Photo Herder Milo Rau c Michiel Devijver

Milo Rau « Je suis attiré par la réalité, alors même que celle-ci représente l’impossible au théâtre »

Propos recueillis par Nicolas Garnier

Publié le 5 septembre 2019

Metteur en scène prolixe dont les créations abordent, dans un registre documentaire prônant la distanciation, les jeux de pouvoir et de dominations qui traversent la société, Milo Rau est aussi depuis mai 2018 directeur du NTGent. Sa nomination a été l’occasion d’un profond remaniement du théâtre gantois afin de répondre aux exigences artistique et politique que l’auteur déploie dans ses multiples activités. Mais ces nouvelles responsabilités ne l’ont pourtant pas détourné de sa vocation première, au contraire. En plus de la réactivation d’anciennes pièces ayant largement tourné, comme ce fut le cas pour Hate Radio (2011), il multiplie les projets, aux derniers rangs desquels, Le Nouvel Évangile (2019) et Oreste à Mossoul (2019) qui ouvrira la saison au théâtre Nanterre-Amandiers. Infatigable créateur, toujours à l’affût des bruits du monde, Milo Rau revient ici sur les enjeux esthétique de son œuvre et réfléchit à la manière dont ceux-ci s’articulent à une ambition politique affirmée.

Avec Hate Radio, Compassion (2016) et Le Tribunal sur le Congo (2017), vous composez une trilogie autour de l’histoire post-coloniale de la République Démocratique du Congo. D’où vient votre attachement pour l’histoire du Congo et de la région de l’Afrique Centrale ?

Le point de départ de Hate Radio a été un hasard musical. J’ai rencontré un survivant du génocide en 2007 à Berlin et je me suis rendu compte qu’on avait écouté exactement la même musique à l’époque, celle que l’on pouvait entendre sur MTV et sur la Radio-Télévision libre des Mille collines (RTLM) en 1994. Nous sommes la première génération à avoir vécu une véritable globalisation de la culture, nous écoutions tous les deux MC Hammer pendant que l’un de nous essayait de survivre à un génocide. Le second point de départ a été économique. En Suisse, nous avons toutes les raffineries d’or concentrées autour de Genève. C’est à cet endroit que le prix de l’or explose. Quand il sort de terre au Congo, il ne vaut rien, c’est une fois qu’il est importé et traité que sa valeur monte. Je me suis donc interrogé sur ce système où ceux qui ont la richesse n’en profite jamais. Pour Le Tribunal sur le Congo, l’objectif était de rendre visible les luttes économiques que l’on a pour habitude de considérer comme trop complexes. Je voulais raconter ces histoires de globalisation à travers différentes formes de procès. Les trois pièces forment une trilogie autour des questions de la globalisation et du colonialisme qui irriguent par ailleurs tout mon travail. C’est une manière d’affirmer que l’Afrique est inscrite dans l’histoire européenne. Dans son livre Congo, David Van Reybrouck dit que le Congo et l’Europe ont une histoire parallèle. La région de l’Afrique centrale a eu le malheur d’avoir tout ce dont l’Europe avait besoin. D’abord les esclaves, ensuite le caoutchouc, l’uranium pour la bombe atomique et aujourd’hui le coltan et l’or. Il faut bien se rendre compte que si, pour une semaine, l’importation des ressources d’Afrique de l’ouest cessaient, toute l’économie Suisse ou même européenne s’arrêterait. Nous sommes totalement dépendants, et pourtant nous avons réussi à renverser cette dépendance. Comme je le dis dans Compassion, il s’agit d’une relation d’exploitation par la force vraiment classique, presque telle que décrite par Marx, où ce qui compte à la fin c’est qui possède les mitraillettes. Au fond, tout cela reste une question de force, même si elle est camouflée derrière des prétextes sophistiqués.

Dans Compassion, le personnage principal, incarné par Ursina Lardi, condense de nombreux témoignages. Comment avez-vous sélectionné et combiné ces différentes sources ?

