Photo © Lucas Bonnel

La Tierce, 22 ACTIONS faire poème

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 15 avril 2021

La Tierce est une compagnie portée par trois danseur.se.s et chorégraphes, Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri. Plaçant l’expérience du sensible au cœur de leur recherche, leur travail s’attache à « faire avec peu, toucher quelque chose d’inconnu et d’insaisissable, tenter de provoquer une acuité pour l’invisible ». En compagnonnage avec La Manufacture CDCN, La Tierce aurait dû y présenter en janvier dernier la première de 22 ACTIONS faire poème mais la fermeture au public des théâtres a mis en stand-by la tournée de ce nouvel opus. Cet entretien croisé avec Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri est l’occasion d’aborder les réflexions qui circulent à l’intérieur de leur recherche chorégraphique et de revenir sur les enjeux de leur nouvelle création 22 ACTIONS faire poème.

Votre compagnie, La Tierce, à la particularité d’être portée par trois danseur.se.s et chorégraphes. Pouvez-vous revenir sur votre rencontres artistique, vos affinités, et le désir de développer une recherche à trois voix ?

Séverine Lefèvre : Nous nous sommes tous trois rencontré.e.s à Lyon. Après avoir suivi le même cursus au Conservatoire national supérieur de Lyon, Charles et moi avons d’abord entamé des recherches chorégraphiques au sein d’un grand collectif d’ancien.ne.s étudiant.e.s de cette école. En y repensant, je m’aperçois que des questions qui nous occupent aujourd’hui étaient déjà présentes alors : comment faire danse ? Quand et comment advient le geste dansé ? Comment écrire ce geste ? Pour tenter d’y répondre, nous mettions en place des protocoles chorégraphiques précis générant une écriture du mouvement très rigoureuse, qui assumait son aspect formel. A ce moment-là, je crois qu’on essayait vraiment d’isoler l’écriture du mouvement de sa réalisation : la substance même de l’écriture – nous n’utilisions quasiment jamais le mot danse devenait notre objet d’étude, en tant que matière abstraite valant pour elle-même. Nous pressentions que c’est par la précision et la sobriété de son écriture que nous pouvions accéder à une danse vivante, mais nous ne le nommions pas encore de cette façon là. Des pièces ont émergé de ces recherches et dans le même temps, nous avons rencontré Sonia qui étudiait au CNDC d’Angers, dirigé à cette époque par Emmanuelle Huynh. Ses préoccupations étaient proches des nôtres et c’est assez naturellement que nous avons donc commencé à creuser ces questions-là ensemble, à expérimenter lors de résidences, à épaissir des endroits de pensée… et dès 2012, à formuler un projet de compagnie. 

Comment s’articulent vos réflexions, attentes, désirs, dans votre trio ?

Séverine Lefèvre : La forme collective a existé d’emblée. Les temps d’échange et de discussion à trois voix sont donc constituants de nos processus de création: on met en partage les désirs et intuitions de chacun.e, des hypothèses émergent, d’autres s’effacent, on imagine, on écrit, on fait et défait en paroles des dizaines de versions de ce que pourrait devenir la pièce sur laquelle on travaille… et dans un second temps seulement, on expérimente avec nos corps. A travers ce processus, on mène ensemble une sorte d’enquête qui nous permet d’affiner l’endroit vers lequel tend notre recherche, ou autour duquel elle gravite (qu’elle décrive tantôt une ligne, tantôt une orbite). Pour autant, on veille à ne pas nommer définitivement les indices découverts au cours de cette phase, à la fois pour ne pas les réduire ou les circonscrire trop tôt, et aussi pour que chacun.e de nous puisse nourrir le travail à son endroit, et en relation à ses propres inclinations. Ces indices restent, et doivent rester, à interpréter. On pourrait dire que ce qu’on cherche se tient au centre de nous trois, ou plus précisément un peu en réserve, toujours en mouvement, donc jamais tout à fait au centre.

Depuis votre association, comment votre recherche s’est-elle précisée au fur et à mesure de vos pièces ?

