Photo Jean Luc Beaujault

Phia Ménard « Attaquer à la base »

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 8 juillet 2019

Année 2018-2019, année de la colère. Des colères. L’un des mérites du mouvement national des gilets jaunes est celui d’avoir invité toute une classe d’intellectuels et d’artistes, à mettre en acte la conjonction des luttes et à repenser la permanence d’un système classiste à la française. Il aura permis de remettre en jeu dans le débat public et massivement dans la rue, la notion de « personne concernée », au regard de la légitimité à la production de discours et à sa médiatisation. Cette même question qui avait été posée en d’autres termes aux intellectuels et étudiants de mai 68. La perspective européenne dans laquelle s’inscrivent nos combats politiques, la visibilité de personnes aux statuts non reconnus pleinement par l’Etat, qu’elles soient non-binaires, exilées, racisées, les « citoyens manquants », tels que Rada Iveković désigne les personnes mortes pour la promesse d’une citoyenneté qui ne leur était pas destinée, imposent un par et pour. Phia Ménard en Athéna dans Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère se veut figure de cette colère.

Votre Athéna, déesse de la guerre, semble être en colère. De quelle nature est la colère de Phia Ménard ?

Les Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère est une commande de la Documenta 14, qui a posé une question à cent artistes : Apprendre d’Athènes ? Pour un parlement des corps. Pourquoi cette question m’est-elle posée, à moi, française ? Et qu’est-ce que ça veut dire : « Apprendre d’Athènes ? » ? Donc je suis allée voir là où j’allais pas, voir comment fonctionnait cette ville et ce qu’il s’y passait. À Athènes, tout est centré autour de l’acropole donc autour du passé, y compris l’argent. Les grecs accueillent pourtant des migrants alors qu’ils sont démunis et fauchés. Quant à Kassel, c’est le lieu où a été élu le premier maire nazi – la Documenta a été créée sur les racines du mal finalement. Je me suis dit : « si j’étais grecque, je ferais péter le Parthénon, je ferais péter l’acropole, pour ne plus qu’on se raccroche à cette Histoire qui date de la République d’Athènes ». Puis Jan Fabre a fait sa fameuse conférence de presse…

Cette fameuse conférence en 2016, durant laquelle Jan Fabre récemment nommé « curateur » du Festival d’Athènes et d’Epidaure dévoile sa programmation, complètement belge, et s’en justifie en confessant qu’il ne connaît rien à la scène artistique grecque…

Oui. Je crois que c’est ce qui a tout déclenché : « si j’étais Athéna, je serais hyper en colère, je me barrerais, j’irais ailleurs, j’irais refaire une maison ailleurs, j’irais refaire un Parthénon ailleurs ».

Le Parthénon a été dépossédée de sa frise par les voyageurs occidentaux, la Grèce demande à ce qu’elle lui soit restituée. L’histoire se poursuit : l’Allemagne a fait un profit énorme sur les crédits accordés à la Grèce, l’Europe lui délègue la gestion de la crise des migrants… Dans quelle mesure le déplacement de la Documenta pouvait-il jouer un rôle critique ? Dans quelle mesure l’art pouvait-il rencontrer le milieu militant, activiste ?

Cette commande-là a été pour moi une vraie tribune politique. Au moment où l’Allemagne de Schäuble sanctionne la Grèce sur ses choix, c’était intéressant que la Documenta prenne position et inverse le sens de l’apprentissage : « nous on va aller à Athènes ». C’était en décembre 2016, la Grèce avait utilisé un excédent budgétaire par rapport à ses prévisions pour redistribuer de l’argent aux retraités et aux îles et Schaüble avait considéré que cela allait contre les mesures d’austérité imposées par l’UE. Et donc il avait obtenu de Bruxelles qu’elle suspende l’aménagement du taux de la dette de la Grèce. Donc oui ça avait du sens à ce moment-là. Mais ils sont passés totalement à côté. Je pense que tous les artistes étaient très en colère et les propositions d’oeuvres portaient cette colère : celle d’une Europe sacrifiée sur l’autel de l’ultra-libéralisme une nouvelle fois, du pouvoir des finances, du pouvoir de l’argent. Athéna, sur scène, construit une maison à partir de cartons, peut-être de cartons Ikea… Une maison en carton Ikea, voilà quelle serait la solution proposée aux Grecs. Rien à craindre, en Grèce « il fait toujours beau !».

