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Matthieu Hocquemiller, Parcours minoritaires et usages de soi

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 8 janvier 2023

Avec L’Ethique, le danseur et chorégraphe Matthieu Hocquemiller signe le dernier volet d’une série dédiée à des parcours de vie minoritaires, sous forme de portraits hybridant les écritures de plateau. La pièce met en scène une rencontre entre deux hommes, Pierre, performer et travailleur du sexe et Patrice, plus âgé, éthicien et philosophe. Ensemble, ils conviennent d’un troc, une forme d’échange entre sagesse et jeunesse. La partition physique se développe en dialogue dont émergent des images ambiguës, fragiles et puissantes ; la narration discursive mêle considérations philosophiques et récits de vie pour déployer une réflexion autour de l’éthique et des possibilités d’agir. Ce double portrait, dont l’excellente interprétation de Patrice Desmons et Pierre Emö fait un objet particulièrement émouvant, propose en parallèle une rare ouverture aux représentations du sexuel sur scène dont Matthieu Hocquemiller explique ici la profonde nécessité, sociale et politique.

L’Ethique met en scène une rencontre et un dialogue entre deux hommes, l’un éthicien, l’autre performeur et travailleur du sexe. D’où vient cette idée ? Quelle est la genèse de ce projet ?

Cette pièce s’inscrit dans une série qui inclut Le Corps du Roi et Dialogue avec Shams. Les trois pièces se rapprochent à la fois par une forme esthétique et, quoique les sujets soient différents, par une ligne de propos voisine du théâtre documentaire, au sens où ces trois pièces assument pleinement quelque chose de l’ordre du document, de la biographie et de l’autobiographie. Dans leur forme, ces trois pièces s’appuient sur un dispositif qui crée un jeu entre une grande proximité et une légère distanciation. Par exemple, ce qui s’y dit l’est dans un style très oral, puisque puisé dans des dialogues réels, mais cette oralité est retransmise par projection écrite, ce qui distancie les paroles et permet aux interprètes d’être libérés de leur prise en charge au plateau. Ce sont donc avant tout trois dialogues, avec cette constante d’un même dispositif formel, et d’une matière autour de parcours de vie que l’on peut qualifier de minoritaires, non pas au sens statistique, mais au sens où Deleuze ou Guattari l’entendent : non immédiatement couverts par le consensus dominant.

En quoi les parcours de vie « minoritaires » retiennent-ils particulièrement votre attention ?

Les parcours minoritaires sont selon moi ceux qui interrogent les dispositifs de l’inclusion et de l’exclusion. Ce serait d’ailleurs pour moi une définition du mot queer : qui vient révéler et interroger les dispositifs d’inclusion/exclusion. Dans Le Corps du Roi, le dialogue s’établit avec Mimi, une jeune femme trans travailleuse du sexe, réfugiée politique qui a dû fuir la Thaïlande parce qu’elle y était accusée de crime de lèse-majesté. Avec Dialogue avec Shams, Rana Gorgani ouvre un véritable dialogue alors qu’elle est seule en scène, s’adressant imaginairement à Shams, un mystique du soufisme. La pièce raconte un parcours de bi-culturalité sur les processus migratoires et les processus de genre. Enfin, L’Ethique, selon cette même forme, est un dialogue entre deux hommes. Si je tiens à recontextualiser cette pièce dans une notion de série, c’est parce que j’ai pu faire auparavant des pièces beaucoup plus portées sur l’écriture chorégraphique – ce qui ne signifie pas pour autant un rapport à la virtuosité, mais qui implique clairement une forte adresse au corps – tandis que cette série assume pleinement sa dimension très documentaire, voire didactique. Tout est dit, absolument tout ; il n’y a pas, comme souvent dans la danse, d’évocations, de connotations, de codes. Tout est intentionnellement énoncé, au premier degré, sans aucune péjoration venant tamiser ce « premier degré » ; j’y endosse une littéralité absolue, en disant les choses comme on les ressent, avec peut-être une fausse naïveté ici ou là, mais qui cherche avant tout à embarquer les gens dans des histoires qui, sans cela, ne les auraient peut-être pas concernées.

Quel était l’enjeu de la rencontre que vous avez provoquée entre les deux personnes-protagonistes ?