Sonia Garcia : Au départ, nous nous sommes retrouvé.e.s autour du souhait d’inventer une écriture, un langage qui nous serait inconnu. C’était un désir très simple mais qui était d’emblée relié à la recherche d’une chose qui nous dépasse. Nous étions alors proches de Julien Monty qui faisait partie d’un collectif qui s’appelait Loge 22 et qui nous a beaucoup nourri au départ, avec Jordi Gali, François Laroche-Valière… Dans leur sillage, nous avons commencé par travailler autour d’une écriture régie par des déplacements d’objets. De cette pratique sont nées les pièces et performances Extraction (2013), En creux (2015) et Inaugural (2016), toutes trois articulées autour d’un nouveau langage déterminé par l’organisation de ces objets. Le statut de ces objets s’est précisé petit à petit : ils sont progressivement devenus des outils avec lesquels créer du vivant, un support pour les imaginaires comme nos corps et peut-être moins des prétextes à créer de la forme, ce qui était un peu le cas au départ. Après avoir surtout utilisé des pierres et des tasseaux de bois, nous avons convoqué pour D’après nature (2018) des objets plus lourds. Dans cette pièce, nous essayons de construire du paysage avec ces blocs de pierre blanche, de la mélodie et nos corps. Les corps ont assez rapidement été décentrés des projets, avec la conviction que c’est en les mettant à égalité avec l’espace et le son que ce que l’on cherche – ce quelque chose de plus grand – peut apparaître. Et c’est précisément ce qui a guidé la pièce suivante, 22 ACTIONS faire poème (2021) que nous venons tout juste de créer : nous essayons de mettre en jeu des choses que l’on n’arrive pas à saisir, des actions extrêmement simples qui, lorsqu’on prend le temps de les vivre, parlent d’autre chose de très difficile à nommer. Quant à la prochaine pièce, Construire un feu (titre provisoire), que l’on souhaite créer à l’hiver 22-23, nous la débutons sur un tout nouveau terrain : faire une pièce qui aurait pu exister à n’importe quelle époque, donc sans références. Une sorte de « cœur » du spectacle articulé autour de plusieurs questions, plusieurs fantasmes : qu’est-ce qui a poussé des personnes à se rassembler autour d’une histoire, d’une danse, de formes nouvelles ? Comment est né le premier geste abstrait ? A quoi ressemblait-il ? Était-il adressé ?

Aujourd’hui, comment énonceriez-vous les grandes réflexions qui circulent dans vos projets artistiques ?

Charles Pietri : Nos réflexions au départ des projets sont souvent les mêmes : faire avec peu, toucher quelque chose d’inconnu et d’insaisissable, tenter de provoquer une acuité pour l’invisible. Mais c’est une question difficile parce que j’ai l’impression que c’est un peu en train de changer… Pendant 22 actions, on reprenait souvent une expression d’Alain Damasio qui parle “d’empuissanter le vivant”: on a toujours le souhait que le.a spectateur.rice se sente un peu plus vivant.e après avoir vu une pièce ; donc en creux, on parle de la mort et de notre rapport au monde dans sa globalité. Je crois que c’est pour ça qu’on met en scène des corps vulnérables. Enlever toute représentation de corps de pouvoir au plateau, ça favorise une certaine empathie, une projection du public à partir de qui il est, lui, et pas à partir d’un idéal. C’est la seule manière de changer notre rapport au monde : se mettre à un endroit du sensible qui nous met à égalité avec ce qui nous entoure, que ce soit à l’endroit de l’infiniment petit ou du gigantesque, donc des choses que l’on ne connaît pas… Et plus on avance avec ça, plus on élargit le champ de notre ignorance ; et plus on l’élargit, plus le vivant se manifeste, un vivant multiple. Donc le grand axe de la compagnie c’est de chercher quelque chose qui nous échappe tout le temps ! Qu’on ne peut pas nommer mais parfois c’est là. Écouter le vivant, et tendre à le partager avec des êtres humains en face de nous, même s’ils ne le voient pas ou n’y croient pas. Ça relève d’une forme de croyance… Il y a quelques jours j’écoutais un physicien à la radio qui disait que même en physique il y a tellement d’inconnues qu’il n’y a aucune façon de questionner qui est mise de côté : on découvre l’univers, l’infini, juste avec des hypothèses. Nous, notre façon de chercher, c’est de passer par quelque chose de l’ordre du sensible : de se mettre en écoute et de partager nos pistes ! On est plein d’artistes à pister cette chose là, et la danse à quelque chose de particulier à voir avec ça.

Comme son nom l’indique, votre projet au long cours PRAXIS, dont les premiers laboratoires datent de 2015, témoigne de votre intérêt pour la recherche, l’expérimentation et la rencontre, dans l’idée d’avancer. Comment prennent forme ces laboratoires ?