Peu d’artistes en France assument la tradition de l’art politique, sans doute sous l’influence d’une idée moderne de l’autonomie de l’art. Votre travail est-il une tribune dans la sphère de l’art ou bien joue-t-il un rôle dissident ?

J’aimerais dire : « oui on y arrive » mais je vois les freins. Si je prends une pièce comme Saison Sèche : on me fait un faux procès sur toute une partie en me disant que je fais une caricature. Et donc je leur réponds : « oui, je fais une caricature, c’est un acte naïf, mais reconnaissez que si ça vous touche c’est que ce n’est pas si naïf que ça ». Si vous ne voulez pas faire votre auto-critique et vous apercevoir que oui, vous êtes conscients mais que vous ne changez pas les choses, je n’y peux rien. Et tant que vous ne changez pas je continuerai à appuyer là où ça fait mal. Olivier Py m’a invitée à Avignon et m’a classée dans Indiscipline. Je lui ai demandé ce que ça signifiait que d’être indisciplinée : « est-ce que ça veut dire que vous ne reconnaissez pas de quoi, vous ne savez pas de qui, je suis la disciple ? Ça vous pose un problème et vous ne prêtez pas crédibilité à ma forme tout simplement parce que vous ne savez pas la catégoriser ? Parce que vous ne voulez pas vous déplacer et essayer de comprendre que je ne suis qu’une héritière d’artistes dont on peut dire des pléthores de noms ». Alors c’est sur il y en a qui ne veulent pas reconnaître les artistes activistes telles que Mélanie Sprinkle. Mais je ne fais partie que de cette mouvance là.

L’idée de pluralité d’identités et de prises de position m’amène à vous poser la question de votre rapport à l’État : est-ce que vous vous considérez comme une membre de cet État, avec peut-être l’ambition de le changer ?

On peut faire un État de la différence. Si on prend les nords-américains, le fait qu’il n’y ait pas du tout d’argent public, ou quasiment rien, leur donne une possibilité assez grande de ne pas se poser la question : « ok je reçois de l’argent de l’Etat ». Nous sommes toujours, quant à nous, dans cet espèce de dilemme, dans une situation presque public-privé aujourd’hui. C’est ce qui nous permet de développer un équilibre et d’avoir une maitrise, parce qu’on a les moyens de créer, on a des moyens d’approfondir. Mais en tant qu’artiste, il faut se rappeler que faire des choix et avoir des prises de position politiques ne retirent rien à notre art. Mes prises de position politiques sont connues, elles me sont même rappelées régulièrement comme une sorte d’endroit où l’on semble vouloir me cataloguer. Et en plus comme je suis une sorte d’objet, je sais très bien qu’on porte toujours un regard sur moi en disant : « Ha, c’est très bien fait ! ».

Vous parlez là de votre transidentité : c’est une parole activiste que de dire : « c’est mon corps et ce corps a subi ou vécu ça, vous ne pouvez pas l’ignorer ». Cela fait écho à la non stabilisation de ce corps, qui devient UN corps et pas LE corps universalisant.