J’ai clairement provoqué cette rencontre pour répondre à un propos que j’avais envie de tenir autour d’une rencontre intergénérationnelle. Mon point de vue était orienté dès le début du projet et j’ai réuni les personnes en fonction de cette intention. Patrice est un ami de longue date, philosophe, psychanalyste et spécialiste de l’éthique, à présent retraité. Il a consacré toute sa carrière à des questions d’éthique, sujet qu’il maîtrise parfaitement. Par conséquent, il a aussi été notre référent, son érudition philosophique s’appuyant par ailleurs sur tout un parcours dans la Haute Autorité de Santé. Il est particulièrement pointu sur les questions de genres et de sexualité, ayant réalisé des recherches très approfondies autour des cultures queer, des droits des personnes trans, de la notion des scripts, de la sexualité, selon une approche culturaliste du sexuel. J’ai donc immédiatement pensé à Patrice en imaginant cette pièce, même s’il n’avait jamais mis les pieds sur scène, challenge qu’il a vite accepté. Quant à Pierre, je l’ai rencontré à Berlin. Performeur, il a beaucoup travaillé dans le post porn, le porno alternatif ; lui vient vraiment de cette culture-là, mais il performe également de plus en plus sur plateau et pour le cinéma de façon plus « conventionnelle ». Dans cette série de portraits, il y a donc quelque chose qui n’est pas du tout de l’ordre de la virtuosité. La plupart des interprètes ne sont pas des danseurs et danseuses professionnels, spécificité qui fait intégralement partie du projet.

Quel est votre objectif en affranchissant vos pièces de toute intention de « virtuosité » ?

J’ai envie de parler, tout simplement, de sincérité pour qualifier cette démarche : ce sont des gens qui viennent s’exposer, vraiment, et qui ne détiennent pas nécessairement de technicité. Avec cette rencontre intergénérationnelle, il s’agit d’une forme de troc entre sagesse et jeunesse. Que peuvent respectivement, et ensemble, un éthicien d’âge mûr et Pierre qui joue le rôle d’un jeune escort, travailleur du sexe, dans la période que nous traversons, de grand désarroi ? Quelles questions se posent-ils ? Quelles sont les puissances d’agir en présence ? Il me semble qu’à l’appui de cette petite règle du jeu que j’ai inventée, il y avait là le moyen de parler du sexuel, des cultures sexuelles, de l’intergénérationnel, mais aussi celui d’aborder cette détresse contemporaine, cette ambiance de désastre qui parfois peut devenir un peu complaisante et créer beaucoup d’impuissance. L’enjeu majeur de la pièce n’est pas de creuser ce sillon, mais, en toile de fond, nous en parlons, précisément parce que je crois que les cultures minoritaires ont quelque chose de vivifiant à penser de l’époque, et à en dire, parce qu’elles ont une faculté, comme je le soulignais, à penser les dispositifs de l’exclusion, donc aussi l’exceptionnalité.

Comment les parcours de vie des personnes en scène se mêlent-ils à la création ?

Pour reprendre l’exemple de Patrice, il évoque notamment dans la pièce son rapport à la maladie et à la vieillesse. Le sujet de son cancer entre complètement en résonance avec notre problématique, puisqu’il a généré de façon très concrète un choix éthique : les médecins ont décrété qu’une ablation de la prostate était indispensable, mais, cette opération signifiait une perte de tout un potentiel sexuel et Patrice l’a refusée, ce qui a été très mal compris par le corps médical. Je trouve que nous assistons, avec la prostate par exemple, à un pendant masculin de cette histoire, devant cette considération selon laquelle, à 70 ans, vouloir conserver une vie sexuelle est presque dégoûtant. Sous couvert de la bonne intention qu’est celle du soin, il y a dans cette évacuation de la question sexuelle une espèce de violence normative. À partir de cet élément concret, biographique et extrêmement précis qu’est son combat, la question éthique qui s’érige est pour moi très importante. C’est exactement ce qui m’intéresse dans ce projet : au même titre que dans les précédentes pièces, l’idée est de partir d’éléments très concrets qui, en fait, révèlent des dispositifs systémiques.

Comment procédez-vous pour recueillir les éléments biographiques susceptibles de retenir votre intérêt pour nourrir la création ?

