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Arkadi Zaides, Necropolis

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 juin 2023

Depuis 1993, UNITED for Intercultural Action recense et liste les réfugiés et les migrants décédés sur le chemin de l’Europe. La dernière version, publiée en juin 2022, a enregistré 48 647 décès signalés. La grande majorité des personnes décédées qui y sont inscrites ne sont pas identifiées par leur nom. Avec sa création Necropolis, le chorégraphe Arkadi Zaides et son équipe sont partis sur les traces de ces réfugiés qui sont morts anonymement en tentant de rejoindre l’Europe. S’appuyant sur les pratiques de la criminalistique, l’artiste et son équipe présentent sur scène les résultats de cette enquête évolutive qui vise à redonner une histoire et une identité à ces migrants morts aux portes de l’Europe. Dans cet entretien, Arkadi Zaides partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création de Necropolis.

Depuis maintenant plusieurs années, vos projets revêtent une approche documentaire. Pourriez-vous retracer l’histoire de cette recherche ?

Cette recherche a commencé à prendre forme lorsque je vivais et travaillais encore en Israël/Palestine, notamment avec mes deux pièces Quiet en 2010 puis Land-Research en 2012 qui abordaient le conflit politique israélo-palestinien et les tensions entre les communautés juives et arabes. Pour ces deux projets, j’ai collaboré et mis en scène des artistes israéliens et palestiniens. Pour Land-Research, je me suis focalisé sur l’histoire personnelle des artistes qui vivent dans ces territoires et comment ils sont affectés par ce contexte. J’observais à cette période une escalade de la situation politique dans le pays, qui violait systématiquement et brutalement les droits de l’homme des Palestiniens, et j’ai eu besoin d’avoir une position plus radicale dans mon travail. Je souhaitais que cette réalité fasse irruption dans l’espace du studio et, par extension, dans le théâtre. J’ai alors commencé à chercher du matériel documentaire et j’ai découvert les archives vidéo de B’Tselem, une organisation israélienne fondée en 1989 et reconnue pour dénoncer les abus des droits des Palestiniens par les autorités israéliennes et des individus opérant en Cisjordanie. De nombreuses archives sont aujourd’hui produites directement par les Palestiniens qui filment eux-même les agressions des colons israéliens. J’ai eu accès aux archives vidéos de cette association et j’ai commencé un long processus de visionnage et de sélection. Cette recherche a conduit en 2014 à la création de l’installation vidéo Capture Practice et du solo Archive. Dans cette performance, je regarde une sélection de vidéos issues des archives de B’Tselem et je laisse progressivement les éléments de l’écran pénétrer dans mon corps, affectant mon comportement et mes postures. C’était la première fois que des matériaux documentaires qui viennent d’un contexte «extra-chorégraphique» (Pouillaude, 2016)  induisaient entièrement le processus et le résultat de la recherche. J’ai ensuite développé et appliqué la même méthodologie pour mes projets suivants, que j’appelle «Chorégraphie Documentaire». La chorégraphie documentaire traite de la réalité à travers la réutilisation imaginative des faits. C’est une pratique hybride qui croise l’investigation du réel avec des pratiques corporelles, sur des questions d’actualité.

Vous habitez en Europe depuis 2015. Comment ce déplacement a-t-il réorienté votre recherche ?

Lorsque j’ai migré en Europe en 2015, en pleine crise des réfugiés, j’ai réalisé que les questions que j’abordais dans Archive, où j’observe les mouvements humains sur les territoires frontaliers sous l’angle de la chorégraphie, étaient aussi très prégnantes dans le contexte européen. Cette migration physique a fait migrer mon contexte de recherche – les deux projets qui ont suivis, Talos en 2017 puis Necropolis en 2021, ont comme terrain de recherche l’Europe et ses frontières – mais la question que je pose est la même : quelles chorégraphies sont produites sur les zones de frontière ? Talos prend comme point de départ une initiative de financement européen qui a permis la conception d’un système avancé de protection des frontières terrestres européennes. Ce projet collaboratif, mené officiellement par des entreprises issues de dix pays entre 2008 et 2012, a permis l’élaboration d’un système de surveillance qui consistait à remplacer les gardes-frontières humains par des robots dans les missions de patrouille aux frontières de l’Europe. Ma dernière pièce Necropolis se focalise sur les conséquences de cette même fortification. Elle se base sur la liste des décès de réfugiés aux frontières de l’Europe, établie par le réseau UNITED for Intercultural Action. Mon travail examine les chorégraphies qui se jouent aux frontières géopolitiques. De ce fait, il interroge une autre frontière : celle du domaine artistique et du domaine socio-politique. 

