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Gaëlle Bourges, OVTR (ON VA TOUT RENDRE)

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 11 décembre 2020

Au départ de la nouvelle création de Gaëlle Bourges, il y a une carte postale avec un coucher de soleil grec, un morceau d’adolescence et un chagrin d’amour, qui ressurgissent lors d’une visite récente de la chorégraphe sur l’Acropole d’Athènes. De là commence une plongée à travers l’histoire du pillage éhonté de ce site antique, partagée façon feuilleton entre mythologie personnelle et faits historiques. Comment la frise du Parthénon est arrivée jusqu’au British Museum de Londres ? D’où vient cette caryatide esseulée que l’on y découvre aussi ? Dans OVTR (ON VA TOUT RENDRE), il est question d’entourloupes, de restitution d’œuvres d’art et de domination culturelle. Cette pièce chorale nous propose collectivement de faire récit pour mieux comprendre le temps présent. Rencontre en forme d’enquête avec une chorégraphe-archéologue. 

Chacune de vos pièces s’écrit en dialogue avec l’histoire de l’art, à travers l’étude d’une œuvre spécifique. La question de la restitution des œuvres d’art dans leur pays d’origine est un des sujets abordés ici, en quoi vous intéresse t-il ?

Cette question de la restitution des œuvres m’est apparue assez tôt en réalité. Je me souviens avoir vu adolescente le bureau d’André Breton, reconstitué et présenté au Centre Pompidou, avec ses objets d’art africain. Quand j’ai commencé à côtoyer des gens riches, je voyais aussi chez eux des objets d’art africain ou des tapis persans, et je trouvais très étonnant cet appétit pour l’art venant de pays où l’on a colonisé, mené des guerres… Sans être au fait des détails de l’histoire dans un premier temps, je trouvais bizarre d’avoir à la fois profité d’un continent de façon tout à fait abusive, en exprimant un racisme terrible envers les non-blancs, et d’être dans cet amour d’un art venu « d’ailleurs ». Cette interrogation m’habite depuis longtemps, mais je n’avais pas réalisé que l’Europe actuelle a aussi été pillée, en l’occurrence l’Europe du Sud par les européens du Nord. J’avais un peu abordé cette question en cours d’histoire de l’art lorsque j’étudiais la danse à l’Université Paris 8. J’ai appris à ce moment-là que Napoléon avait spolié pas mal d’œuvres et d’objets précieux pendant ses campagnes en Italie, et nous savons bien que ces pièces sont disséminées dans les grands musées à Londres, New-York ou Paris.

Pourquoi s’intéresser spécifiquement à l’histoire de la Grèce alors ?

Je suis allée en Grèce pour la première fois de ma vie il y a peu de temps. Comme beaucoup de gens, j’étais complètement pétrie de la mythologie que l’on apprend autour de l’Acropole, qui serait ce symbole fort de la démocratie et de l’Europe. Même à mon âge j’ai tendance à croire ce que l’on m’a appris quand j’étais petite, et c’est souvent faux ! Mais avant de tomber sur un os, on ne sait jamais qu’il y en a un. En visitant l’Acropole, j’ai appris plusieurs choses : le monument ne concerne pas du tout la fondation de l’Europe, c’est un temple grec de l’Antiquité qui est là pour manifester la puissance de la cité d’Athènes au temps de Périclès. Que les Grecs ont eux-mêmes rafistolé le mythe beaucoup plus tard pour en faire un symbole de la puissance européenne. Que les Français ont essayé d’en rafler des morceaux, sans vraiment réussir car Napoléon n’avait plus la côte avec l’Empire ottoman et qu’ils ont dû quitter le pays. On trouve quand même une métope du Parthénon au Louvre. Puis est arrivé un écossais, Lord Elgin, qui a organisé le pillage en emportant, entre autres, la moitié des frises du Parthénon et une des six caryatides du temple d’Érechthéion, morceaux que l’on peut découvrir au British Museum à Londres. Pour quelles raisons piquer toutes ces choses-là ? Ce sont des enjeux de pouvoir, pour constituer un soft power culturel et artistique d’un pays sur un autre. Ça m’a paru intéressant de mettre cette histoire de la Grèce en lien avec le rapport sur la restitution d’objets du patrimoine culturel africain que Macron a commandé à Felwine Sarr et à Bénédicte Savoy. Il a commencé à être question que la France rende certains objets, et je trouvais pertinent de relever qu’au sein même de l’espace que l’on nomme européen, il y a toujours eu des inégalités entre des populations dites du Sud, toujours perçues comme moins bien, plus nonchalantes par les populations du Nord. Paul B. Preciado, qui a vécu à Athènes, en parle très bien dans certains chapitres d’Un appartement sur Uranus. D’ailleurs, le fait que la Grèce fasse partie de l’Empire ottoman jusqu’au XIXe siècle participe du fait qu’elle soit doublement vue comme un endroit où l’on peut se servir.