Oui, c’est l’une des choses. Bien sur indissociablement ce que j’écris sur scène et notamment lorsque moi je suis en action sur scène, je rappelle cette question du corps, de son voyage, de sa possibilité, de son évolution et bien sur je pars de ce que je suis, de là où je suis, notamment par la question du patriarcat et par celle d’être passée d’un corps du plein pouvoir à un corps qui perd le pouvoir dans la société. Donc c’est un geste politique tout simplement parce que la société est binaire. L’ambiguïté réside dans le fait de tenter de comprendre l’endroit d’où je parle sans forcément tout de suite recourir à un passif. Ce passif existe mais je parle depuis cet endroit-là, pour parler de ce que je vois aujourd’hui. Ce qui m’a surprise par exemple lorsqu’on m’a passé cette commande de la Documenta, c’est que ça ait réveillé chez moi une nécessité de parler de ce qu’était cette notion d’Europe, dont on m’a parlé depuis ma naissance – la construction européenne, une Europe des peuples – et de ne pas la voir. Je me suis rendue compte que ma génération avait connu ceux qui avaient connu ces drames-là, qu’ils nous en parlaient, qu’ils nous racontaient, qu’ils pensaient avoir nourri un espoir – « plus jamais ça »-, et qu’il étaient sans doute dans une forme de deuil, de ne pas voir fleurir cet espoir.

Vous aviez quel âge lors de la chute du mur de Berlin ?

J’avais 18 ans. J’étais très informée. Dans les prises de conscience que j’ai eues enfant, je dis souvent je n’ai vécu que des étapes de chaos. La première étape a eu lieu alors que j’étais pré-ado et que la séparation garçon-fille se fait et qu’il m’est demandé d’assumer quelque chose, un rôle de garçon, qui ne me parle pas, qui n’est pas intégrable dans mon corps, dans ma pensée. Je ne sais pas pourquoi, je ne saurais sans doute jamais pourquoi. Ensuite, j’arrive à la puberté sexuelle au début de la pandémie du sida qui était considérée comme le cancer des homos… Au moment où vous vous mettez à regarder des garçons et que vous êtes attirée par des garçons et que vous ne savez pas pourquoi, vous n’avez aucune réponse à ça, la seule chose qu’on vous dit c’est que c’est la mort. Que l’amour a une relation avec la mort. 86 c’est Tchernobyl, c’est une date très importante pour moi. C’est le moment où je prends conscience que je suis dans un pays où est pratiqué le mensonge d’État : tout le monde parle de ce qui s’est passé et nous on a le professeur Pèlerin à la télé qui nous dit : « non le nuage a contourné la France ». Ça éveille une conscience politique très forte, renforcée par la suite car je viens d’un milieu ouvrier et je me souviens très bien de l’arrivée de François Mitterand : mon père, champagne, trop content… Puis 1983 avec l’arrivée de Fabius : « Ha ben non ! »… Quand arrive 1989, il est évident que j’ai grandi avec l’idée d’un bloc soviétique, avec l’idée d’une séparation, de deux visions. Pour nous dans ma famille, c’était pas un problème, on était très critique vis-à-vis de ce qui se passait en URSS mais on était aussi très critique par ailleurs. Ma mère a toujours voué une haine aux Américains parce qu’elle a perdu ses parents sous les bombes américaines de la guerre. Il y avait donc une dissension à l’intérieur de ma propre famille. Mon père, lui, n’avait pas connu son père parce qu’il était en stalag, tout ça définissait une vision du monde ancrée dans les piliers de famille. Quand 89 arrive, nous avions autant la sensation d’un vent de liberté, qu’une sorte de sentiment du type : « l’Amérique a gagné ». Tout ça constitue des piliers de construction, en tous cas de références.

Les Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère se promène entre deux régimes : celui de l’immédiateté induit par la manipulation de matière, un facteur aléatoire. Et celui de la mise en scène avec une construction dramaturgique portée par votre personnage. Pouvez-vous décrire ce personnage ?

Il y a ces deux oppositions : une attitude de la performance et une forme de représentation puisque le corps que j’incarne, porte des symboles, ce qui en fait un personnage. Il a quelque chose d’une guerrière mythique mais aussi très punk, ouais. Et puis quelque part c’est une sorcière ! Sa chevelure va chercher la sorcière, son masque d’yeux va chercher dans des références plutôt de Blade Runner et de ce personnage de Pris qui est une replicante et qui demande à ce qu’on la sauve. Mais cette tenue est quand même celle d’une punk, c’est total punk. Ensuite, on est bien face à une méthodologie mais elle est mise à mal tout simplement parce qu’on sait la fragilité de la matière, on sait que quand les scotchs sont pourris, c’est pas gagné. La matière produit une tension qui relie ces deux pôles : représentation et forme très performative brute. On sait que je vais pas lâcher et on est obligés de faire confiance à la silhouette.

