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Amanda Piña, Le rituel comme forme active de résistance

Propos recueillis par Leslie Cassagne

Publié le 4 mars 2019

Amanda Piña, chorégraphe et danseuse mexico-chilienne, vit et travaille à Vienne. Depuis 2015, à travers le projet Endangered human movements, elle attaque depuis la danse la matrice destructrice du discours capitaliste et colonial. Contre la vitesse à laquelle s’uniformisent les façons de penser et d’agir, elle propose un retour vers des gestes et des pratiques “autres”, venues d’espaces invisibilisés. Ses créations et les espaces de rencontre et de recherche qu’elle propose sont autant de rituels pour déjouer les séparations idéologiques dangereuses entre moderne et traditionnel, humain, animal et végétal, nature et culture… Elle présente en ce moment en Europe la pièce The Jaguar and the snake et le cycle de conférences et conversations The School of the Jaguar.

Vous avez eu une formation internationale, à la fois en Amérique latine et en Europe, dans des lieux institutionnels et dans des espaces alternatifs : comment cette trajectoire vous a-t-elle constituée en tant qu’artiste ?

Venant d’une famille issue de la migration libanaise, pour laquelle il était vraiment important que les enfants suivent un cursus complet à l’université, j’ai été plutôt audacieuse dans mes choix de formation. Dès le plus jeune âge, je trouvais très ennuyeux les lieux où on me disait exactement ce que je devais faire. J’ai eu très tôt envie d’apprendre à travers l’expérience, en inventant des formes qui n’existaient pas ! Je n’ai donc pas un parcours très académique, même si en ce moment j’envisage de faire peut-être un doctorat. Je pense que l’institution est importante, mais il est nécessaire de la penser, de l’imaginer et de lui lancer des défis : dans mes pratiques, j’ai beaucoup joué sur l’idée de “para-institution”.

J’ai d’abord étudié le théâtre physique au Chili. C’est une branche de la technique française de Jacques Lecoq, arrivée au Chili avec des professeurs de retour d’exil qui voulaient constituer une école de théâtre de gauche, proche du peuple. Le théâtre physique ne vient pas d’une culture d’élite, il a un très fort ancrage populaire. Même si je m’en suis un peu éloignée, en allant me former hors du Chili, je me sens liée à cette origine. Mes créations ont toujours été formellement expérimentales, et pas directement pamphlétaires, mais d’une certaine façon je me sens proche de cette tradition de théâtre pamphlétaire, je n’ai rien contre ! Au contraire, ça me semble vraiment intéressant quand le théâtre est politique, quand la danse est politique. Bien sûr, je mène mes recherches dans une économie artistique qui reste celle de l’économie de marché, mais dans ce cadre, j’ai toujours été préoccupée par la question des exclus, des personnes exclues, mais aussi des formes de pensées, des façons de voir le monde exclues.

C’est au Mexique que j’ai commencé à suivre une formation en danse. J’étais très intéressée par la question de la chorégraphie, mais je me suis vite sentie un peu perdue face à l’esthétique moderne, et aux normes qu’on me proposait. On nous apprenait la technique Graham non pas comme un matériau à partir duquel imaginer autre chose, mais comme une norme à intégrer ! Ces techniques me laissaient perplexe : pour le danseur, il s’agissait de reproduire des modèles mis en oeuvre par d’autres, et non pas d’être lui-même un artiste, un créateur. En revanche, j’ai été fascinée par la technique Limon, qui justement reposait sur une connaissance très fine des techniques du classique, mais pour les défaire, les réinventer. Et commençaient aussi à arriver au Mexique certaines pratiques de la Judson Church, comme le release, ou la danse contact. De mon côté, je rêvais déjà d’une chorégraphie “augmentée” en lien avec d’autres formes, d’autres pratiques.

Je suis ensuite allée à Barcelone où j’ai étudié de façon plus indépendante, en fréquentant divers ateliers, comme la Caldera : j’y ai rencontré des pratiques captivantes comme le body weather, par exemple. Je suis ensuite entrée dans une formation plus traditionnelle, dans son organisation comme dans son enseignement, SEAD à Salzbourg, où on avait notamment beaucoup de classes sur la base de la technique Cunningham. C’est en France, avec le master E.x.e.r.c.e que je suis entrée dans une pratique plus expérimentale, où il s’agissait beaucoup de travailler le discours, d’élaborer des processus de création critiques, de penser à la fois la danse et la “non danse”…

Vous avez donc été de plus en plus proche de formes expérimentales et conceptuelles, et pourtant vous développez rapidement un travail autour des danses et les pratiques de mouvement dites “traditionnelles” : comment s’est opéré ce croisement ?