Dans la pièce, on prend connaissance des agissements de Lord Elgin grâce aux nombreuses lettres de sa correspondance lues par Gaspard Delanoë, ce qui nous plonge dans l’entreprise de démolition hallucinante dans laquelle il se lance.

Oui, la Grande-Bretagne était déjà une grande puissance au XIXe siècle et Lord Elgin porte cette puissance là avec lui. Ce qui est incroyable, c’est que ce n’est pas le gouvernement britannique qui a commandé ce pillage mais Lord Elgin qui l’entreprend lui-même pour sa collection personnelle, pour meubler son château en Ecosse. Et c’est armé de cette puissance coloniale qu’il se sent légitime à faire scier des métopes sur l’Acropole. Lorsque les Anglais arrivent à Athènes, ils reprennent simplement les scies et un immense chariot laissés sur place par les Français, car ils trouvent ça très pratique pour prélever ce qui les intéresse. Toute cette histoire est folle, et c’est aussi l’histoire de l’Europe, cette course entre Anglais et Français pour remplir leurs musées respectifs le mieux possible. C’est d’ailleurs un artiste italien, Giovanni Lusieri, qui est envoyé sur place par Lord Elgin pour superviser le pillage, ils correspondent en effet par lettres que l’on peut entendre dans le spectacle.

Comment réagissent les Grecs ?

Au bout d’un moment les soldats turcs présents sur place menacent de casser la figure des Anglais car ils trouvent tout ça quand même très gonflé de leur part. Lord Elgin doit soudoyer en permanence le pacha turc installé à Athènes en lui offrant des chevaux, des montres, des télescopes, etc. Et surtout, le révérend Hunt – son nom signifie « la chasse » – qui travaille pour Lord Elgin a fait signer au grand vizir à Constantinople un contrat écrit de façon unilatérale pour le droit des anglais à fouiller et emporter plus ou moins ce qu’ils veulent. 

À partir de quand le pays commence-t-il à réclamer les objets pillés ?

Dès son indépendance en 1832 la Grèce commence à réclamer ces objets. Lord Elgin a tout ramené en bateau jusqu’à Londres, ce qui a duré plusieurs années, ça a été très compliqué ; beaucoup de choses ont moisi sur le port du Pirée pendant des années, il fallait affréter des navires énormes pour tout transporter. Lord Elgin n’avait plus de place dans son château au bout d’un moment, il a donc loué un hangar à Londres où ont été stockés beaucoup de morceaux enlevés sur l’Acropole. Lord Elgin a fini complètement ruiné par tout ça, sa femme l’a quitté et le gouvernement britannique lui a tout racheté pour une bouchée de pain, puis l’a revendu au British Museum. Plus tard, dans les années 1980, Melina Mercouri – actrice, chanteuse et danseuse flamboyante – est arrivée au Ministère de la culture grecque et  a réclamé officiellement le retour de ce que l’on a appelé les « marbres d’Elgin ». Dans le spectacle il y a un de ses discours, où elle dit qu’il existe le David de Michel-Ange, le Hermès de Praxitèle, mais que « Les marbres d’Elgin, ça n’existe pas ! » et que la Grèce veut récupérer les marbres du Parthénon. Et on remonte le fil jusqu’à aujourd’hui, pour retracer l’histoire car, pour l’instant, la Grèce n’a rien obtenu. 

