette pièce est un classique, d’où découlera encore d’autres versions, des études, etc, j’en suis sûr. Pour cette reprise spécifique, je crois qu’il y a eu une corrélation de plusieurs facteurs : l’annulation de l’édition 2019 de Panorama à Rio de Janeiro et l’invitation du festival au Centre national de la Danse à Pantin. Pour cette occasion spéciale, il y a eu la volonté de présenter des pièces qui ont marqué l’histoire de ce festival qui existe presque depuis 30 ans. Cette reprise était une évidence pour Aymar Crosnier (ancien directeur général adjoint du Centre National de la Danse à Pantin) et Nayse López (directrice artistique du festival Panorama) et mettre en œuvre ce projet a été un réel défi pour les équipes de ces deux structures.

Luiz de Abreu est aujourd’hui aveugle. Peux-tu revenir sur la spécificité du processus de transmission ?

J’ai appris que Luiz était aveugle au moment où j’ai reçu l’invitation pour reprendre le solo et j’ai tout de suite senti que ce processus de transmission allait être spécial. Pour ma part, dès que j’ai eu la confirmation que j’allais interpréter la reprise d’O Samba, j’ai développé une stratégie de travail en considérant le temps qu’on allait avoir pour la transmission en studio et le temps que j’allais devoir prendre seul pour avancer dans l’apprentissage et l’appropriation de la pièce. Mon temps avec Luiz s’est concentré sur des résidences à Salvador au Brésil et ici en France. Nous avions peu de temps de travail ensemble, il fallait donc être efficaces ! Dans un premier temps, le processus était identique à ce que j’avais déjà pu vivre pour une reprise de rôle : apprendre d’après vidéo, en copiant ce que je voyais. Je venais de traverser un processus de création avec la chorégraphe Anne Collod à partir des archives des danses créées par le couple Ruth Saint-Denis et Ted Shawn. Anne s’est beaucoup appuyée non seulement sur le système de notation Laban pour déchiffrer et transmettre les danses, mais aussi à partir de nos observations des vidéos pour pallier ce qui n’avait pas été noté. Lorsque je dansais pour Lia Rodrigues nous avions aussi dû apprendre d’aprés vidéo pour remonter plusieurs pièces du répertoire de la compagnie. L’observation et l’imitation sont la première pratique d’apprentissage du·de la danseur·se. Imiter révèle aussi une forme de respect à l’écriture que j’ai pu ressentir en travaillant avec Luiz et Pedro Ivo Santos, un respect mais aussi la liberté de jouer et d’injecter sa propre interprétation dans l’œuvre. J’ai commencé le travail seul, en France, en apprenant ce que j’appelle l’architecture de la pièce : l’occupation de l’espace, la relation avec les musiques, les déplacements, la respiration, le temps que devait prendre chaque tableau, etc. Je voulais arriver au Brésil en connaissant par cœur la pièce car je savais qu’une fois entrée en studio le travail allait être de tout désapprendre pour ensuite me l’approprier.

Comment se sont déroulées les répétitions avec Luiz ?

J’ai commencé à répéter au Centre national de la Danse à Pantin un mois avant d’aller au Brésil. J’envoyais sur WhatsApp des vidéos à un assistant de Luiz qui lui rendait compte de l’avancé du travail. O Samba est une pièce assez simple dans sa structure et plusieurs fois j’ai entendu Luiz dire que je connaissais déjà la pièce mais que ça ne suffisait pas, qu’il voulait « me sentir » ! Je suis donc allé à Salvador de Bahia où il habite depuis environ une dizaine d’années, ville qui abrite la plus importante population noire au monde en dehors de l’Afrique (près de 80% de ses habitants sont des descendants africains déportés et réduits en esclavage, ndlr). Être sur place, boire des verres après une journée en studio sous la chaleur, louper un jour de travail pour aller marcher 8 km entre Salvador et Bonfim dans une fête mi-carnaval mi-célébration religieuse, trouver les créneaux pour aller à la plage, etc. Je suis persuadé que tout ça faisait aussi partie du travail d’interprétation : imprégner mon esprit, mon corps, mon âme d’expériences, de vie. Tout cela est aussi O Samba ! À Salvador, deux artistes et ami·e·s de Luiz l’ont assistés dans la transmission, il·elle·s étaient ses yeux. Il·elle·s ont chacun fait partie de l’histoire d’O Samba : Jackeline Elesbão, qui a participé à la version de groupe de la pièce réalisée en 2005. Et Pedro Ivo Santos, qui était aussi dans cette version collective, puis qui a été choisi par Luiz pour interpréter le solo lorsqu’il a décidé de ne plus le danser. Je jonglais entre la vidéo de la première version de 2004, les souvenirs de Luiz, les retours de Pedro Ivo et Jackeline qui essayaient de m’accompagner vers ma propre version du solo. C’est à travers ces différentes confrontations de versions d’O Samba que j’ai réussi à bâtir la mienne. La reprise de ce solo est un travail d’équipe, une équipe très spéciale, avec des regards généreux et des présences de haute qualité.