D’une certaine façon, je sentais des limitations dans ma formation européenne. Les classes d’histoire de la danse me semblaient particulièrement problématiques : on nous présentait des histoires locales en voulant les faire passer pour universelles ! C’est là que j’ai commencé à me poser des questions sur la colonialité de l’art et de l’histoire. A ce moment-là, c’était une intuition : comme je n’avais pas eu de formation académique, je n’avais pas été en contact avec les discours des études décoloniales, par exemple. Cette séparation traditionnel/contemporain me gênait beaucoup, parce qu’elle excluait en grande partie ce dont nous, les artistes latino-américains, nous sommes faits. Nous sommes constitués par nos lectures de Foucault par exemple, mais aussi par des pratiques populaires, par la culture des fogatas… C’est une culture qui n’est pas du tout valorisée,  légitimée, une culture pratiquement invisible, et pourtant elle me constitue. Je pense que c’était important que je sois en Europe pour sentir ça. La distance m’a permis de regarder l’art en Amérique latine d’une façon particulière, de m’approcher de choses que je ne voyais pas quand j’en étais trop près. Ce qui ne veut pas dire que les collègues qui sont encore en Amérique latine ne voient pas ces choses, et d’ailleurs j’ai l’impression qu’il y a de plus en plus d’intérêt pour ces questions, depuis peut-être sept ou huit ans. Bien sûr, il y a toujours eu des créations autour de ces pratiques “traditionnelles”, mais dans des formes très conventionnelles, folklorisantes. Aujourd’hui c’est différent. Et pour moi, il s’agit de regarder le “traditionnel” depuis une optique non coloniale, non moderne: cette séparation traditionnel/moderne est tout aussi erronée que celle qui existe entre humains et animaux.

D’ailleurs, avec la série Endangered Human Movements (Mouvements humains en voie de disparition), commencée en 2015, vous proposez une connexion entre l’espèce humaine et l’espèce animale…

Oui, car c’est une certaine pensée de l’humain, excluante, qui a généré des types d’existence et de mouvement ayant abouti à la destruction de la planète. Cette façon erronée de voir les choses, même si elle a proliféré, est bel et bien locale, et non pas universelle ! On parle beaucoup de l’Anthropocène, mais ce n’est pas l’humanité dans son ensemble qui a provoqué un tel impact sur notre écosystème : regardez-donc mes collègues mapuches ! Ou encore la Sierra Wixarica : là, il n’y a aucune contribution à cet Anthropocène ! Ce que l’on présente comme l’Anthropos dans ce concept-là n’est pas un Anthropos universel, c’est un type d’actions, d’activités, de règles et de valeurs que l’on pense être universelles parce qu’une matrice de pouvoir nous oblige à le faire. Or, il faut bien distinguer une idéologie d’une tendance supposément naturelle et universelle des personnes. D’ailleurs, j’emploie le terme “personne” pour ne pas dire “humains”. Les penseurs décoloniaux ne veulent plus employer le terme “humain”, et effectivement, il ne me semble pas que ce soit une bonne idée d’employer ce concept qui s’est constitué dans une différenciation d’avec le “moins qu’humain”  que ce soit l’animal, le noir, l’indigène… Nous préférons employer le terme “terrano”, “terrien”, qui ne se construit pas dans une séparation du non-humain.

Endangered Human Movements veut subvertir cette logique, en montrant tout ce qui est laissé de côté par cette humanité-là : les pratiques des terranos, tout ce qui est en train de disparaitre. Pourtant, il ne s’agit pas de se placer dans la lignée d’une narration impérialiste qui s’émouvrait des ruines en pensant “quelle tristesse, nous sommes en train de tuer tous les animaux”… Je choisis plutôt le point de vue de la résistance : il y a de nombreux animaux sont en train de résister, il y a des choses qui ne se sont jamais perdues, qui sont de plus en plus fortes. Il me semble nécessaire de penser ainsi pour faire face à l’horreur que signifie l’extinction d’espèces que nous sommes en train de vivre. Une extinction qui est tout autant biologique que culturelle : là encore, il n’est pas pertinent de séparer les deux.

Comment procédez-vous pour récupérer ces mouvements en extinction, ces danses, ces rituels ?