Les éléments qui composent le récit viennent de moi, mais aussi de nombreuses autres personnes. Il s’agit d’une reconstruction fictive basée sur des témoignages à propos d’une situation bien réelle. Le rôle interprété par Ursina Lardi est un personnage allégorique qui emprunte beaucoup à la figure d’Œdipe, ce personnage mythologique voulant prévenir un malheur tout en étant lui même l’agent de ce malheur. C’est une bonne allégorie de l’ambivalence de l’action humanitaire.

Vos pièces utilisent la projection vidéo simultanée pour doubler la performance des acteurs sur scène. Qu’est-ce que ce dédoublement de la représentation vous apporte en termes de mise en scène ?

Il y a d’abord un jeu sur la synchronicité et la non-synchronicité, entre ce qui se passe sur scène et ce qui y échappe. Quand j’aborde la vidéo, je me demande ce qui est nécessaire à la représentation. Dans une scène de La reprise qui se déroule en discothèque, la vidéo me permet de montrer les éléments qui font d’un espace une discothèque. Dans Five easy pieces (2016), il y a un jeu entre les enfants qui jouent sur scène et les adultes qui les doublent sur l’écran. Pour moi, l’acte mimétique est l’acte fondateur du théâtre, mais aussi de la vie sociale. C’est de cette façon que l’on apprend la vie en société, comme quelque chose qui est joué. Je garde un point de vue de sociologue sur ce point, il n’y a pas de faits naturels, tout s’apprend. Si l’on arrêtait avec la démocratie, par exemple, ce serait fini pour de bon. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse beaucoup aux institutions symboliques qui peuvent modifier la société en montrant l’exemple. Pour revenir à l’usage de la caméra sur scène, celle-ci offre une grande intimité par la proximité avec les visages. Cela permet de ne pas recourir à une trop grande théâtralité. À ce titre, j’aime beaucoup les films de Pasolini car ils sont faits uniquement de plans très proches ou très larges. Il n’y a rien entre les deux car ce n’est pas intéressant. Enfin, il y a toutes les choses qui ne peuvent être montrées que par la vidéo : une action qui ne se déroule qu’une fois, un lieu, un contexte, des gens qui sont sur place et ne peuvent pas se déplacer. Je travaille actuellement sur deux projets qui dépendent d’un contexte très fort, une pièce intitulée Oreste à Mossoul, entièrement créée dans l’ancienne capitale de Daesh, et un film en Italie du Sud sur la vie de Jésus, Il nuovo Vangelo, que je réalise avec d’anciens comédiens du Vangelo de Pasolini et de La passion du Christ de Mel Gibson, tous deux tournés à Matera, mais aussi et surtout des réfugiés, des philosophes, de petits paysans. Ces rencontres ne peuvent avoir lieu qu’une seule fois. Les œuvres sont comme l’archive de ce processus.

La captation vidéo et la performance théâtrale diffèrent dans leur rapport à la présence. Comment pensez-vous la complémentarité entre ces deux modes de représentation ?

Je crois que la répétition dans le théâtre est ce qui fait toute sa beauté. Parfois des pièces peuvent être jouée 200 ou 300 fois… Cela rend certaines choses impossibles. La vraie violence notamment, qui est possible dans un film, ne peut pas se refaire 200 fois sur un plateau. En revanche, la vraie émotion, elle, est possible au théâtre, il n’y a pas qu’un seul moment émotionnel. La répétition du théâtre oblige à trouver une dose de fictionnalisation afin de traduire certaines émotions tout en les rendant répétable 300 ou 400 fois. C’est là que réside toute la difficulté selon moi. Sur scène, il y a toujours à la fois l’illusion et l’exposition de l’illusion, il faut donc constamment jouer sur plusieurs niveaux. Avec la postmodernité, l’exposition de ces différents niveaux est devenu le contenu même de certaines pièces. Je voulais intégrer ce constat tout en le dépassant, pour faire un théâtre conscient de lui-même qui puisse en même temps parler d’autre chose. C’est l’idée qu’une pièce qui sait qu’elle n’est qu’une pièce, sans quoi elle est réactionnaire, peut quand même être dans le réel. Cette problématique m’accompagne depuis longtemps. Je suis attiré par la réalité, alors même que celle-ci représente l’impossible au théâtre. 

