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Konan Allui Léonce Noah, Le geste simple

Propos recueillis par Barbara Coffy-Yarsel & Barbara Manzetti

Publié le 26 novembre 2022

Le 12 juillet 2022, Gbô, né Konan Allui Léonce Noah, artiste pluridisciplinaire originaire d’Abobo en Côte d’Ivoire, pose ses valises à la Maison Rester. Étranger à Saint-Denis où il entame une conversation au long cours avec les auteures Barbara Manzetti et Barbara Coffy-Yarsel. Rester.Étranger (à la fois lieu d’habitation, œuvre, famille et maison d’édition) publie « Le journal de Léonce », pièce littéraire indisciplinée, libérée, indissociable de la performance DéZolé du XilenCe. Le travail de Léonce Noah convoque des langages hétérolingues qui sont les siens : le baoulé, le français, et particulièrement le nouchi, le parler d’ivoiriens de classe populaire, langue métissée et créolisée avec des apports des langues autochtones ivoiriennes, du français et même de l’anglais et du chinois. Son travail de composition chorégraphique engage les gestes du quotidien et explore avec spontanéité la constante transformation du corps et de l’espace. L’écriture arrimée au travail du corps traverse la mouvance et l’oralité des langues en même temps qu’elle questionne l’héritage colonial. Léonce Noah remet en jeu les modes de représentations, les canevas temporels et les rigidités spatiales des scènes de la danse occidentale. Il propose d’autres manières d’engager le regard, l’attention et les corps, hors des zones de confort établis. 

Barbara Coffy-Yarsel : Léonce, tu parles souvent du geste simple. Est-ce à partir de ça que tu construis ton travail performatif ?

Konan Allui Léonce Noah : Oui, c’est à partir de ça, de cette simplicité que je veux performer. Le geste simple est pour moi la chose la plus simple, un peu comme le passage de l’avion, mais qui laisse des traces. Il décolle, il survole, il va faire un bruit tout simple, qui dérange. Voilà le geste simple, on ne va pas chercher la chose plus loin, parfois elle est à côté.

Barbara Coffy-Yarsel : Est-ce que tu peux nous décrire un geste simple que tu fais pendant la performance DeZolé du XilenCe ?

Konan Allui Léonce Noah : Je soulève une palette, je la trimballe dans l’espace, ensuite je la pose et je monte dessus, je prends mon téléphone je fais une photo, je médite un moment sur des musiques, ensuite je me rhabille, je pars dans la douche, je lave mon visage, je descends directement, je vais dans la cuisine, je prépare un café et c’est avec ces pensées, cette façon de faire que je fais, j’agis le geste…

Barbara Manzetti : Je vois le geste simple dans ton rapport au temps et à l’espace qui m’apparaissent comme un temps et un espace continus. Sans distinction de valeur, tous les gestes simples font partie de la même séquence. La danse ne se déploie pas que dans des temps désignés, des temps forts programmés sur les plateaux des théâtres, la danse est une continuité, une forme de vie, et c’est très visible dans ta pratique. Par exemple, depuis que tu es arrivé à Saint-Denis, tu passes beaucoup de temps dehors, tu marches, qu’est-ce que tu cherches ? Que fais-tu ?

Konan Allui Léonce Noah : Je marche. Je l’appelle val-val en nouchi, la promenade. Je le fais pour me situer dans le territoire où j’arrive, pour voir quelles sont les temporalités, les détails, voir les feux tricolores ou comment la voie est bitumée. J’ai vu un terrain hier, il y a une colonne de pierres en bordure de la route. J’ai pris le temps de passer entre, de monter sur les pierres et ça m’a donné une autre qualité de geste, une autre perception de l’espace. C’est ce genre d’espace, le milieu de la vie, qui un peu rare à Montpellier, là d’où je suis venu, tu as cette matière à quelques pas. C’est difficile pour moi de rester statique. En sortant de la maison Rester. Étranger tu fais face à une autre maison, tu pars sur ta droite, tu longes jusqu’au carrefour. Au deuxième carrefour, il y a le bitumage, tu le traverses, il y a une grille qui encadre un champ, il y a des fleurs au-dessus. J’ai poussé ma curiosité pour rentrer dans cette broussaille jusqu’à voir la grille. Mais ça m’a mis dans une image, un camp de réfugiés, comme une frontière entre le visible et l’invisible. Donc si je dois performer dans un lieu, il y a déjà beaucoup d’images pour moi. Voilà pourquoi j’ai l’habitude de marcher, c’est ma manière de m’échauffer.