Pour cette pièce comme pour les deux autres, je souhaitais travailler dans le cadre de systèmes de production très courts, ce qui impliquait une préparation la plus efficiente possible. Je me suis donc longuement entretenu avec chacun et chacune d’entre elles et eux. Dans L’Ethique, il y a selon moi trois strates de travail, qui sont encore totalement lisibles. Pour la dimension biographique, je leur ai demandé d’écrire des textes. À Pierre, j’ai demandé de me raconter sa vie à Berlin, sa sexualité, l’idée étant de recueillir une matière biographique en majeure partie par le sexuel. Avec Patrice, nous avons également parlé de la maladie et des puissances de vie dans la vieillesse. Par la suite, sur le socle de leurs textes, j’ai modelé un dialogue imaginaire autour duquel nous avons échangé jusqu’à ce que Patrice et Pierre s’y reconnaissent. La deuxième strate équivaut à une leçon de philosophie ou, plus exactement, à un échange autour de l’éthique, accompagné d’un moment de physicalité. Ici, je voulais partir de la joie (au sens Spinoziste), questionner des modalités de sortie de la sidération que crée l’époque et la façon dont elles peuvent avoir une connexion avec les cultures sexuelles, une relation au vivant, à un corps collectif. Donc nous nous amusons de comparaisons, car il ne s’agit évidemment pas d’une philosophie très sérieuse, même s’il n’y a jamais de moquerie pour autant. Par exemple, nous nous référons à l’idée spinoziste de l’existence comme un « pli », et des parties extensives du moi et du non-moi qui s’y articulent. Cela nous fait penser à certaines expériences de cruising, autre forme d’articulation du moi et du non-moi. Nous jouons ainsi à comparer des cultures sexuelles à cette expérience philosophique proposée par Spinoza. Cette deuxième strate, l’écriture, a été la plus difficile à réaliser parce que je ne voulais verser ni dans la superficialité, la blague, ni dans la prétention, le surplomb ; et je ne voulais surtout pas esquiver le sujet, au sens où je tenais à pouvoir parler un peu sérieusement de Spinoza (rires). J’espère que nous sommes parvenus à déjouer ces écueils par un chemin du côté du partage : la clé de voûte était de trouver la légitimité pour en parler, c’est-à-dire l’endroit où l’on est sincère. Pour moi, cela a consisté à me dire : je ne prétends pas être un spécialiste de Deleuze ou de Spinoza, ni d’avoir tout lu, ni même d’avoir compris ce que j’en ai lu. Mais le peu que j’en ai lu et compris est déterminant pour moi, me donne des prismes de compréhension, qui, en toute sincérité, m’aident à vivre et à essayer de décoder le monde. C’est peut-être de cet endroit-là que j’ai légitimité à en parler, qui n’est pas l’endroit d’une expertise, mais celui de l’importance qu’ont pour moi ces clefs de lecture. Enfin, la troisième dimension est chorégraphique. Chaque strate s’appuie sur un medium privilégié. La partie biographique se construit en combinaison avec un système de courts métrages projetés au plateau et la partie philosophique avec ce système de textes parlés mais proposés par écrit. Dans cette deuxième partie, nous citons nos sources, par la suite dévoilées dans la partie chorégraphique. Le public ne le comprend pas immédiatement, mais nous y livrons toutes les références graphiques et picturales qui sont les nôtres dans la troisième partie : des tableaux de Rubens, la charité romaine, cette jeune femme qui donne le sein à son vieux père, Aristote et Phyllis, etc. Citer ces références permet de consolider le pont intergénérationnel que le public retrouvera dans la chorégraphie. Il y a donc en quelque sorte un « effort de naïveté dans le littéral » en citant nos sources, durant le spectacle.

L’Ethique comporte par ailleurs de nombreuses scènes sexuelles, assez rares au plateau : ont-elles été difficiles à concevoir et quelle est votre appréhension de leur réception par le public ?