Vous vous réappropriez un certain nombre de codes visuels associés à l’esthétique du témoignage, notamment la parole face caméra qui renvoie forcément au choix de Claude Lanzmann dans Shoah. Jusqu’à quel point ces codes sont-ils transposables sur scène ?

Il y a un malentendu car je ne travaille pas avec des témoignages : j’écris des récits. Les personnages sur scène traduisent leur expérience et leur biographie, mais je joue avec cette traduction. Je recherche une forme de clarté et de nécessité dans l’expression. Je cherche à produire un besoin suffisant pour que le geste théâtral devienne nécessaire. Par exemple, je travaille actuellement avec un acteur irakien pour qui la chute de Saddam Hussein a été une véritable libération, au point de redonner sens à son métier. Mon travail se développe toujours dans une forme de nécessité, en rencontrant des gens qui partagent ce besoin d’expression. Certains acteurs de Hate Radio ont survécu au génocide. Lors de la première, au Rwanda, sur les lieux mêmes du crime, ils interprétaient les bourreaux qui rigolaient de leur propre famille. Je me suis beaucoup interrogé sur cette situation. Lanzmann dit dans Shoah que même s’il avait trouvé des films tournés à Auschwitz il les aurait détruits car ils n’auraient jamais traduit la totalité du génocide. C’est une interrogation fondamentale. Comment traduire la totalité d’un événement ? Le choix de Lanzmann de ne travailler qu’à partir de témoignages est un geste de mise en scène pur et clair auquel on ne peut rien reprocher, pourtant dès que les témoins montent sur scène cela devient tout de suite beaucoup plus complexe. Cette complexité propre au théâtre m’a toujours intéressé. Je l’ai explorée en invitant des groupes que l’on n’a pas l’habitude de voir sur scène, comme des enfants dans Five Easy Pieces ou des acteurs porteurs de handicap dans Les 120 journées de Sodome (2017).

Les gens présents sur scène jouent leur propre rôle. En quoi ces expériences personnelles influencent-elles chaque projet ?

Je dépends beaucoup des personnes avec lesquelles je travaille. C’est à la fois une question de légitimité et d’imagination. Je ne m’exprime jamais directement mais toujours à travers les autres. Lorsque j’arrive sur un plateau avec une vingtaine de techniciens et d’acteurs, c’est à ce moment-là que je commence à penser et à avoir des idées. C’est un acte social. Les idées que j’ai seul me paraissent moins légitimes, elles ne sont que le fruit de mon imagination. Au contraire, je recherche des idées qui ne semblent pas venir de moi directement. On pourrait dire que je pratique une sorte de surréalisme du réel. J’affectionne beaucoup la méthode du casting pour cette raison. Depuis quinze ans j’ai une pratique presque obsessionnelle du casting. J’en fais dans toutes les villes où je vais, même en vacances. C’est un prétexte pour rencontrer des gens et des histoires. Pour Lam Gods (2019), qui était ma première création au NTGent, on a organisé des auditions pendant des mois afin de découvrir la ville de Gand et ses habitants. C’était un geste de bienvenue et une manière d’ouvrir le théâtre en invitant plus de gens sur scène que dans la salle. Les castings me permettent d’ouvrir l’espace scénique afin que tout ne se décide pas uniquement entre professionnels de la mise en scène.

Vos spectacles ne sont pourtant pas réservés aux non-professionnels, vous travaillez au contraire souvent avec des comédiens qui racontent leur propre histoire. Comment concevez-vous cette union entre le témoin et l’acteur, entre la personne et le personnage ?