Ces dernières années, vos pièces semblent  se rapprocher du format de la conférence. Pourriez-vous définir le « chorégraphique » dans votre pratique ?

Je dirais que mon travail s’éloigne du format de la conférence plutôt qu’il ne s’en rapproche. Archive est peut-être le format le plus proche de la conférence, car au début de la performance, je monte sur scène et me présente en tant qu’Israélien afin de clarifier la logique opérationnelle qui en découle et son geste politique. Mais peu après, la performance se transforme en quelque chose d’autre. Elle s’intéresse davantage à l’interaction physique de l’interprète avec des archives et à la création d’une chorégraphie avec ces matériaux. Talos peut sembler être une conférence puisqu’elle inclut un interprète qui s’adresse frontalement au public par le biais d’un discours. Mais à seconde vue, la référence principale de son dispositif scénique est l’événement de promotion, la présentation publicitaire qui promeut les nouvelles technologies. L’interprète de Talos ne prend pas de distance par rapport au sujet qu’il aborde (contrairement à une conférence ou à des formats de lecture-performance). Il est ici plutôt entièrement immergé dans l’idéologie qu’il promeut auprès du public. Ainsi, le performeur ne joue pas son propre rôle, mais celui d’un personnage, contrairement à ce qui est courant dans les conférences-performances. La procédure performative de Necropolis se déroule quant à elle dans un silence complet, il n’y a pas d’adresse frontale au public, le dispositif ressemble plus à un cockpit d’avion ou à un laboratoire médico-légal, par lequel on visite la ville des morts. Ma pratique de la chorégraphie documentaire est ouverte à différents formats, qui rendent explicite ma manière d’activer les documents. La chorégraphie est déterminée par les documents : ils guident le processus de création. Cela peut prendre la forme d’un corps dansant comme dans Archive, où j’incarne sur scène des gestes de colons israéliens filmés à l’écran, geste par geste, sur le même principe que la reproduction des témoignages verbatim dans le théâtre documentaire. Mais l’activation du document ne se fait pas uniquement par l’intermédiaire d’un corps dansant sur scène. Dans Talos, par exemple, la chorégraphie se situe aussi dans les interactions entre robots et humains aux frontières de l’Europe, dans le scénario dystopique présenté par le conférencier. Puis, dans Necropolis, il s’agit d’un geste de soin, d’une recherche et d’une marche vers les tombes des migrants qui ont perdu la vie sur le chemin de l’Europe, que nous exécutons dans divers lieux en Europe. De ce fait, la chorégraphie documentaire reprend des caractéristiques de la non-danse ou de la post-danse, qui ont déjà retiré aux corps dansants leur position centrale dans la création chorégraphique contemporaine.

Votre création Necropolis est une enquête documentaire, sur les traces de migrant·es décédé·es durant leur tentative de rejoindre l’Europe. Pourriez-vous revenir sur la genèse et retracer l’histoire de ce projet ?

En 2018, alors que je m’engageais dans un nouveau projet artistique, je me suis intéressée à la notion de «disparition forcée». La disparition forcée est un terme juridique qui définit l’enlèvement secret d’une personne par un État ou une organisation politique, ou par une personne agissant en leur nom, suivi d’un refus systématique de reconnaître les droits de la personne, son sort et le lieu où elle se trouve. L’aspect chorégraphique de l’acte même de faire disparaître un corps m’a intrigué. La disparition forcée est une pratique souvent utilisée par les régimes totalitaires pour répandre la peur parmi les citoyens ou pour éliminer les opposants politiques qui menacent la stabilité du régime. La chute de ces régimes pourrait conduire à une procédure judiciaire et à une éventuelle poursuite des responsables des disparitions. Alors que nous étions en pleine résidence artistique avec le dramaturge du projet, Igor Dobricic, nous sommes tombés sur la liste des décès de réfugiés, un document compilé par UNITED for Intercultural Action, un réseau de plusieurs centaines d’organisations antiracistes de toute l’Europe. Depuis 1993, ce réseau recueille des données sur les réfugiés et les migrants décédés sur le chemin de l’Europe. La version de la liste publiée en juin 2018 comprenait des informations sur 34 361 personnes décédées. La dernière version, publiée en juin 2022, a enregistré 48 647 décès signalés, et ce nombre continue d’augmenter. Un examen plus approfondi de la liste révèle que la plupart des personnes décédées qui y sont inscrites ne sont pas identifiées par leur nom. Un examen plus approfondi révèle qu’il n’y a pas d’efforts suffisants pour déterminer l’identité des migrants décédés. Les procédures médico-légales qui peuvent contribuer à ces processus d’identification et qui sont appliquées aux citoyens européens ne s’appliquent pas aux corps des migrants et des demandeurs d’asile sans papiers. Avec Igor, nous nous sommes alors demandé comment la notion de disparition forcée évolue lorsqu’il n’y a pas de personne, de groupe politique ou d’organisation spécifique qui puisse être désignée comme responsable de la disparition d’une personne. Qui est responsable lorsqu’un réseau complexe de systèmes nationaux et internationaux de réglementations, de lois et d’appareils frontaliers, tels que ceux mis en place par l’Europe à ses frontières extérieures, est à l’origine de la disparition éventuelle d’un corps ? Par ailleurs, nous nous sommes demandé comment un projet artistique pouvait proposer un espace de réflexion confrontant le public à une réalité aussi complexe et morbide.