L’endroit du sexuel était effectivement très présent dès le début de mes recherches. Je trouve cet enjeu particulièrement intéressant. D’ailleurs, nous allons continuer à travailler ce sujet ensemble, avec Pierre et Patrice, autour d’un projet qui pourrait être dans la continuité de celui-ci, mais beaucoup moins biographique et bien plus physique. Parce qu’il y a eu une très belle rencontre entre les deux hommes, je pense que nous sommes à présent en mesure d’assumer une pièce plus pornographique, en prenant le sexuel au sérieux, et en examinant de quelles manières il est possible de travailler explicitement le sexuel au plateau. Si cette question m’intéresse, c’est parce que nous manquons cruellement de représentations complexes du sexuel sur scène. Ce que je trouve très intéressant, même si ces scènes restent ici très soft, c’est que, pour la danse contemporaine, c’est déjà over the top (sourire). En réalité, le milieu de la danse contemporaine, censé être à l’avant-garde des questions de genre et de sexualité, invalide systématiquement le sexuel sur scène. C’est donc très compliqué de l’amener : quand ce n’est pas directement mis au rebut pour des raisons morales, dans les mots employés pour le décrire, c’est toujours « trash », « provoc », comme si le sexuel convoquait nécessairement avec lui la notion de déchet ou le désir de provocation, ce qui constitue déjà, en soi, une construction très étrange. Autre motif d’invalidation : le sexuel serait, par sa représentation, forcément « démagogique », c’est à dire qu’il n’apparaîtrait sur scène que pour créer « un effet ». Ou encore forcément superficiel, car le sexuel n’est vu que comme une pulsion et non une culture.

Comment envisagez-vous cette prochaine pièce ? Que pourrait-être selon vous une pièce pornographique ?

Dans cette future pièce, nous engagerons véritablement le sexuel, mais ni comme provocation, ni comme levier pulsionnel de séduction des spectateurs, ni même comme érotisme. Nous en parlerons juste parce qu’en fait, cette sphère a profondément à voir avec nos constructions, avec notre éthique, avec notre rapport au monde dans son entier ! Nous avons par conséquent éminemment besoin de ces représentations, et ce, dans toute leur complexité. Il ne s’agit pas de demander à la danse contemporaine de laisser une petite place pour nos petits « machins dégoûtants ». Nous affirmons qu’il y a une immense facette de l’articulation du corps au monde, au vivant, à la construction de notre éthique qui passe par le sexuel et qui, privée de de toute représentation, n’est de fait pas prise en charge. Au même titre que dans les dispositifs d’exclusion, il me semble qu’il faut « interroger par l’absence ». Interroger par l’absence, c’est partir d’un paradoxe, comme ont su le faire les féminismes ou les luttes de visibilité de personnes racisées par exemple : pourquoi n’y a-t-il pas de femmes dans ce comité d’administration ? Pourquoi n’y a-t-il de personnes racisées dans cette assemblée ? Il n’y a pas une loi qui leur en interdit l’accès à l’entrée. Donc, la vraie question est : que s’est-il passé systémiquement pour que nous en arrivions là ? Alors, de même pourquoi n’y a-t-il pas de sexualité sur les plateaux ? Ce n’est pas interdit, donc comment en arrivons-nous à ce dispositif d’exclusion et que nous pouvons observer à chaque étape d’une production par de simples petites remarques de l’entourage ?

Que peut apporter selon vous à la danse contemporaine, et aux spectatrices et spectateurs, une ouverture aux représentations du sexuel sur scène ?

La confusion actuelle est telle que tout un courant « anti-porno » émerge, qui est en train de tout mélanger en vue d’interdire purement et simplement la représentation du sexuel, ce qui est quand même assez fou ! Je pense qu’il est très important de se défendre sur ces thématiques-là, sans quoi toute une partie de nos vies ne pourra plus jamais être représentée. Il y a vraiment un travail de déconstruction à opérer à cet endroit des processus d’invalidation du sexuel sur scène. En termes de travail, je trouve que cette zone d’ombre pose des questions très intéressantes : comment travailler le sexuel ? Autrement dit, comment amener des protocoles qui permettent de garantir le consentement et l’agentivité ? D’après moi, tous-tes les chorégraphes devraient se poser ces questions, qui soulignent d’ailleurs en creux une injonction contradictoire dans laquelle sont coincés nos protocoles de travail. En réalité, notre travail contient une forte dimension de subordination, au sens où nous demandons énormément d’engagement physique aux danseurs ; or le sexuel, à l’inverse, ne doit pas être subordonné, ici la subordination équivaudrait à l’abus. Les protocoles inventés à cette occasion pourraient alors s’élargir et s’appliquer à des créations qui n’ont rien à voir avec le sexuel mais pourtant engage fortement le corps : peut-être alors se posera-t-on la question de savoir si, au bout de 50 fois d’affilée en répétition, demander à une danseur-euse de répéter un geste ou de réitérer son grand écart ne devient pas un peu violent, à simplement se demander s’il-elle est encore disposé-e à le faire… Se poser cette question des protocoles de travail non sexualisés me semble passionnant, au sens où ça ouvrirait peut-être aussi le champ de ce que l’on nomme sexuel ou non. En ce qui me concerne, je pense qu’il faudrait créer ou percevoir des continuums entre les actions que nous demandons aux corps et parler davantage d’usages de soi : il y a des usages de soi plus ou moins génitalités, mais qui entrent tous dans un continuum.