Séverine Lefèvre : PRAXIS est en quelque sorte un format de résidence-performance qui a lieu dans un temps resserré de cinq jours. Invité.e.s par un théâtre durant une semaine, nous invitons à notre tour deux artistes à venir investir simultanément les espaces mis à notre disposition pour y mener des recherches qui seront partagées, le dernier soir, avec un public. Ce sont donc trois recherches qui s’ouvrent en même temps : chaque artiste invité.e formule la sienne, et La Tierce également. Parfois chacun.e fait ses essais de son côté, d’autre fois tout le monde participe à l’essai d’une personne… c’est très ouvert et ça change à chaque fois ! Les modalités de rencontre et de collaboration s’inventent sur le moment en fonction des désirs et des idées qui s’y développent. Cinq jours de résidence, ça passe très vite, alors on se lance dans la pratique avec une certaine urgence : on observe que cette immédiateté nous permet de rester honnêtes avec l’idée de faire tentative. Sans résultat préconçu ou escompté, on passe à l’action, on manipule, condense, digère, écrit, agit : on performe une recherche. Lorsqu’on formule ces invitations, on enjoint les artistes à se saisir de ce temps pour imaginer une tentative qui déborde de leurs productions/créations en cours, ou même qui s’en émancipe totalement. Car au fondement de PRAXIS, il y a l’envie de mettre en partage des gestes en train de s’inventer, des objets artistiques encore bruts qui n’ont pas le temps d’atteindre une forme entièrement maîtrisée. Il s’agit de revendiquer l’expérimentation et la tentative comme des actes ayant une valeur intrinsèque, qu’il est intéressant de mettre en partage. C’est aussi un espace qui rend possible une certaine prise de risque, où l’on peut rester dans l’inachevé et échanger des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses.

Comment ces invitations nourrissent vos réflexions, vos pratiques, et font avancer votre travail en cours ?

Séverine Lefèvre : On a pensé ce projet en 2015 avec l’idée d’en faire un rendez-vous régulier. On en est aujourd’hui à la dix-septième édition et on est vraiment très heureux d’avoir accueilli les pensées et les gestes de tant d’artistes et d’avoir, à des degrés très divers, pris part à leurs questionnements. Il est clair qu’à travers ces rencontres, les formats comme PRAXIS nourrissent nos pratiques respectives en profondeur. Et c’est génial de savoir que d’autres initiatives agitent des idées similaires : je pense ici au festival OKAY CONFIANCE porté notamment par Anne-Lise Le Gac, qui a déjà pris corps dans plusieurs lieux pour y mener ses expériences. Des artistes qui lancent des invitations à d’autres artistes, ça a sûrement toujours existé, et on continue avec joie ! Aussi, lorsque ce projet est né, on a tout de suite articulé le temps de recherche avec un temps de partage public ; on aime beaucoup le fait qu’il faille précipiter quelque chose au dehors en si peu de temps. Lors d’une soirée PRAXIS, ces partages de recherche adoptent des angles et des formats extrêmement variés: performances chorégraphiques, théâtrales, vidéos, récits, témoignages, expositions performées, dialogue avec le public… ou tout ça à la fois!  C’est assez passionnant de pouvoir accéder à la pensée d’un.e artiste dans la mise à nu et le dépouillement qu’induit cette temporalité ramassée. Et ce que je trouve beau, c’est que le public accompagne l’artiste dans sa prise de risque : il suit le chemin de sa pensée, s’aventure avec lui.elle dans ses questions et les mots qu’il.elle pose sur sa recherche, en ayant la possibilité d’échanger et d’accéder à sa documentation. Une mise en commun d’objets, de questions, de désirs et d’instincts qui réunit spectateur.rice.s et artistes dans une curiosité, une honnêteté et une bienveillance partagée.

Vous indiquez, pour votre nouvelle création 22 ACTIONS faire poème, avoir voulu « mettre en jeu des choses que l’on n’arrive pas à saisir, des actions extrêmement simples qui, lorsqu’on prend le temps de les vivre, parlent d’autre chose de très difficile à nommer. ». De quoi résulte cet « objectif » de départ ? Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce nouveau projet ?