C’est assez incroyable de voir le feuilletage-feuilleton qui se révèle lorsque l’on commence à soulever une pierre de l’Histoire. Quel a été le point d’entrée pour commencer à travailler sur toute cette matière pour en faire une pièce ?

J’ai toujours la même méthode de travail : un sujet ou une problématique m’apparaît – en l’occurrence le pillage de l’Acropole – et elle s’impose parce qu’elle résonne avec le contexte actuel. Il m’intéresse de traiter cette problématique depuis une œuvre du passé, parce que même si je lis la presse tous les jours, que je m’informe beaucoup, je ne me considère pas comme une spécialiste de la politique contemporaine, je n’ai pas assez de distance pour analyser toute la complexité de la situation. Par contre, j’aime que notre situation renvoie à un passé. Il faut aussi qu’une œuvre me plaise sensiblement, et j’ai tout de suite été attirée par les caryatides, car ce sont des figures humaines et des éléments architecturaux que l’on peut voir à Paris, toujours dans des postures incroyables. Je me suis dit rapidement que l’on figurerait les caryatides sur le plateau. 

Comment se sont poursuivies les recherches, comment avez-vous partagé tout cela avec l’équipe que l’on découvre au plateau ?

Je constitue une bibliographie importante au début du projet et je lis énormément, pendant plusieurs mois. Je partage cette bibliographie avec l’équipe, qui est libre d’y piocher. Quand on se rejoint pour la première semaine de travail en studio, tous les livres sont disposés sur une table et je raconte ce que j’ai appris à propos de la problématique qui est apparue et de l’œuvre que l’on va traiter. Ensuite on discute, pour cette pièce nous avons passé une bonne semaine à table, à lire à tour de rôle. On constitue ensuite peu à peu une partition d’actions, une chorégraphie, afin de faire apparaître l’œuvre dont on parle. Par ailleurs, j’écris toujours un texte durant plusieurs mois, que j’enregistre en voix off et avec lequel j’arrive en studio, et notre danse est modifiée par la présence de ce texte entendu. Cette fois, je savais aussi qu’il m’intéressait de faire apparaître les lettres échangées entre les protagonistes de l’histoire. Pendant le premier confinement j’ai lu toute la correspondance de Lord Elgin, ça a été un travail de titan pour couper, traduire certaines lettres de l’anglais vers le français, agencer, etc. Et comme je travaille avec une équipe polyvalente, où personne n’est danseur.se à la base, chacun.e a glané des informations, s’est saisi.e d’un pan de la problématique, a creusé à un endroit pour le partager aux autres ensuite. Marco Villari a une formation d’historien de l’art par exemple, donc il est allé à la BNF photocopier toutes les lettres envoyées par Giovanni Lusieri à Lord Elgin, il en a traduit certaines de l’italien au français, il nous a fait des leçons sur l’Antiquité. Alice Roland, qui est aussi écrivaine, a trouvé un livre regroupant les lettres de Mary Elgin, la femme de Lord Elgin. On a commencé à lire ensemble toutes ces lettres, en français, anglais et italien, en marquant celles qui nous semblaient intéressantes. C’était comme faire une université populaire à nous tou.te.s. On lisait les lettres pendant 4 heures, et pendant 3 heures par ailleurs on cherchait comment figurer les caryatides. 

Est-ce que le dispositif scénographique avance aussi à ce moment-là, en parallèle de vos lectures et de vos expérimentations par le corps ? 

Oui, je propose toujours un dispositif plastique dans lequel faire apparaître l’œuvre dont on parle, à l’aide d’accessoires que l’on a sous la main au théâtre : des tables, des chaises… Cette fois on a travaillé avec des bancs, des bâches plastiques et des pinces. Ma grande activité avant de retrouver mes camarades en studio est de passer des heures dans les magasins de bricolage pour choisir les matériaux, j’adore, c’est mon moment préféré de la création ! Rapidement, on a joué avec les éléments pour construire une partition d’actions, basée sur une idée de départ. Mon idée de base était simple : faire apparaître le temple de L’Érechthéion sur le plateau, puis le démonter !

Est-ce que l’on peut parler de l’état de corps particulier des caryatides que vous incarnez tou.te.s les six justement, comment avez-vous travaillé cela ? 