Il y a certains acteurs qui m’accompagnent sur plusieurs projets comme Ursina Lardi, Sébastien Foucault, Johan Leysen ou Sara De Bosschere. Je les considère à la fois comme des amis et des co-auteurs. Je m’intéresse aux histoires vécues, mais je suis aussi attaché à l’art de ces comédiens. À la manière d’un musicien ou d’un écrivain, l’acteur doit maîtriser ses instruments, à savoir la langue, l’espace, le corps, l’émotion et la Relation qui est créée entre tout ça et le public. C’est une maîtrise de la Situation. Je conçois le rôle du comédien dans un sens classique et presque allégorique. Je suis très inspiré par l’art baroque, dans lequel l’authentique est explicitement artificiel. Par exemple, la musique de Johann Sebastian Bach est extrêmement émouvante en même temps qu’elle est rigoureusement mathématique. Ma trilogie sur l’Europe est construite comme une musique de Bach, avec des voix qui se répondent à distance, comme autant de monades. C’est très intéressant de voir comment la conception de l’individualité à l’époque Baroque a dégénéré depuis. Pour un penseur comme Pascal, l’individu est à la fois rationnel et irrationnel, c’est un rôle défini, une certaine façon d’écrire, et en même temps quelque chose de chaotique. Mon expérience de la mise en scène est très proche. Au départ je suis paniqué car je commence avec beaucoup d’éléments sans savoir où je vais. C’est comme si j’étais ivre et après avoir fait des cauchemars en dormant je me réveille soudain avec une image mathématique sans comprendre d’où elle provient. 

À quels moments les comédiens interviennent-ils dans l’écriture?

Les acteurs interviennent à deux moments. Au début du projet d’abord, lors de séances de travail collectives où l’on improvise à partir de recherches et d’expériences personnelles. Ces sessions peuvent durer plusieurs semaines pendant lesquelles on vit tous ensemble. Il y a ensuite une pause d’un mois ou plus durant laquelle j’écris une première version de la pièce. Dans un deuxième temps, je soumet mon premier jet à la discussion collective. C’est sur cette base que la version finale prend forme.

Vous refusez le terme de théâtre documentaire, avec son allégeance au document, pour lui préférer celui de théâtre du réel. Il y a une remarque de Marie-José Mondzain qui, me semble-t-il, fait écho avec votre manière de nouer les registres documentaires et fictionnels. A propos du théâtre documentaire, elle dit qu’il a moins à voir avec le réel qu’avec la dimension de vérité inhérente à la fiction qui fait de celle-ci le seul régime dans lequel ce qui touche un autre touche aussi personnellement le spectateur. 

C’est la question de l’identification dans le moment cathartique. Selon moi, celle-ci peut intervenir de deux manières. D’abord, sous la forme d’un fragment de réel, lorsque quelqu’un raconte ce qu’il a vécu personnellement par exemple, ou bien lorsqu’un enregistrement montre un événement qui s’est réellement déroulé. Ces moments de perturbations où l’on se retrouve de plein pied dans le réel m’intéressent énormément. Mais l’identification peut aussi avoir lieu d’une manière détournée, au second degré, devant quelqu’un s’identifiant à quelqu’un d’autre par exemple, comme c’est le cas avec un acteur. Ce sont alors des instants de vérité au sens d’une vérité fictionnelle. Il y a des procédés scéniques qui favorisent cette identification. Mes spectacles commencent toujours lentement, avec une longue introduction un peu ennuyante, de cette manière le spectateur adopte un certain rythme propice, je crois, à l’ouverture. C’est une porte d’entrée dans la narration. Lorsqu’il s’agit de traverser collectivement un traumatisme, le fait d’avoir un élément réel, au sens documentaire, comme référent aide beaucoup à rentrer dans la fiction. Je l’ai souvent dit, je ne crois pas à l’étanchéité entre réel et fiction. On le voit dans les ruptures amoureuses, quand l’autre nous quitte sans que l’on comprenne car on est encore dans notre fiction de la relation. Le choc provient de l’irruption du réel dans la fiction. Au théâtre cela fonctionne de la même manière, c’est la construction fictionnelle qui donne au réel toute sa puissance empathique. Le choc du réel venant rompre une construction fictionnelle reproduit quelque chose de l’expérience traumatique. Comme chez Pasolini l’irruption d’un gros plan d’enfant qui regarde une scène. Cela ne rajoute pas beaucoup de sens mais c’est émouvant. Je crois que c’est comme ça que le spectateur est touché. C’est le réel et en même temps c’est quelque chose de plus. Sergei Eisenstein disait je ne filme pas la réalité, je filme la vérité. C’est aussi l’idée de Bertolt Brecht disant que filmer une usine de l’extérieur ne dévoile rien de ce qu’elle est vraiment. La vérité est beaucoup plus complexe, il faudrait rentrer dans l’usine, y faire une fiction, pour en expliquer le fonctionnement. Cette conception analytique est très importante pour moi, mais il faut quelque chose de plus. La puissance du théâtre tient à la présence de ce qui se passe sur scène. Pour moi, les moments les plus saisissants sont ceux où quelque chose de réel intervient sur scène. Cela peut être aussi simple qu’un objet qui tombe, un silence qui dure…