Sonia Garcia : En mars 2018, lors du PRAXIS #11, Charles a souhaité faire un essai dégagé des attentes “d’être compris” – ce projet est assez ouvert pour permettre de poser ce genre de postulat au départ de la recherche ! Avec Julien Monty, qui était invité à ce moment-là, ils ont déroulé ensemble toute une série d’actions simples avec des objets. C’était très beau, il y avait quelque chose de très brut mais aussi de très épais, un peu voilé, insaisissable… Nous n’avions pas encore fini D’après nature mais nous savions que la pièce suivante découlerait de cet essai PRAXIS qui nous avait beaucoup troublé.e.s. Nous avons donc commencé à travailler avec ces actions, qui généraient toujours un écho singulier chez chacun de nous : avec ces gestes en effet, nous ne nous rejoignons jamais dans les mots que nous pourrions y apposer, ce sont les formes qui nous réunissent. Face à ce constat, nous avons continué à travailler, silencieusement, conscient.e.s de cet espace fertile au creux de la forme. Très vite, nous nous sommes rendu.e.s compte que ce projet, que nous envisagions à l’époque comme un solo assez découpé, avait besoin d’une prise en charge du temps long et de corps se faisant amplificateurs de ce que les actions avaient soulevé. Il y a un poème de Jules Supervielle intitulé “Mouvement” qui décrit un cheval qui, en tournant la tête, voit avec indifférence ce que personne ne voit et ne reverra jamais, mais qu’un autre cheval, vingt mille siècles avant lui, a vu aussi. On a eu le désir de réunir deux corps qui se faisaient les signes d’un monde invisible, le relai de ce que les actions génèrent: qui donnent à voir ce que le cheval à vu, en quelque sorte. On les a appelé.e.s les “sources”, parce qu’on a souhaité que ce soit leurs corps qui diffusent le son de la pièce avec des petites enceintes dissimulées sous nos vêtements. C’est ce chantier qui nous a pris le plus de temps. C’était très difficile de parvenir à convoquer des corps au-delà de leur humanité, pour que leurs deux présences incorporent et restituent le paysage, la vie à l’intérieur, les couches qui le sédimentent.

Pouvez-vous revenir sur le processus de 22 ACTIONS faire poème ? Quels ont été les différents axes de recherches et vos méthodes de travail ?

Charles Pietri : En premier lieu, on a cherché des actions qui faisaient sens pour chacun.e, avec en tête cette idée de ne pas pouvoir nommer ce qu’elles produisaient : certaines venaient éprouver une loi physique ou rappeler une activité faite étant enfant, d’autres résonnaient avec des haïkus que l’on lisait régulièrement… On faisait tou.te.s plusieurs actions, et certaines nous faisaient entrer en résonance ensemble. On a très vite écrit une partition d’actions à activer dans l’espace Dans un second temps, on a projeté les sources au milieu de cela, en essayant qu’il.elle.s soient les plus poreux.se.s à ces actions, car on émettait l’hypothèse que ces actions bougent quelque chose à un endroit qu’on ne voit pas. Et après il y a eu la question de certaines danses qui sont arrivées : on a été très influencé.e.s par le travail de Loïc Touzé, Mathieu Bouvier et de Rémy Héritier, et pour ce chantier nous sommes partis du postulat que la danse est déjà là, dans l’espace, avant nous : si les sources sont si poreuses que ce que l’on croit, des danses peuvent s’emparer d’elles. Il y a une danse en particulier qui nous a demandé beaucoup de travail : c’est une danse où il s’agit d’être tellement poreux.se.s (on disait qu’un coup de vent pourrait même emmener le corps qui la danse en dehors du plateau) que ce qui préexiste dans l’espace peut traverser ce corps (ici Pierre Pietri) et devenir une danse qui se révèle et se découvre à chaque instant. C’était nouveau pour nous d’essayer cette ouverture au geste qui vient, simplement, sans égo, plutôt que de s’appuyer sur une écriture rigoureuse qui sait justement un peu trop d’où elle vient. Avec 22 ACTIONS faire poème, contrairement à nos précédentes pièces où l’écriture du geste laissait peu de place à l’improvisation, la danse advient et s’éprouve sur le moment.

Comme son titre l’indique, 22 ACTIONS faire poème se compose de « 22 actions ». Sans dévoiler le contenu de la pièce, pouvez-vous revenir sur « l’essence » de ces actions ?