Dans la vidéo que vous avez réalisée sur le processus de travail et qui accompagne la pièce, on peut y voir Luiz vous toucher pour sentir la position de vos muscles, de votre visage…

Oui, lors du premier jour de travail Luiz a dû toucher mon visage pour me connaître. Mais aussi mon corps, pour se rendre compte de mon poids, ma taille, la densité de mes muscles. Et puis, plusieurs fois pendant les répétitions, notre travail passait par sentir mon corps et les mouvements avec les mains. Et moi aussi, parfois, j’ai eu besoin de fermer les yeux et de sentir son corps bouger plutôt que de regarder et imiter. Luiz savait si j’étais stable avec les chaussures en écoutant le son de mes pas, si j’étais anxieux ou pas, si j’étais présent, si je profitais de chaque moment… En parallèle à ce travail assisté, il y a eu des moments tout seul avec Luiz, sans la médiation d’un troisième regard. Ces moments ont été une expérience très spéciale, unique. Plusieurs fois, Luiz disait que ce qu’on faisait, au-delà d’être une simple transmission, était bien la création d’un langage : établir des principes, des points communs, pour échanger nos idées sur le corps noir.

La création s’est finalisée en France, comment s’est concrétisée cette dernière étape ?

Le travail en France a consisté à mettre la pièce debout. Nous étions assistés par Fabrícia Martins qui était au Brésil lors de sa création et qui avait analysé la pièce lors de ses études en France. Cette dernière étape fut le moment de connaître le vrai espace de jeu, la relation avec les décors, l’équilibre entre les talons de quinze centimètres et l’absence de lumière, la proximité avec le public… La création de la reprise s’est passée le 2 février au FARaway, Festival des Arts à Reims, jour d’Yemanjá, l’orixá mère des eaux salées des cultes afro-brésiliens. Je me souviens qu’avant de rentrer sur scène, après avoir allumé et diffusé de l’encens partout, on s’est donné une accolade et Luiz m’a dit: « O Samba est désormais à toi. ». Et moi je lui ai répondu : « Non, c’est à nous ».

O Samba do Crioulo Doido est presque indissociable de son auteur. Quels étaient les enjeux de reprendre la pièce avec un nouveau corps, une nouvelle histoire ?

Je trouve que c’est tout à fait juste de considérer qu’O samba est (presque) indissociable de son créateur. Luiz de Abreu est sans doute l’un des interprètes les plus puissants qu’on a jamais vu sur scène. Et O Samba est une pièce en partie construite à partir de son propre corps, de ses spécificités, sa maîtrise de la samba et d’autres danses dites noires, de la force de son caractère qui donne un poids spécial à sa présence sur scène. Moi aussi, je suis très impressionné par la création et la performance de Luiz. Mettre des noms et prénoms derrière les grands événements est notre façon d’écrire l’histoire en Occident. En constatant notre façon de construire les récits historiques avec la volonté de faire triompher l’histoire en langue blanche et masculine, je me demande si nous pouvons échapper à cette logique s’il nous est offert d’écrire nos propres histoires. Une chose est claire pour moi aujourd’hui : l’expérience de cette transmission avec son propre créateur me prouve que d’autres réflexions sont possibles. Cette expérience a mis en valeur une idée de communauté. Le projet va au-delà de Luiz et moi ainsi que des personnes rencontrées pendant mon séjour au Salvador : Pedro Ivo, Jackeline, Anderson Feliciano, Bruno de Jesus… J’ai vraiment le sentiment que cette pièce commence avant et dure plus longtemps que les 28 minutes où je suis sur scène. Cette rencontre est la continuité d’une démarche, je ne suis pas le premier ni sans doute le dernier à traverser ce processus de transmission. 

O Samba do Crioulo Doido a été créé en 2004. Aujourd’hui, en 2020, sa lecture s’est-elle déplacée ?