J’ai commencé par un travail de recherche à partir de films ethnographiques, des débuts de ces pratiques jusqu’aux documents numériques actuels. A partir de cette matière, j’ai créé deux pièces : Five remarks on the history of dance et Dance and résistance (2015). Celles-ci travaillent la matière concrète trouvée dans les films ethnographiques, mais aussi des questionnements qui découlent de leur analyse : les liens entre la célébration et le temps, la façon dont la biopolitique a pu affecter les mouvements. Ces mouvements sont devenus de plus en plus rapides, parce qu’on a moins de temps à y consacrer, parce qu’on a globalement moins de temps pour faire des choses qui échappent à l’économie, pour pratiquer ou incorporer d’autres formes d’économie. Des formes d’économie qui existaient par exemple dans la culture des peuples originaires, constituées par d’autres types d’échanges avec les êtres-terre : des formes collectives, demandant beaucoup d’attention, de soin et de travail, des célébrations qui durent très longtemps, et qui traduites en termes monétaires, rapportent peu…

Y a-t-il également une transmission orale des pratiques ?

Oui, dans le cas spécifique des cultures Mapuche, Wixarica, et Shuar d’Amazonie, il y a eu beaucoup plus de transmission de corps à corps. Ce sont des zones dans lesquelles j’ai des amis avec qui j’ai pu travailler, à partir d’une histoire vivante. Avec le chaman qui intervient dans le cadre de The School of the Jaguar, il s’agit d’un apprentissage en continu : nous ouvrons un espace pratique dans lequel peut se déployer une forme de connaissance Wixarica, en lien avec d’autres formes de connaissance comme celle que l’on développe en performance, en danse, et dans des formes plus discursives comme la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, les études de danse et de théâtre.

Endangered Human Movement n’est pas seulement une série de pièces, mais une constellation plus vaste de recherches et de pratiques (écriture de livres, ateliers, discussions, rencontres théoriques…) : c’est important pour vous que les créations soient accompagnées par cette matière expérientielle et intellectuelle ?

Je pense que c’est très dommage, avec des thèmes si importants, que les gens voient seulement un produit fait pour un marché, alors que ce matériau peut se déployer à travers une multiplicité de médiums. C’est une chose qui est assez nouvelle pour moi, mais j’ai l’impression que je pense des oeuvres pour tous supports, pas seulement pour qu’elles entrent dans la catégorie “performance vivante”, “vidéo”, “livre”, ou encore “recherche-création”. A travers chaque médium, chaque pratique, c’est une même recherche qui se reformule. C’est d’ailleurs pour ça que dans la série il existe des oeuvres-soeurs. Par exemple dans Four remarks on the history of dance et Dance and resistance (2015), reviennent de mêmes images, de mêmes obsessions. C’est également le cas pour The Forest of mirror (2016) et The jaguar and the snake (2018), et je voudrais qu’il en soit de même pour Danza y frontera (2018) : je veux continuer à voir ce qui se passe, je ne veux pas m’arrêter à la solution formelle que nous avons trouvée. Je pense que les solutions formelles sont moins intéressantes que la multiplicité de lectures que l’on peut faire d’une matière.

Le fait que des formes, des images et des mouvements reviennent d’une pièce à l’autre, c’est également une forme de résistance à un marché de l’art qui réclame des objets toujours nouveaux ?

Bien sûr, ce n’est pas parce que nous sommes paresseux ou que nous ne voulons rien inventer ! Justement, il s’agit d’essayer de voir comment une idée peut atteindre sa meilleure forme, et avec la rapidité des formes de production qu’on nous impose, c’est une résistance. Explorer un même format scénographique, ça peut aussi être primordial. Par exemple entre The Forest of mirror et The Jaguar and the snake, qui traitent des rituels amérindiens, je n’ai pas pu abandonner le format circulaire. Si je mets ces gestes dans un rapport frontal, je ne leur rends pas justice… En revanche c’est différent pour Danza y frontera, où la scène frontale était rendue nécessaire par les avancées des danseurs sur scène, qui font face au public majoritairement blanc de Vienne, dans un théâtre officiel, où l’on donne plus la place à la Culture avec un grand C, qu’à celle qui se manifeste dans la rue, les processions, les champs de maïs… Un lieu plus imprégné par des formes de voir l’art plus “blanches”. J’ai récupéré le dispositif frontal pour que ces gens entrent, fassent face, réclament aussi leur présence dans ce territoire. Par contre, pour la série du Jaguar, le cercle est plus juste, et permet plus de proximité, ainsi qu’une autre mobilisation des sens.