Séverine Lefèvre : Pour parler davantage des actions, je dirais qu’elles ont toutes en commun d’être très simples et de placer le réel comme sujet poétique fondamental. Chaque action est une expérience concrète qui s’inscrit absolument dans le présent de sa réalisation : l’action a un début, une durée propre et une fin. Tout est donné, tout est visible. Et pourtant, au fur et à mesure de sa réalisation, elle laisse entrevoir une potentialité plus vaste, parfois vertigineuse ; c’est autre chose qui est perçu, quelque chose qui est en deçà des formes. C’est exactement comme un haïku : quelques mots sur une page blanche qui, la plupart du temps, décrivent simplement une situation à un moment donné. Seulement ça. Et c’est en fait tout un monde qui s’ouvre furtivement, dévoilant une profondeur insoupçonnée de prime abord. On a lu beaucoup de haïkus (ou des formes poétiques japonaises qui s’y apparentent) lors des premières résidences de 22 ACTIONS faire poème, notamment ceux de Takuboku, (découverts avec les morceaux géniaux du groupe bordelais “je ne sais quoi”) qui s’écartent d’ailleurs franchement d’une tradition contemplative des beautés de la nature. C’est vraiment une constante dans notre travail : on s’intéresse à ce qui est perçu au-delà du visible, et si on creuse un peu, cela se manifeste aussi dans la scénographie de cette pièce. Il y a par exemple un carré de tissu blanc suspendu à quelques centimètres du sol en fond de scène. Un peu comme une toile blanche encore vierge de toute peinture, il s’offre au regard durant la pièce entière. Toutefois, ce qu’il fait exister par delà sa surface, c’est bien l’espace qui se trouve derrière lui et qu’il dérobe à notre regard. Il nous fait voir à la fois l’espace qu’il contient et celui qu’il nous cache. Et ce phénomène se rejoue à chaque action de la pièce. Plus largement, je dirais qu’on souhaite proposer un état d’extra-attention partagé par les spectateur.trice.s et les danseur.se.s au plateau. Ce qu’on nomme faire poème est le résultat de ce mode d’attention singulier qui se mue en état de création ;  on a le souhait de créer des pièces où chacun.e puisse s’éprouver “vivant parmi le vivant”.

Dans votre précédente pièce D’après nature, le plateau est pensé comme un espace-paysage. Parmis les différentes actions que vous y effectuez, vous manipulez des blocs de plâtre pour élaborer des constructions minimales au plateau, de potentielles architectures, des paysages fictionnels. Comment se présente l’espace de 22 ACTIONS faire poème ?

Séverine Lefèvre : Sur scène, il y a une surface de liège sur le sol qui crée comme un terrain déjà vivant, avec ses marbrures, ses reliefs et sa matière. Autour de cette surface sont disposés des objets de différentes natures : une pierre, un miroir, des ficelles et des feuilles de papier, deux cloches, un fruit entamé, de l’eau, un instrument de musique, etc… Sonia se saisit tour à tour de ces objets – certains sont activés et d’autres pas – et fait expérience avec eux. Elle fabrique et manipule des matières, prend le temps d’éprouver les conséquences d’un geste, observe les lois de la physique ou guette la moindre variation de l’état des choses. Ce faisant, elle propose un état d’attention au réel « surinvesti » qui, par extension, se propage aux spectateur.trice.s, devenant chacun.e témoin des manifestations sensibles du réel. Peu à peu, un paysage se modèle à la faveur des dépôts laissés par les actions sur le sol. Comme dans un recueil de poésie dont on tournerait les pages l’une après l’autre, chaque action s’ajoute en surimpression à la précédente (encore visible par transparence à travers la trame du papier) ; elles sédimentent à mesure qu’on avance dans la pièce.

Vous auriez dû présenter la première de 22 ACTIONS faire poème à La Manufacture CDCN avant l’annulation de l’évènement à cause de la situation sanitaire. Comment se conclut un processus sans l’étape finale de la première face à un public ?