Le processus de Necropolis a nécessité plusieurs années d’enquête de terrain, de rencontres et de recherche. Pourriez-vous partager le processus de ce projet ?

À partir de cette liste, nous avons cherché à explorer des cas individuels de migrants décédés au cours de leur voyage vers l’Europe, et nous avons développé un protocole à travers une série de résidences artistiques. Ce protocole consiste à localiser les lieux exacts où les corps des migrants ont été enterrés, à filmer la marche à travers le cimetière jusqu’à s’approcher de leurs tombes. À chaque endroit où la pièce est programmée, nous parcourons la liste des décès de réfugiés afin d’identifier les cas de décès qui ont eu lieu dans la même zone. Nous faisons ensuite des recherches en ligne, sur les registres des cimetières, nous rentrons en contact avec des institutions locales telles que les centres de détention, des ONG, pour trouver des informations sur ces cas. Lorsque nous identifions le lieu de sépulture, nous nous rendons au cimetière et géolocalisons la tombe. La liste des décès de réfugiés est l’archive la plus complète à ce jour qui documente la tragédie actuelle aux frontières de l’Europe. Cependant, ces archives restent incomplètes, car de nombreux décès ne sont ni signalés ni documentés. Lorsque nous arrivons à géolocaliser les tombes des migrants, nous découvrons continuellement de nouvelles informations : un pays d’origine, un âge, un nom, etc.  Chaque fois que nous trouvons de nouvelles informations, nous informons le réseau UNITED des inexactitudes que nous avons trouvées dans la liste pour qu’ils puissent actualiser leurs archives. Les représentations de la pièce nourrissent la liste en retour.

Comment avez-vous initié le processus artistique de Necropolis ?

Le processus de Necropolis s’est développé sur plus de trois ans. Le processus de création de mes projets s’étend toujours au-delà du temps de production habituel d’une pièce dans le domaine de la danse contemporaine. Le naufrage survenu au large de Lampedusa le 3 octobre 2013 et les conséquences de cet événement ont été notre première base de réflexion dramaturgique autour du projet. Pour de nombreux professionnels, ce drame a marqué le début de la crise actuelle des réfugiés aux portes de l’Europe. Il s’agit d’une embarcation transportant environ cinq cent migrants clandestins africains qui a fait naufrage près de l’île Lampedusa proche de la Sicile. Cette catastrophe a fait 368 morts. Les migrants et demandeurs d’asile qui ont perdu la vie se sont vu accorder la citoyenneté italienne par le Premier ministre italien Enrico Letta un jour après le naufrage. Dans le même temps, les autres migrants et demandeurs d’asile sauvés lors du même naufrage ont été placés dans un centre de détention sans aucun droit, soumis aux politiques frontalières et à la bureaucratie de l’Europe. L’absurdité de cet événement, au cours duquel seuls les morts avaient droit à la citoyenneté lorsqu’ils entraient sur le territoire européen, a façonné le cadre conceptuel général de notre recherche. Nous avons commencé à considérer l’Europe comme la cité des morts, amenant l’idée que la seule façon pour un migrant d’entrer sur son territoire est de mourir à ses portes.

La pratique de la criminalistique a également été l’un de vos axes de recherche. Comment avez-vous transposé cette pratique à votre travail ?