Ce n’est jamais moi qui décide à l’avance quel sera notre état de corps dans une pièce. Notre danse vient à la fois de l’œuvre sur laquelle on travaille, comme si elle guidait son apparition, et d’une recherche commune que l’on mène à partir des objets disponibles. Les caryatides sont des figures statiques, qui traversent le temps depuis le Ve siècle avant J.C, il y a quelque chose de monumental en elles. Ce qui a amené une certaine lenteur dans notre façon de les incarner : nous sommes dans quelque chose de l’ordre d’une puissance qui figure aussi le poids du temps qui passe… Nous avons inventé une façon de nous déplacer, une marche homo-latérale pour les caryatides. Nous sommes sur un rythme commun mais en décalage les un.es par rapport aux autres, on s’arrache donc les cheveux régulièrement car c’est très difficile à tenir. En apparence le travail de corps est simple, mais il vient fouiller quelque chose de fondateur à partir de la marche. C’est une virtuosité discrète en réalité, on ne voit que des gens en train de marcher, de porter des praticables, alors qu’il y a un travail très long en amont pour comprendre comment s’accorder les un.es aux autres, comment la cage thoracique est autonome par rapport au bassin… On dit parfois que mon travail est peu dansé mais la danse y est présente, de manière fine et peu visible. 

En contraste avec cet aspect calme et hypnotique de la danse des caryatides, il y a la présence sur le plateau de Stéphane Monteiro, qui passe des vinyles de pop britannique, et du comédien Gaspard Delanoë qui lit les lettres et chante parfois sur certains morceaux de musique. Comment ces morceaux de musique ont trouvé une place dans la pièce ?

Quand je commence le travail, un faisceau d’éléments vient tout de suite avec la problématique. L’histoire de l’Acropole est liée à celle de l’hégémonie britannique, la musique pop est une autre forme d’hégémonie. Les hégémonies culturelles existent parce que les grands empires coloniaux ont existé, une telle puissance sert de plancher solide au rayonnement des artistes. Même ceux qui sont très réfractaires, punks, qui ont détesté la couronne et l’empire britanniques par exemple, explosent dans le monde grâce à elle. C’était évident pour moi que cette donnée ferait partie de la pièce. J’ai pu lire par ailleurs que l’industrie du disque a été très florissante aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne parce que l’on fabrique les vinyles avec du pétrole et que les puissances coloniales ont accès au pétrole. C’est comme si à chaque fois que l’on creusait un morceau d’histoire on découvre ainsi à quel point c’est toujours monstrueux. Faire écouter des disques, passer des vinyles sur le plateau, c’est comme la face émergée de cet iceberg là. Et c’est aussi lié à mon histoire personnelle. 

C’est-à-dire ? 

J’essaie toujours de faire en sorte que l’histoire que je raconte ne soit pas hors sol, hors de mon sol à moi. Pas pour mettre en avant la singularité de mon expérience, mais comme une possibilité que quelqu’un d’autre se retrouve dans ce vécu. Je raconte dans le spectacle que je reçois une carte postale de Grèce l’été de mes 15 ans, et que à ce moment-là, je traverse les Etats-Unis en van avec des gens qui écoutent les Beatles en boucle. Il y a alors une collision entre le fait de recevoir cette carte, de la part d’une personne dont j’étais amoureuse et qui m’a beaucoup déçue, et cette bande son. Je pleurais en douce et je n’en pouvais plus d’entendre cette musique. Lorsque j’ai découvert l’Acropole, ça m’a rappelé cette carte postale. J’ai alors fait un lien entre la présence de Lord Elgin dans ce pays et le fait que les Beatles aient existé à un moment donné. Ça m’intéresse que tous ces faisceaux là puissent être reliés entre eux, même si c’est de façon tout à fait abrupte. Le texte que je prononce en voix off amène tout cela : mon adolescence, Isadora Duncan, la carte postale, mon choix de faire de la danse… et tout est vrai, ça  s’est passé comme ça.

Gaspard Delanoë et Stéphane Monteiro incarnent à eux deux plusieurs faisceaux de présences, de personnages.