Il y a quelques mois, j’ai découvert une vidéo de O Samba do Crioulo Doido que je ne connaissais pas. Luiz est plus âgé que sur la vidéo à partir de laquelle j’avais travaillé : il avait des longues dreadlocks, une longue barbe grise, son visage portait une expression grave et sérieuse. Sa présence était encore plus impressionnante qu’auparavant. J’étais extrêmement intrigué par sa figure et comment son interprétation avait changé avec les années. Je me suis rendu compte alors de la force de cet interprète, chez qui le poids de l’histoire avait dessiné une autre façon d’être sur scène. J’ai pris conscience en voyant cette vidéo que ça avait dû être extrêmement fort pour lui de continuer à jouer O Samba pendant toutes ces années et de voir en parallèle la société changer, jusqu’à son basculement en 2018 lors de l’élection de Bolsonaro. Après coup, j’ai l’impression qu’aujourd’hui la pièce est devenue encore plus radicale, revendicatrice et nécessaire. Mais plutôt que de demander comment la lecture de la pièce s’est déplacée aujourd’hui, je préfère me demander ce que ça veut dire pour moi de la reprendre aujourd’hui, de mettre en perspective le Calixto qui a vu cette pièce en 2005 et qui je suis devenu aujourd’hui. Je trouve intéressant de regarder comment les questions que soulève cette pièce se sont matérialisées dans mon corps à l’époque puis aujourd’hui. Sa force est justement d’être terriblement actuelle sans avoir la nécessité de changer quoi que ce soit dans son écriture. Je constate que même si beaucoup de choses ont changé dans notre société depuis 15 ans, la situation n’a finalement pas vraiment bougé. Et je crois qu’O Samba aura cette force encore pendant longtemps, tant que les populations noires et minoritaires n’arrivent pas à une position égalitaire dans la société.

En effet, cette nouvelle version semble trouver de nouvelles forces qui dépassent son simple statut artistique.

En effet, et cela est peut-être pour moi le côté le plus intéressant de cette initiative. Cette pièce ouvre un champ de discussion sur la représentation historique des corps noirs au Brésil et pourquoi pas aussi en France – si bien sûr on n’a pas la flemme de faire cet exercice de réflexion sur nous-mêmes lorsqu’on voit une œuvre d’art. Depuis l’arrivée au pouvoir de Jaïr Bolsonaro, ces réflexions sont en partie entravées par la difficulté de nous réunir pour en parler, l’annulation du Festival Panorama en témoigne. Présenter O Samba do Crioulo Doido à Paris, dans ce moment où le monde ouvre les yeux sur ce qui se passe au Brésil, permet d’avoir d’autres voix, d’autres nuances de pensée et d’occuper cet espace de réflexion. La France est un carrefour intellectuel de plusieurs nationalités, avec la présence d’une élite intellectuelle brésilienne constituée d’immigré·e·s (ou avons-nous le droit de nous appeler expatrié·e·s ?), des personnes installées ici définitivement ou pas et qui sont présentes lors des évènements liés au Brésil. Ces dernières années nous avons vu l’inclusion d’autres acteur·rice·s dans ces groupes, avec l’arrivée de personnes venues des projets de réparations de dettes historiques (dans ce cas précis, lié à l’éducation avec des programmes de bourses à destination de personnes noires pour accéder à des études universitaires aussi bien au Brésil qu’à l’étranger) promus par le gouvernement brésilien. Ce projet a permis l’accès à l’éducation supérieure à une grande partie de la population qui n’avait jamais eu l’opportunité d’y accéder auparavant. Malgré ce changement de « casting », les personnes qui produisent les discours dans ces contextes parlent trop souvent à partir de points de vue assez semblables, parce qu’elles viennent de contextes sociaux et géographiques assez homogènes si on considère la diversité qui compose le Brésil. Pour résumer, c’est très souvent un point de vue assez blanc, hétérosexuel et de classe moyenne finalement. J’ai la conviction que O Samba met en évidence cette dette historique brésilienne et permet de mettre ce sujet au centre du débat politique et social.

O Samba do Crioulo Doido semble aussi trouver de nouvelles ramifications dans les luttes actuelles, au-delà même du Brésil, aux États-Unis par exemple, mais aussi en France. 