La criminalistique est l’ensemble des techniques scientifiques mises en œuvre par la justice et les forces de police et de gendarmerie pour établir la preuve du crime et identifier son auteur, notamment par la collecte, l’examen et l’analyse de preuves matérielles. Par exemple, les anthropologues légistes peuvent étudier les restes humains sur une scène de crime pour estimer l’âge, le sexe, l’ascendance, la taille, la cause du décès et l’identité de la personne. Cependant, cette pratique n’est pas appliquée aux corps des migrants décédés aux frontières de l’Europe contrairement aux citoyens du continent. Cette négligence entraîne la perte d’informations fondamentales qui empêchent toute identification future des victimes. Il y a des crimes mais pas d’enquêtes. Inspirés par la médecine légale, nous avons développé deux axes dramaturgiques différents dans notre exploration artistique : le premier, l’enquête médico-légale du territoire et, le second, l’enquête médico-légale du corps. Ces deux axes constituent également les deux parties principales du spectacle. L’investigation médico-légale du territoire est basée sur notre pratique de géolocalisation des tombes de migrants. Ce processus a donné lieu à la création d’une carte virtuelle où toutes les tombes sont marquées et affichées via Google Earth sur scène durant la première partie de la pièce. Ce logiciel nous permet de visiter virtuellement les tombes des migrants qui sont enterrés près ou loin du théâtre où nous sommes rassemblés avec le public. L’investigation médico-légale du corps vise ensuite à plaider en faveur de procédures qui ne sont pas correctement effectuées dans la vie réelle : une investigation des corps des migrants par la collecte de données post-mortem pour permettre une identification future. Dans une seconde partie, nous mettons en œuvre sur scène une telle procédure en nous penchant sur un corps composite que nous assemblons à partir d’objets sculptés.

Necropolis a été créé en 2021. Comment ce projet s’est-il déployé depuis sa création ?

La carte de Necropolis s’agrandit à chaque réitération du projet. L’une des demandes que nous formulons aux lieux qui nous accueillent est de nous aider dans nos recherches. Ainsi, un·e coordinateur·ice est nommé·e dans chaque nouveau lieu où nous arrivons, afin de nous aider dans nos recherches. La performance elle-même agit également comme une invitation. Nous décrivons le protocole de recherche au début de la représentation et invitons les membres du public à s’engager. Par conséquent, le groupe de personnes qui participe à la recherche et au projet lui-même s’élargit continuellement. En outre, notre coopération permanente avec UNITED for Intercultural Action a débouché sur une collaboration plus large avec ce réseau. Nous avons récemment commencé à travailler sur un projet qui va durer pendant quatre ans dans le cadre de mon doctorat à l’Université d’Anvers et à l’Université de Gand. L’objectif de cette recherche, qui implique le réseau UNITED et d’autres chercheurs dans les domaines des sciences humaines, de la cartographie et de la visualisation de données, est de créer un mémorial virtuel. Ce mémorial a pour objectif de rendre visibles les informations recueillies dans le cadre de ce projet et de mettre en lien différentes ONG avec des activistes engagés.

Concept et direction Arkadi Zaides. Dramaturgie Igor Dobricic. Assistante en recherche Emma Gioia. Interprètes Arkadi Zaides, Emma Gioia. Lumières Jan Mergaert. Création sonore Aslı Kobaner. Sculpture Moran Senderovich. Avatar Jean Hubert. Assistant en animation avatar Thibaut Rostagnat. Modélisation 3D Mark Florquin. Recherche et localisation des tombes Aktina Stathaki, Amalie Lynge Lyngesen, Amber Maes, Amirsalar Kavoosi, Ans Van Gasse, Arkadi Zaides, Benjamin Pohlig, Bianca Frasso, Carolina-Maria Van Thillo, Prof. dr. Christel Stalpaert, Doreen Kutzke, Dorsa Kavoosi, Elisa Franceschini, Elvura Quesada, Emma Gioia, Eva Maes, Filippo Furri, Frédéric Pouillaude, Friederike Kötter, Gabriel Smeets, Giorgia Mirto, Gosia Juszczak, Igor Dobricic, Ilka Van Bijlen, Jordy Minne, Joris Van Imschoot, Julia Asperska, Juliane Beck, Katia Gandolfi, Katja Seitajoki, Lilas Forissier, Lina Gilani Tsitouri, Lovis Heuss, Luca Lotano, Lucille Haddad, Maite Zabalza, Maria Sierra Carretero, Mercedes Roldan, Myriam Van Imschoot, Myrto Katsiki, Osnat Kelner, Özge Atmış, Pepa Torres Perez, Sarah Leo, Selby Jenkins, Simge Gücük, Solveig Gade, Sunniva Vikør Egenes, Tamara Vajdíková, Tilemachos Tsolis, Yannick Bosc, Yari Stilo. Photo © Eike Walkenhorst.

Necropolis est présenté les 9 et 10 juin au festival des Latitudes contemporaines