Sonia Garcia : Contrairement à d’autres artistes qui ont vu leur première reportée ou annulée, nous avons eu la chance de pouvoir jouer cette pièce à huis clos devant un public professionnel composé de programmateur.rice.s mais aussi d’artistes et de personnes qui suivent le travail depuis plusieurs années ; et quelque part, la pièce a existé sur ces deux jours au-delà de nous. Bien sûr, cela ne remplace pas un public mixte, bien que pour notre travail je ne crois pas que nous fassions la différence entre des regards experts et des regards néophytes. Quoi qu’il en soit, ces présentations ne remplacent pas les re-présentations qui se sont annulées, mais de notre côté nous avons vraiment eu la sensation de jouer, de donner la pièce. Et c’est sans doute d’autant plus possible pour cette pièce qui convoque le public à un endroit plutôt intime : nous avons fait le choix dès le début de cette production de réduire la jauge à environ 80 places en invitant les spectateur.rice.s à être au plateau avec nous, et en jouant deux à trois fois par jour. Ce n’est de toute façon pas une pièce qui peut faire sens avec un ensemble trop grand en face de lui. Je dirais également que nous avons parfois présenté des performances avec 2, 3 spectateurs dans la salle sans que cela, je crois, n’interfère dans nos présences. Il s’agit alors de diriger l’attention vers le fait que la pièce existe, ici et maintenant… En général, je crois que l’on essaie de garder une attention pour ce que déploie un projet dans l’espace au-delà du nombre de spectateurs présents. Mais évidemment, nous agissons dans le milieu du spectacle vivant public, et cette réflexion ne prend pas en compte les logiques de diffusion des théâtres, les impératifs de jauges et les taux de remplissages imposés par les tutelles. Cela fait un moment que nous avons le souhait de pouvoir jouer pour une petite jauge et l’on espère que le dispositif imaginé pour 22 ACTIONS faire poème pourra fonctionner pour les lieux qui nous accueillent… C’est important parce que le public regarde très différemment selon s’il est massé dans l’ombre ou s’il est en proximité, son regard inclus dans l’œuvre.

Les théâtres et les lieux culturels ont à nouveau fermé leurs portes pour une durée indéterminée. Comment vivez-vous cette nouvelle période ?

Charles Pietri : C’est dur, l’expérience d’être spectateur me manque, celle d’adresser des projets à un public aussi. Alors oui, on croit au fait que quelque chose se passe même s’il n’y a personne pour le voir, qu’une pièce propose quand même quelque chose au monde même si elle est cachée entre quatre murs… Mais il faut bien avouer que l’expérience concrète de la rencontre avec un public manque. Au delà de ça, j’observe que l’on est dans une situation où le gouvernement essaie de préserver ce qui est déjà en place, dispositifs, lieux et équipes, et pour nous qui sommes identifi.é.e.s et un peu soutenu.e.s c’est salvateur, mais par contre cette crise enlève la possibilité à des personnes qui veulent créer pour la première fois de pouvoir se lancer… 

Sonia Garcia : Pour ma part, l’abattement des premiers mois a fait place à une grande lassitude : je construis, reporte, annule, réinvente, fais et défais les différents plans avec une attitude proche de l’indifférence et sans affect ni presque aucun attachement. Ça a été tellement dur de voir les évènements que l’on préparait depuis 1, 2 ans s’annuler les uns après les autres que je pense qu’il y a une forme de protection qui s’est mise en place. Mais je vois que la plupart de nos partenaires sont épuisé.e.s et ne vivent pas du tout la chose ainsi… C’est globalement un moment difficile pour tout le monde et chacun.e y réagit avec qui il.elle est, et surtout comme il.elle peut. Et puis nous avons récemment déménagé à la campagne, en périphérie de Bordeaux, et cette nouvelle vie plus proche de la nature, plus simple sans doute, nous permet de relativiser peut-être un peu. 

Séverine Lefèvre : En ce moment, ce qui me pèse le plus, c’est de ne plus pouvoir voir de pièces, performances, expositions, discussions autrement que sur un écran… pas évident d’être privée du contact avec les œuvres. Et puis, la période est très paradoxale: les résidences et la création continuent, nos pensées et nos corps restent en mouvement, je dirais même qu’on travaille (presque) normalement, et pourtant toute cette vie et toutes les créations qui apparaissent actuellement demeurent cachées, et leur partage empêché. L’élan côtoie l’attente quasi immobile de décisions qui ne viennent pas… On a la chance d’être en compagnonnage avec La Manufacture CDCN qui tente, comme de nombreux acteur.trice.s du secteur chorégraphique, de trouver les moyens les plus pertinents pour accompagner les projets en cette période. On échange beaucoup avec l’équipe et l’on sent que la solidarité avec la création est bien là, mais… arrive le moment où l’on est tou.te.s limité.e.s dans les projections que l’on peut faire.

Conception, espace et chorégraphie: La Tierce – Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Charles Pietri. Interprétation: Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Pierre Pietri. Création sonore: Clément Bernardeau, Kevin Malfait. Création lumière: Serge Damon. Photo © Lucas Bonnel.