La forme du procès est récurrente dans votre travail, tout comme votre intérêt pour la tragédie. Le recours au procès semble lier les démarches artistique et militante. Quelle pertinence y a-t-il selon vous à s’emparer de la forme judiciaire au théâtre ? Et quel rapport peut-il y avoir entre la forme du procès et le genre littéraire de la tragédie ?

Hegel a défini la tragédie comme la confrontation de deux principes antagonistes qui s’affrontent sans résolution possible. Dans Antigone c’est l’opposition entre la loi traditionnelle, selon laquelle elle doit enterrer son frère Polynice, et la loi étatique, incarnée par son oncle Créon, qui se veut plus rationnelle et préfère oublier pour en finir avec le cycle de la violence. Pour transposer cette situation au Congo, des personnes qui occupaient une terre depuis des dizaines de générations ont été expulsées par de grandes entreprises arguant qu’aucun document n’existait pour prouver cette occupation. Ces entreprises sont légalistes, elle se base sur le droit moderne pour justifier leurs actions. On retrouve le même affrontement entre deux principes antagonistes. C’est la même chose pour Les procès de Moscou (2013) où l’idée de la liberté d’expression s’oppose à un ordre religieux, manipulé par le régime autoritaire de Vladimir Poutine, qui ne la reconnaît pas. La forme tragique permet de rendre compte d’une situation complexe en traçant les logiques sous-jacentes. Elle dépasse le chaos superficiel pour explorer le fonctionnement de cette grande machinerie qu’est notre société. Au théâtre, cette exploration se fait par la parole. Ce qui est beau avec la forme du procès, c’est que cette parole est placée sous le signe de la vérité. Dans le cadre d’un procès, même symbolique comme Le Tribunal sur le Congo, la parole change de statut. Les gens peuvent dire des mensonges, mais ils les disent comme leur vérité. La possibilité d’intenter un procès au théâtre noue selon moi les logiques artistique et activiste. Quand une procédure judiciaire est impossible dans la société, parce qu’il y a trop de personnes ou de puissants intérêts qui font barrage par exemple, alors on peut rétablir la justice symboliquement. Je conçois toutes mes pièces comme des formes de procès plus ou moins explicites. À l’origine de chacune, il y a ce que Hitchcock appelle un McGuffin, c’est-à-dire un élément qui sert de prétexte pour mettre en branle le procès tragique. Celui-ci permet d’explorer les ressorts profonds de nos sociétés. Dans La Reprise, le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi témoigne finalement moins de l’homophobie personnelle des meurtriers que de celle diffusée dans la société. Finalement, le plus intéressant est tout ce qui se construit dans la narration judiciaire avant d’aboutir au verdict. 

Dans les procès que vous mettez en scène, vous semblez autant intéressé par l’affirmation du conflit que par son éventuelle résolution. Cette approche, que l’on pourrait qualifier de tragique, diffère de celle, pragmatique, de l’activisme, dans laquelle le verdict reste le plus important. Comment concevez-vous le rapport entre ces deux logiques – l’une tragique, l’autre pragmatique – dans votre travail ?