Bien que vous souligniez que la solution formelle n’est pas au centre de votre recherche, on peut voir une parenté entre les pièces à un niveau esthétique, dans un métissage entre éléments ancestraux et autres futuristes…

Mon intérêt principal ne réside pas dans l’esthétique, mais il est vrai que je ne reprends pas telles quelles les images associées aux danses et rituels sur lesquels nous travaillons. Elles sont toujours un peu déplacées, et ça parle forcément du contexte depuis lequel on travaille. Quand on a commencé à travailler sur The Jaguar and the Snake, j’ai essayé de reformuler avec les matériaux que nous avions sous la main, plutôt bon marché, trouvés dans les supermarchés viennois, les plis et replis des sculptures pré-hispaniques que nous prenions comme références. A travers cette opération surgissent des esthétiques nouvelles, étranges, qui sont plus futuristes, plus “contemporaines” que les esthétiques originelles. Dans The Forest, tout était un peu moins chargé, mais dans The Jaguar, je sentais qu’il fallait rendre justice aux sculptures comme elles sont, et elles sont hallucinantes : c’est une personne vêtue de peau de jaguar dans un aigle qui lui-même a une plante qui lui sort de la bouche ! En tout cas, ce qui m’intéresse profondément, ce n’est pas de refaire la danse traditionnelle, ni de faire de la danse contemporaine, mais c’est la troisième chose qui naît de ça. Un troisième lieu, qui parle de là où nous sommes, mais aussi de l’autre.

Pouvez-vous nous parler de Danza y frontera, qui joue sur le re-enactment d’une danse qui a été un instrument idéologique ?  La réappopriation — ou réactivation — de certains types de danses, minoritaires, peut constituer un acte politique, un activisme dansé ?

Cette danse, qui est le point de départ de Danza y frontera, a une très longue histoire. On pense qu’il s’agit à l’origine d’une danse précolombienne, pré-hispanique, qui avec l’arrivée des colons s’est transformée en “danse de conquête”. Les Espagnols l’ont utilisée pour mettre en scène la confrontation entre Maures et Chrétiens. Évidemment, le Maure à combattre représente l’Indien et le Chrétien l’Espagnol : la danse devient une façon d’exporter en Amérique la différence coloniale qui existait déjà entre l’Europe et l’Afrique ou l’Asie, une différence entre blanc et non-blanc. La danse construite sur ce récit est pratiquée devant les églises, dans des processions religieuses, encore aujourd’hui, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Il y a peu de temps, des jeunes inspirés par la culture hip-hop ont décidé d’enlever les plumes à cette danse, de lui mettre des nikes, des tee-shirts et des casquettes, de l’accélérer, d’enlever les violons. C’est un processus de reconfiguration de la pratique, qui d’une part élimine les signes qui signifiaient l’indigène et d’autre part fait de la danse une forme active de résistance, et non plus le fossile d’une pratique antérieure. Et il ne s’agit pas de la pratique d’un individu isolé, de nombreux groupes l’actualisent et la diffusent, dans un contexte très spécifique. Ces jeunes sont plutôt marginalisés, ce sont ceux qui trainent au coin de la rue, qui se confrontent à la réalité violente de la guerre contre le narco-trafic, aux relations de pouvoirs entre le Mexique et les États-Unis, dans une zone où transitent la drogue dans un sens, les armes dans l’autre… Un des premiers à réinventer cette danse a été Rodrigo de la Torre, “Rigo” : je l’ai invité à Vienne pour que nous travaillions ensemble.

Comment intervenez-vous ce matériau en tant que chorégraphe ?

Danza y frontera s’appuie formellement sur cette danse : avec des personnes qui réalisent des études sur les danses traditionnelles mexicaines, nous avons découvert une continuité ente les danses indigènes et les danses métisses du Mexique, particulièrement dans le rapport au sol, dans la façon dont les pieds viennent toucher le sol. De mon côté, j’ai réalisé un exercice chorégraphique à partir du matériel rythmique de Rigo, élaboré avec le musicien avec lequel je travaille : une danse beaucoup plus lente que celles des groupes mexicains. Mais dans la pièce apparait aussi le matériau de Rigo, qui est venu à Vienne avec ses camarades danseurs et percussionnistes, et un groupe de danseurs professionnels et semi-professionnels de Vienne prend aussi part à la pièce.