Dans Blade Runner, il y a cette phrase : « if only you could see what I’ve seen with your eyes». Vous portez un bandeau noir qui nous empêche de savoir ce que vous regardez et de s’identifier à votre personnage, c’est là que se situe le quatrième mur.

Le fait de ne pas savoir où l’autre regarde c’est tout de suite très gênant. J’aurais pu mettre des lunettes de soleil mais je préfère qu’on bascule dans des références. Le garçon va se souvenir du masque de Zorro mais on va penser aussi aux masques jivaro, et donc symboliquement il y a quelque chose du bandeau du hors la loi aussi bien qu’une référence traditionnelle voire tribale. C’est un spectre de l’imaginaire. Ensuite, ne pas pouvoir voir les yeux, c’est devoir faire confiance au corps : vous suivez cette silhouette humaine, qui devient une sorte de machine, face à une matière. Mais justement dans cette pièce là je ne demande pas à ce qu’on s’identifie. Dans Saison Sèche, on peut se projeter dans le corps des interprètes, on a une forme d’empathie. C’est un objet beaucoup plus politique. Celui-ci c’est un conte : on le regarde comme un objet qui nous raconte quelque chose d’un ordre beaucoup plus général.

Les interprètes de Saison Sèche, Marion Blondeau, Anna Gaïotti, Élise Legros, Marion Parpirolles, Marlène Rostaing, Jeanne Vallauri, Amandine Vandroth, sont connues par ailleurs pour leur propre travail de création. C’est très beau de les voir au service du travail d’une autre car elles mettent à jour des forces, des limites, invisibles jusque là. À quelle nécessité répond le fait de mettre en scène de jeunes interprètes, des femmes ?

Je suis obligée de faire le constat qu’il n’y a quasiment que des femmes, et quasiment aucun artiste homme, qui viennent à ma rencontre, demandent à travailler avec moi. Ce qui pose déjà cette règle-là. Ce qui me pose d’ailleurs un gros problème, parce que je me demande : « mais alors qu’est-ce qui fait qu’un autre genre ne vienne pas à cette rencontre-là. Est-ce qu’ils attendent que ce soit moi qui fasse le chemin ? »

Ou peut-être qu’ils ne perçoivent pas la porte ouverte, la non-mixité c’est une composante du combat féministe…

Bien sur. Après ce qui est pour moi très délicat, c’est qu’en effet toutes les personnes que je vais mettre en scène sur des pièces comme Saison Sèche, ce sont des personnes avec lesquelles j’ai un dialogue, on ne fait pas d’audition. Donc ça veut dire que toutes ces personnes qui demandent à me rencontrer, je vais prendre du temps avec elles, je prends du temps à les voir, discuter, on va se revoir régulièrement pour savoir quelle est la nécessité que nous avons et quel endroit nous pourrions travailler ensemble. C’est un long chemin. Puis se dessinent des projets et je rappelle ces personnes pour leur dire : « tiens peut-être que ce projet là peut t’intéresser ». C’est le cas de gens comme Anna Gaïotti : on s’est croisées, on s’est recroisées, on a discuté, on a parlé de projets. Et puis surgit une envie de se déporter à un endroit où, en effet, une personne comme Anna ne va pas – travailler à l’unisson dans un collectif, c’est pas du tout son truc. Ce sont des aventures humaines, c’est pour ça qu’il n’y a pas de remplaçantes.

Je n’arrivais pas à détacher mes yeux d’Anna Gaïotti, elle semble fragile car quelqu’un vient « de biais » lui proposer d’apparaître sous un autre jour. Des personnages surgissent  : comment avez-vous travaillé avec ces artistes ?