J’ai proposé que Gaspard lise les lettres, car c’est un très bon lecteur, on y croit quand il fait la voix  de Lord Elgin en prenant un ton aristocratique. Et par ailleurs j’ai proposé que ce soit cette même voix, ce même corps qui interprète les Beatles, Kate Bush, Bowie, les Sex Pistols… je trouvais ça drôle de montrer de façon performative comment l’héritage culturel britannique peut s’incarner dans un même performer qui raconte comment il a pillé l’Acropole et qui tout d’un coup se met à chanter Bowie. J’ai aussi proposé que Stéphane Monteiro –  qui a composé la bande-son du spectacle – passe les vinyles depuis le plateau, que ce soit lui qui passe la musique au lord anglais, comme si l’empire oriental passait les disques à l’empire britannique, lui-même s’approprie cela en tant que personne racisée. Selon son âge, sa culture historique, chacun.e peut voir telle ou telle information apparaître, ou pas du tout, et peu importe d’ailleurs. Je trouve intéressant que les spectateur.ices voient d’autres choses. Il y a mille tiroirs à ouvrir : pourquoi on est nu.es, pourquoi il y a des caryatides hommes et femmes, pourquoi on porte des Dr Martens aux pieds… j’ai ma réponse à tout ça, mais je préfère que les spectateur.ices délirent à leur tour sur ces éléments, comme j’ai pu le faire.

La présence de cette voix off pendant le spectacle, est un des éléments qui permet justement de délirer, de tirer nos propres fils à partir des faisceaux de propositions. Elle nous raconte littéralement une histoire pour mieux nous laisser faire notre chemin de specteur.ice, par ailleurs.

Oui, je crois que le récit a une importance très prégnante dans mon travail. Cette présence de la voix qui raconte vient aussi de tout un feuilletage. J’ai la sensation d’avoir manqué de mots dans mon histoire, et globalement on manque de récits, sur nos histoires familiales par exemple. Lorsque j’ai fait mes premières pièces, j’écrivais déjà, mais le texte n’était pas présent sur le plateau. La part narrative de mon travail n’était alors pas du tout à la mode, puisque nous étions dans les années 90 et que la danse était à un autre endroit. Je me suis autorisée à partager ces écrits au plateau seulement à partir de 40 ans, le processus a été long. Or les récits de nos histoires sont fondamentaux, la mise en critique de l’Histoire aussi. Et quand le travail n’a pas été fait, il faut écrire l’histoire, sinon c’est insupportable. Sur le plan personnel c’est pareil, on devient fou si on ne raconte pas certaines choses. C’est un besoin de mettre les choses noir sur blanc, c’est très important de raconter, tout le monde a des histoires tragiques dans ses placards. L’intime est politique évidemment. Tout ce qui est personnel est politique, la façon dont on fait l’amour, dont on se fait larguer, qui on aime… C’est aussi pour moi une façon de me relier à une tradition féministe très importante dans l’histoire de l’art, celle de partir de choses personnelles pour en faire de l’art.

Cette volonté de faire récit, de mettre les choses noir sur blanc, c’est un élément commun de plusieurs luttes menées en ce moment contre d’autres hégémonies. Ce travail rejoint de plain-pied l’époque contemporaine sur ce point. 

Oui, il y a un grand besoin de récits, d’autres narrations aujourd’hui. C’est super que les réseaux sociaux permettent de donner de la place à ces récits, car ça affaiblit ceux qui sont dominants, mais il y a une telle prolifération, que ça va jusqu’à des narrations complotistes. Quoi croire alors ? Savoir comment naviguer dans cette prolifération est compliqué. Ma ruse, c’est encore une fois de revenir aux faits tangibles, à la fois personnels et historiques : Lord Elgin a bien pillé l’Acropole entre 1801 et 1805, j’ai bien reçu une carte postale, la moitié du Parthénon se trouve bien au British Museum et Neil MacGregor, le directeur du British Museum, a vraiment prononcé cette phrase pour justifier à ses yeux la présence du Parthénon dans son musée : « À Athènes le musée s’occupe de l’histoire locale, le British Museum s’occupe de l’histoire mondiale ». Il a osé dire ça, noir sur blanc, donc c’est important que ce soit relayé. Ma façon de rendre le tout légitime c’est que tout est vrai objectivement, je peux fournir les preuves tangibles, ces gens et ces dates ont vraiment existé. Ensuite, je m’amuse toujours à répondre à la question que je me pose au départ du spectacle. Dans Ce que tu vois par exemple, on propose la formation d’un groupe radical de gauche, et c’est une vraie proposition, même si elle n’est pas forcément perçue comme telle. Pour On va tout rendre la réponse ce serait de rendre leurs éléments d’architecture aux grecs et de faire une série sur Netflix pour raconter l’histoire de l’Acropole. Ce serait génial et ça sensibiliserait le grand public à la question du pillage. On peut dire que c’est une réponse en pied de nez, ça m’amuse, mais pourquoi pas ?