Je crois que regarder la pièce aujourd’hui, fraîchement sorti·e·s du confinement et réveillé·e·s par cette image qui tourne en boucle d’un homme noir à terre, la tête contre le sol sous le poids d’un policier blanc, change indéniablement la force de notre lecture. Parce que O Samba parle de ça, aussi, même si cette histoire a eu lieu aux États-Unis. Ça se passe là-bas, ça se passe au Brésil, ça se passe en France. Et je suis persuadé que les raisons pour lesquelles cet homme blanc se donne le droit de s’agenouiller sur la nuque d’un homme noir au point de le tuer ne sont finalement pas si loin des raisons par lesquelles Luiz a voulu créer O Samba. Le meurtre de George Floyd aux États-Unis a traversé l’Atlantique et a ranimé le débat sur la question raciale en France. Parce qu’ici, en France, on mène aussi des combats contre la violence d’État envers la population noire et périphérique. Et j’aimerais croire que tous ces événements peuvent changer notre lecture de la pièce, ou inversement, que la pièce peut changer notre lecture de ces événements. Honnêtement j’essaie d’être optimiste, mais je vois peu d’écho dans le milieu de la danse, même de la part des institutions qui ont soutenu le projet de la reprise. Le silence que je constate autour de moi, l’absence de réaction de leur part – au-delà de publier un carré noir sur Instagram ou un hashtag sur les réseaux sociaux – ou des lieux que je suis de très près : leurs silences me laissent très sceptique. J’aimerais très fortement qu’O Samba puisse être plus qu’un objet esthétique, soit un outil de réflexion, que cette pièce puisse être aussi un appel à l’action, à la prise de position.

Je ne peux pas terminer cet entretien sans parler de la crise économique et sociale que traverse actuellement le Brésil. O Samba do crioulo doido a-t-il été présenté au Brésil depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro ?

Je crois qu’il faut aussi y ajouter la crise sanitaire. Ce virus peut infecter toutes et tous mais fait crever avec plus de virulence les plus précaires. Au Brésil, ça veut donc simplement dire que les populations périphériques, pour la plupart des noir·e·s et les peuples indigènes, sont en grand danger. Malheureusement pour nous, cette pandémie est arrivée alors que le pays est dirigé par un gouvernement fasciste qui contribue à la mise à mort d’une partie de la population considérée comme jetable et dispensable. Cette mise à mort est déjà mise en pratique par une politique économique néolibérale qui fragilise les plus précaires. Les conditions de travail sont pour certain·e·s de plus en plus proche d’un régime d’exploitation inhumain, la déforestation a atteint un nouveau records cette année et les tensions sociales sont de plus en plus vives après que Bolsonaro ai signé l’année dernière un décret qui facilite la détention d’armes à feu comme promis lors de sa campagne présidentielle. Nous avons eu la possibilité de présenter O Samba au Brésil avant que tout soit suspendu à cause du Covid-19. Même si je vois bien l’importance et la nécessité d’inscrire cette pièce à l’intérieur de ce moment historique, je dois avouer qu’aujourd’hui je crains pour mon intégrité physique, celle de Luiz et celle de ma famille. Le danger de jouer O Samba au Brésil, à mon avis, est toujours présent. C’est pour cette raison que je fais aujourd’hui très attention aux images de la pièce qui circulent sur les réseaux sociaux car c’est un sujet  toujours très délicat au Brésil : les artistes y sont  parfois menacé·e·s, parfois deviennent des bouc émissaires et une partie de la population ne cache plus sa détermination à vouloir éliminer ce qu’elle considère comme problématique. Et je dois avouer qu’être un·e artiste périphérique, homosexuel·le et noir·e n’arrange pas la situation. Ce contexte n’a pas changé depuis 2004 et je ne pense pas qu’il va évoluer favorablement dans un futur proche : la viande la moins chère du marché est la viande noire et continuera à l’être. Mais d’un autre côté, nous constatons ces dernières années l’apparition d’une nouvelle génération d’artistes, de programmateur·rice·s et curateur·rice·s qui cherchent à reconnaître et valoriser une autre histoire de l’art au Brésil, une histoire peu racontée, peu écrite, peu mise en valeur. Dans ce mouvement de revalorisation, la pièce est d’ailleurs invitée à être présentée au Brésil mais on se questionne beaucoup sur comment organiser cette programmation tout en assurant ma sécurité et celle de Luiz. [Propos recueillis en septembre 2020]

Vu au Centre national de la Danse à Pantin. Conception, direction, chorégraphie, scénographie, costumes, production Luiz de Abreu. Interprète Calixto Neto. Collaboration artistique Jackeline Elesbão, Pedro Ivo Santos, Fabrícia Martins. Création lumière Luiz de Abreu, Alessandra Domingues. Régisseur général Emmanuel Gary. Bande son Luiz de Abreu, Teo Ponciano. Assistant de production Michael Summers. Photo © Gil Grossi.