J’élabore un dialogue. Il y a une notion essentielle pour moi c’est de savoir quels sont les dégats collatéraux de nos actes, quelles sont les limites que ça implique. Et aussi la question de la définition. Quand j’écris une pièce comme Saison Sèche, je sais exactement quel est l’objet qui m’intéresse. Je n’ai pas forcément la solution pour y arriver, je n’ai que des hypothèses. Ces hypothèses induisent des symboles que j’ai besoin de toucher. Et pour toucher à ces symboles, je vais me mettre « en situation ». Dans le dialogue entre nous au travail, je considère qu’il n’y a qu’elles qui peuvent dire comment elles peuvent vivre ces situations-là. Par exemple dans la scène du plafond que j’appelle « Soumission » : les interprètes sont nues sous des robes créées à partir de la moyenne de leurs mensurations et la moyenne c’est le critère de la beauté, ça ne va à personne. Le plafond très bas leur impose des mouvements inconfortables qui leur permettent difficilement de cacher leur sexe… Soit vous assumez quelque chose et c’est une forme de révolte de l’intérieur. C’est la liberté que peut avoir Anna où elle démarre et elle se met le cul bien en face du nez du spectateur. Parce que c’est sa capacité, sa puissance à traiter son corps, à se mettre en distance. Mais malgré tout j’ai créé une situation de soumission : j’ai donc demandé aux interprètes jusqu’à quel point elles envisageaient ce que ça allait générer à l’extérieur, sur leurs proches, leurs propres compagnons, leurs compagnes, leurs amis… Moi c’est ma partie : « comment on va dédramatiser ? » Puisque j’ai été obligée de passer par ça. Le coming out c’est ça.

En somme vous proposez une partition, libre d’interprétations ?

Dans une scène comme par exemple le maquillage, elles se mettent « de la crème » sur le visage mais ici la crème a une couleur ce qui permet la transformation du corps. Au moment où elles se font un trait, je voulais arriver à cette possibilité de transformation, et notamment, je voulais sortir le regard sur le sexe. On arrive à cette peinture noire sur le pubis et ça devient un trou, un trou béant. Il n’y a plus de sexe, il n’y a plus de sexe à ce moment-là. Il y a un corps, qui a perdu son sexe, il a perdu son fantasme. C’est pour moi une sorte de réappropriation du corps et aussi une forme de création : comment créer un nouveau personnage, un nouveau corps, comment l’amener petit à petit à se réapproprier une autre identité. D’autant plus lorsqu’en se faisant des sourcils, des moustaches et des figures très symboliques – je veux dire quand Anna se fait une moustache d’Adolf Hitler – je sais pertinemment que le regard du spectateur identifie en chacun une sorte de personnage. Marlène devient Anonymous…

Du point de vue des réactions récoltées au cours de votre tournée, est-ce que vous avez l’impression qu’on avance sur les questions d’assignation ?

Là où ça n’avance pas c’est qu’il y a, si je parle du point de vue de l’art, une énorme autocensure. Je vois de l’autocensure inconsciente ou pour des raisons économiques et politiques de structures. Par exemple ici une élue de la ville a porté plainte parce que sur le visuel de Saison Sèche, on voit des corps peints, nus. Ou lorsque le festival d’Avignon dit : « on va marquer sur votre spectacle : attention nudité ». À Orléans, un jeune homme dans une discussion publique après le spectacle, a demandé : « dans la première scène de la soumission, est-ce qu’on est obligé d’avoir les interprètes nues sous leurs liquettes, est-ce qu’elles ne pourraient pas avoir une culotte et ça ne retirerait rien au truc ? ». Je lui dis : « là on est vraiment dans un acte de soumission, sinon on est dans l’infantilisation et c’est encore autre chose ». J’aimerais que les choses avancent, j’aimerais, quand on voit la violence policière, qu’on arrête d’être aussi complaisant avec ces milieux-là.

Justement, en ce moment dans la rue, on fait bloc ensemble. Un contre pouvoir se construit.