Sur ce point je suis un peu fataliste. Dans La mort de la tragédie, Georges Steiner dit que le tragique disparaît après Shakespeare. Dans le christianisme par exemple, il y a la transgression et la douleur mais toujours avec une transcendance à la fin qui donne un sens. Ce n’est plus la violence insensée de l’Orestie. Selon Steiner, dans les pièces de Tcheckov ou Ibsen, il suffit d’un peu plus de droits humain, d’un peu plus d’hygiène, pour que le tragique soit fini, et que ce soit la démocratie. Personnellement, je ne crois pas à la fin du tragique mais je lutte pour, malgré tout. Je crois que pour surmonter le tragique il n’y a qu’une seule solution, c’est le lavage de cerveau, la répétition d’une idée. C’est de cette manière que l’idée d’État-nation a fini par être acceptée. En Allemagne par exemple, tous les enfants lisent Faust et sont conditionnés à penser que la langue allemande représente le sommet de la culture. C’est la même chose en France. Nous sommes des animaux, seule la répétition et l’habitude peuvent nous faire intégrer des idées nouvelles. Quand je parlais de la violence sociale qui s’incarne dans le corps du tueur prolétaire de La Reprise, cela représente peut-être 50 % de la motivation, les autres 50 % sont juste du sadisme, l’envie de tuer par plaisir. C’est le plaisir de la transgression. Dans Hate Radio, le massacre est vécu comme une fête. La dernière phrase du spectacle est fataliste sur ce point, elle dit que ce qui a été fait une fois prouve uniquement que cela peut se reproduire. Pour autant, je reste fidèle à la phrase d’Antonio Gramsci : « il faut allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté ». Je pense qu’il y aura toujours des viols et des génocides, de ce point de vue je ne suis pas du tout hégélien, mais il faut persévérer, il faut continuer d’intenter des procès, essayer d’élargir la structure du théâtre pour avoir des relations plus égalitaires, créer des espaces utopiques de petite ou grande échelle.

Justement, vous avez été nommé directeur du NTGent en mai 2018, comment envisagez-vous ce nouveau rôle dans cette perspective ?

Je n’ai pas été formé pour être directeur de théâtre et je ne compte pas faire carrière. En tant que metteur en scène, j’ai souvent pensé aux conditions idéales pour travailler : avoir une structure plus ouverte, une plus grande mixité, etc. Quand on m’a proposé de prendre la direction du NTGent je me suis dit que c’était l’occasion d’affronter ces problèmes. C’est pourquoi j’ai écrit un manifeste, un dogma, pour donner des règles à suivre au théâtre. En fait, c’est très simple, soit tu es l’esclave d’un autre, soit tu es ton propre esclave. Lorsque je suis arrivé, j’ai soumis ce texte au ministère de la culture en leur disant explicitement : voilà ce que je veux faire, c’est à prendre ou à laisser. On a procédé par essai-erreur depuis le début. On s’est ouvert sur la ville en s’associant aux autres théâtres, Campo, Vooruit ou encore l’Opéra, pour essayer de créer un mouvement collectif plutôt qu’une vaine compétition. C’est une expérience à grande échelle pour voir s’il est possible de faire du théâtre différemment. Je crois que le cadre de Gand est idéal, car la ville reste humble par sa taille et aussi parce que la situation belge, avec des institutions très affaiblis par le néolibéralisme, permet une plus grande marge de manœuvre. Pour le moment, ça semble fonctionner, même si c’est difficile. Il y a un problème de force de travail car ça représente beaucoup d’investissement de vouloir tout changer. Il faut encore que l’on trouve l’équilibre. On se trouve dans un moment assez utopique où tout ce que l’on propose est accepté par les décideurs. Pour le moment, le succès que l’on rencontre vient donner du sens à nos propositions, reste à savoir ce qui se passera si ce « succès » finit par diminuer.

Photo © Michiel Devijver

Oreste à Mossoul, du 10 au 14 septembre à Nanterre-Amandiers