La pièce se nourrit également de la pensée de Gloria Anzaldúa, qui parle de “la nouvelle métisse”, celle qui habite un “troisième territoire”, qui circule entre plusieurs cultures. Je m’identifie beaucoup à la pensée d’Anzaldua, même si je ne suis peut-être pas aussi queer qu’elle ! Ma prémisse était la suivante : la frontière n’est pas seulement un lieu, mais une inscription qui a à voir avec des processus de racialisation. Les corps sont donc porteurs de frontières en eux-mêmes, et certains plus que d’autres.

C’est important qu’il y ait sur scène à la fois des danseurs de formation européenne en danse contemporaine et des danseurs venus d’une culture plus “populaire” ? Est-ce que cela participe d’une réflexion éthique autour de l’idée d’appropriation ?

J’essaie toujours de travailler avec les personnes que je prends pour référence : de les inviter, qu’ils soient présents sur scène. Mais j’insiste sur le fait que je me sens en droit de travailler sur ces matières — peut-être que si j’étais très-très-blanche je ne me sentirais pas aussi à l’aise ? — je ne pense pas qu’il faille toujours crier à l’appropriation culturelle. Si je me mets à faire une pièce sur les “indigènes”, c’est de l’appropriation culturelle, par contre je peux faire quarante pièces sur les abstractions du ballet, et personne ne va rien me dire… Je trouve ça intéressant, quand on parle de “l’autre” il y a toujours un double danger : celui de l’exotisme ou celui du politiquement correct. Ce sont des problèmes qui apparaissent quand on a un référent non-occidental. Il me semble un peu douteux que lorsqu’on commence à faire quelque chose avec des référents différents, tout devienne politiquement compliqué. Car les processus d’invisibilisation nous traversent tous, et il faut les questionner. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas d’exalter les formes “autres”, mais plutôt de me poser des questions sur la relation avec ces formes autres : quelle est la complexité de ces relations ? quelles formes de connaissances sont inhérentes à ces “autres” qui sans doute valent la peine qu’on les prenne en compte ? D’ailleurs, j’ai fait une pièce sur ces questions sans qu’il y ait d’indiens sur scène, nous étions toutes métisses, afro-descendantes, semi-quelque chose ! Peut-être que je me sens en droit de traverser cette matière parce que je suis espagnole, musulmane, juive et indienne !

Dans le cas particulier de Danza y frontera, ça m’intéressait beaucoup qu’il y ait différents types d’écriture dans le corps. Quel type de corps génère quel type de vie, et vice-versa ? Quel type de pensée du corps existe à la base de la culture occidentale, entendue au sens de matrice coloniale du pouvoir ? Que portent ces corps avec eux ? Les danseurs de Vienne qui participent à la pièce sont pour beaucoup des danseurs de couleur, originaires d’Amérique ou du Moyen-Orient, mais aussi des blancs d’Italie et d’Israël : tous savent très bien ce qu’est la frontière, ils la portent en eux. Toutes les frontières étaient là, en quelque sorte. Bien sûr, il fallait que Rigo soit là, mais aussi Juan Carlos Palmas, de l’école nationale de danses folkloriques du Mexique, qui a une connaissance profonde de ces danses. Il était tout aussi important pour Rigo d’être à Vienne et de se confronter à d’autres danseurs : en partageant son matériau, il en approfondit la connaissance en même temps qu’il le transforme en autre chose, et que lui même acquiert de nouvelles qualités de professeur. Je pense que cette pièce est avant tout une pratique qui doit être faite et refaite. Il est primordial qu’elle continue à vivre et qu’elle soit présentée en Europe. Je conçois mes pièces non pas comme des objets, mais comme des formes d’études, des postulats artistiques en développement, non pas parce qu’ils ne sont pas terminés, mais parce qu’ils n’arrêtent pas de générer des expériences.

Vu au Théâtre du Gymnase à Marseille, dans le cadre du Festival Parallèle. Direction artistique et chorégraphie Amanda Piña. Performance Amanda Piña, Lina María Venegas. Performance, peinture, sculpture Yoan Sorín. Musique Christian Müller. Scénographie Daniel Zimmermann, Lise Lendais. Costume Lise Lendais, Till Jasper. Création lumière Victor Duran. Photo © Marc Domage / Fondation Cartier pour l’art contemporain.