Pour moi c’est un pansement, il faut attaquer à la base. Par exemple ça fait des années que je n’ai pas de papiers qui correspondent à mon genre. Maintenant on a le droit de les demander mais il faut passer par un juge. Moi je m’y suis refusée parce que je préfère être dans l’opposition à ça : je n’ai pas à passer devant un juge pour qu’on me donne l’autorisation de porter mon genre. Il n’y a encore pas si longtemps, on devait justifier d’une opération et on devait justifier aussi d’une vasectomie. Donc on devait justifier d’une stérilité pour ne pas reproduire ce mélange des genres, cette monstruosité. Ça c’est de l’eugénisme. Puisque maintenant on fouille systématiquement dans nos sacs, puisqu’on fouille tout, alors faisons que dans nos sacs existe l’objet du trouble : quand je vais à l’aéroport ou en manif, je mets un toy dans mon sac, je mets une représentation. Je prends automatiquement le CRS le plus jeune possible pour présenter mon sac et voir à quel endroit ça lui pose question. À chaque fois la vision de voir son propre pénis, son propre sexe, dans mon sac, lui pose la vraie question de ce ce qu’est le pouvoir : « qu’est-ce que c’est ce pouvoir là ? ».

Mais comment passer de l’intime, de la représentation, de la sensation, à quelque chose de public, de collectif de l’ordre de la décision ?

Il faut disséminer… Provoquer, détourner. C’est ce que je fais au début de Saison Sèche, alors que je sais pertinemment que je divise la salle en deux, au sens où les femmes reconnaissent immédiatement toutes les saloperies qu’elles ont entendues et les hommes se disent mais : « pourquoi elle nous dit ça ? ». Mais peut-être que certains se disent : « est-ce que j’ai dit une fois quelque chose comme ça ? ». Cette expérience je la relivre dans la rue : à chaque fois qu’un homme me dit quelque chose, je m’arrête, je vais le voir et je lui donne la réponse. C’est un chasseur, il a tiré avec une flèche, sauf que c’est un mauvais chasseur, je lui ramène la flèche et il n’a pas de deuxième flèche. De ça ils ne savent pas quoi faire. C’est cette réponse-là qui pour moi est importante. Face à une situation de violence, telle qu’on les vit quand on va manifester et qu’on se fait matraquer par l’organe de répression de l’État, il faut trouver le moyen de déjouer. Sinon ce n’est qu’un pansement.

A la fin de Maison Mère, Athéna laisse la pluie détruire sa maison… On dirait Sisyphe qui regarde sa pierre dégringoler. D’habitude, les personnages que vous incarnez au plateau sont vainqueurs à la fin. Ils ont résolu quelque chose. Là, pas vraiment.

Oui mais c’est la partie 1, il y a quand même deux contes à suivre qui se joueront sur le même espace. Bien sur que le triangle est là très fort. Pour moi c’est ce triangle-là qui m’intéresse, c’est : « qu’est-ce que nous faisons ? ». Pour moi c’est essentiel : on regarde la maison d’Athéna s’effondrer. Elle, elle convoque seulement le fait de se dire : dans la peine qu’elle a, personne ne se lève pour l’aider. Et vous vous faites quoi ? À quel moment vous dépassez votre individualité, votre cercle de famille et de pensée : qu’est-ce que c’est et où vous vous positionnez ? Cette pièce se relie complètement à la question climatique : c’est un déluge qui arrive. Et on ne sait pas quoi faire du déluge.

Ha la question climatique ! Le déluge ce serait la grève de l’art ? Ce n’est plus possible de faire de l’art parce que ce n’est plus possible de tolérer ces situations-là. Donc on fait la grève de la tentative du beau.

J’adorerais sauf que Non Nova c’est 42 personnes, c’est 5 spectacles qui tournent, c’est des familles entières qui vivent avec les pièces.

Contes Immoraux – Partie 1 : Maison Mère, vu au Tandem à Douai. Écriture et dramaturgie Phia Ménard, Jean-Luc Beaujault Scénographie et interprétation Phia Ménard Composition sonore et régie son Ivan Roussel Régie plateau Pierre Blanchet, Rodolphe Thibaud Costumes et accessoires Fabrice Ilia Leroy. Photo © Jean-Luc Beaujault.