Si la pièce est calme, notamment grâce à la présence des caryatides qui effectuent leurs gestes dans un ballet lent et lisse, on sent que toute cette histoire est alimentée d’une certaine colère face à l’injustice et à la spoliation de ce pan d’histoire. Est-ce qu’arriver à trouver ce calme pour dénoncer, plutôt que de réagir sous le feu de la colère, est une façon d’être efficace ?

Je crois que la seule manière de se calmer, malgré toute la colère qui peut nous animer aujourd’hui, c’est de faire récit, et de faire l’histoire des choses qui ont été oubliées. On ne m’a jamais appris le pillage de l’Acropole à l’école. Donner vie à des histoires minoritaires est primordial. Dans le spectacle, on cite Walter Benjamin en voix off, en conclusion. J’ai relu Sur le concept d’histoire pour préparer la pièce, et il écrit que l’histoire que l’on connaît aujourd’hui est celle des dominants, on fait l’histoire à partir de ceux qui ont écrasé les autres. En l’occurrence, dans l’histoire de la Grèce Antique, Périclès a voulu écraser toutes les autres cités athéniennes en faisant construire l’Acropole, donc le monument lui-même est une histoire de domination. Benjamin parle aussi de l’aura des grands monuments réalisés par les dominants qui nous écrase, qui écrase l’esprit critique. Et donc il suggère de travailler plutôt sur les traces, c’est ce que fait l’archéologie. Les historiens font de l’histoire à partir de textes écrits noir sur blanc, or plusieurs peuples n’ont pas écrit, et puis il y a eu la préhistoire avant l’écrit, alors comment on fait ? Les archéologues travaillent avec les traces, à partir de morceaux, pour comprendre ce qu’a été l’histoire des populations. J’essaye modestement de faire ça à ma façon, de travailler plutôt sur les traces, et pour se faire, pour que ce soit légitime, car je ne suis ni archéologue ni historienne, je travaille sur mes traces à moi, comme la carte postale de l’Acropole. Travailler sur les traces c’est aussi s’intéresser à qui à fait ces œuvres là, dans quelles circonstances. C’est passer sous le radar de l’aura qui écrase pour aller voir derrière, plutôt faire l’histoire des petites mains. La seule chose qui calme, je trouve que c’est d’en apprendre davantage, pour mieux connaître les situations explosives d’aujourd’hui. Par exemple – et j’imagine que c’est ce que font certain.es chercheur.ses actuellement – comprendre pourquoi la police devient aussi violente. Il y a une histoire à faire sur ce mal être du service public, comprendre comment et pourquoi elle s’est constituée en même temps que l’état français, comprendre l’histoire de cette institution permet de savoir où on en est. En faire l’histoire permet de circonscrire la colère, et surtout d’articuler les choses par le langage. Ça nous donne les moyens de comprendre à quoi on a affaire, et ça, ça calme.

OVTR (ON VA TOUT RENDRE), conception, récit Gaëlle Bourges. Avec Gaëlle Bourges, Agnès Butet, Gaspard Delanoë, Camille Gerbeau, Pauline Tremblay, Alice Roland, Marco Villari et Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK. Lumière Alice Dussart. Musique Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK. Coiffes des cariatides, moulages, couture, dorure, plume Anne Dessertine. Photo © Danielle Voirin.

Gaëlle Bourges présente OVTR (ON VA TOUT RENDRE) le 19 mai au Théâtre de l’Aquarium dans le cadre du festival JUNE EVENTS de l’Atelier de Paris / CDCN.