Quelles sont selon vous les raisons systémiques et historiques qui ont conduit à invalider le sexuel au plateau ?

Le sexuel est resté enfermé dans une vision extrêmement pulsionnelle issue des années 70, et reste considéré comme un ensemble préexistant de pratiques. Or le sexuel revêt une dimension culturelle qui dépasse largement cette question du désir, du plaisir, de la libération, etc. Il y a une approche éthique des usages de soi, une dimension d’appropriation, d’articulation, parfois de réparation et consolation, de « performance » au sens anglo-saxon, qui en fait un ensemble d’interactions culturelles à l’intérieur desquelles peuvent venir s’interroger, se dissoudre, se recomposer les assignations de genre et les binarités induites. Il ne s’agira pas pour nous dans cette pièce de refaire une structure morale du sexuel, mais de l’envisager comme un élément de construction culturelle, et de « script », justement, comme le nommerait Patrice. Le sexuel n’est pas un préexistant que l’on libèrerait, plus ou moins ; il est construit. Si je prends l’exemple de la musique, la techno ne préexistait pas dans un placard dont elle aurait été libérée, ce sont des références culturelles, des strates de musique rythmique, une conjonction avec une époque où la jeunesse a eu un grand besoin de fête, une période d’invention machinique etc. qui ont fait le lit de l’invention de la musique techno qui s’est à présent ramifiée et diversifiée de façon fulgurante. Si tous les pays conservateurs ou les idéologies religieuses conservatrices s’attaquent au sexuel, je ne suis pas certain que ce soit pour les raisons morales que l’on s’imagine, mais peut-être pour des raisons éthiques ; autrement dit, peut-être ont-ils compris que le sexuel a fondamentalement à voir avec le rapport aux autres, à la construction de soi et à des dispositifs d’autorisation des usages de soi, à une forme d’inscription culturelle dans la communauté. Et donc, ça a à voir avec la liberté, pas au sens de « libération sexuelle », mais avec la liberté, d’une manière un peu plus complexe. Et si les réactionnaires l’ont compris, il serait bon que les progressistes le comprennent aussi.

Comment percevez-vous l’évolution de votre propre vocabulaire artistique ?

Le fil que j’essaie de tenir, c’est de participer à interroger, à travers le médium théâtral et par conséquent chez le public, les dispositifs d’inclusion / exclusion souvent implicites, en les explicitant. Telle est l’idée que je me fais de la légitimité, voire de la « réussite » d’une pièce. L’esthétique, quant à elle, peut se formaliser dans une forme documentaire, ou plus chorégraphique. Mais ces médiums sont complémentaires, ne sont pas en contradiction. Je trouve par exemple intéressant d’assumer que les cultures porn et chorégraphique ont un important point commun dans l’adresse aux spectateurs et aux spectatrices, à la différence justement de pièces plus documentaires, qui s’adressent à une sphère plus compréhensive, consciente. Virginie Despentes, notamment, parle très bien du porno, en ce sens précis qu’il y a réellement une adresse faite au corps. Et toute l’histoire de la danse contemporaine s’est écrite selon cette modalité, presque de l’ordre de l’empathie, qui s’approche du système des neurones miroirs, à savoir : lorsque je vois un geste, cette vision stimule les mêmes parties du cerveau que si je faisais moi-même ce geste. Nous suivons une émotion qui n’est pas une narration, qui n’est pas consciente, mais qui nous appelle physiquement, nous happe quelque part au cœur d’une dramaturgie physique.

L’Ethique, chorégraphie et conception Matthieu Hocquemiller. Avec Patrice Desmons et Pierre Emö. Tournage et réalisation, photo et vidéo Magali Laroche. Musique Benjamin Collier. Lumière Abigail Fowler. Photo

L’Ethique est présenté le 27 janvier au festival Trente Trente à Bordeaux