Barbara Coffy-Yarsel : Quand tu es venu en résidence à Nantes, à Honolulu, j’ai remarqué que tu avais cette pratique de la marche, mais aussi de photographie et d’écriture, tu prends des notes quand tu vas explorer le terrain autour de toi.

Konan Allui Léonce Noah : Je prends des notes, là par exemple à Saint-Denis c’est plutôt des investigations. Hier, je suis allé dans les foyers de travailleurs migrants qui sont, quand tu sors de la maison, toujours à ta droite. J’ai longé le goudron, ensuite je suis resté un moment, j’ai croisé Hassan et Ousmane que j’ai accompagnés jusqu’à la gare de métro et je suis resté assis dans un jardin, où j’ai croisé des jeunes. Le premier portait un maillot de Côte d’Ivoire,  l’autre un maillot du Cameroun. J’ai dit ah, ça c’est Papa et Maman, et on a commencé à blaguer. Je leur ai demandé où ils vivent et on a sympathisé. Je suis allé connaître le foyer dans lequel ils sont. J’ai pris des paroles avec eux, ils m’ont dit plein-plein de choses, je n’ai pas pris de note, j’ai juste écouté pour voir demain, après demain, les revoir,  aller vers quelque chose de plus précis, dire, est-ce que vous pouvez m’en dire plus ? C’est toujours cette pratique de marcher, prendre la photo ou pas, investiguer, faire des collectes. 

Barbara Coffy-Yarsel : J’ai l’impression que ton travail s’attache à créer des passages entre l’extérieur et les lieux de résidence, de spectacle, mais aussi des passages du geste de l’écriture au geste performatif. C’est cette circulation-là que l’on voit et que l’on ressent quand tu performes. Concrètement, à Nantes, je me souviens d’un poème que tu as écrit et qui était comme la trame de ce que tu as fait ensuite pendant la performance. Il s’appelait « pose le corps ». C’est un poème que tu as écrit dehors, dans la rue.

Barbara Manzetti : Comment signifier que cette performance n’est pas finie ? En tout cas, elle n’est pas fermée, elle n’est pas faite en intérieur. Elle vient des endroits où tu vis, des situations qu’en danse on appelle in situ. Le travail a cette forme-là de toi qui te déplace, qui rencontre des territoires, c’est une forme écrite que tu laisses ouverte, à laquelle tu donnes un titre et un sous-titre. À Nantes, en décembre, ça pourrait être Pose le corps. On pourrait signifier cette progression, cette ouverture de ton écriture chorégraphique à son environnement, par des sous-titres.

Barbara Coffy-Yarsel : Dans le système actuel de création en danse il y a « la première » et tout un vocabulaire générique qui nomme les étapes d’un travail scénique. On se rend compte que ça ne fonctionne pas avec ce que tu proposes. Tu inventes une forme de vie propre à ton œuvre, tout en jouant avec les cadres, les durées, le lexique, avec la manière dont on parle des œuvres, dont on les présente, dont on en fait la communication. Tous ces passages-là, ces transformations sont enthousiasmantes, dans la réflexion que ça peut apporter au champ de la danse. 

Konan Allui Léonce Noah : Pour moi ça ne commence pas, ça ne finit pas. La performance s’adapte à tout lieu, elle bouge avec le moment, se façonne avec le moment, se modifie, elle se pose dans l’espace comme elle le sent, avec sa liberté. Je l’ai signifié dans mon premier mémoire, Le journal de Léonce, où je parlais de l’imprévu du prévu, qui est ce qu’on nomme in situ.

Barbara Manzetti : Il ne faudrait pas te demander de séparer ton travail en domaines. Le temps que tu passes au dehors, seul, est un temps de ton œuvre. S’il n’est pas visible au public ainsi désigné parce qu’iel a payé un billet, il existe cependant dans un territoire donné pour et avec les gens que tu rencontres. C’est un temps de ton écriture. Séparer les domaines signifierait indiquer « le » moment de l’œuvre. Un moment particulier dans ce qui est déjà particulier, à chaque instant, pour toi. Déshabiller l’œuvre de ces moments qui ne sont pas rendus publics par une programmation est le propre du monde de la danse. Qui écrit son histoire à partir de moments choisis. On annonce le moment, plutôt que de dire : quelque part dans les environs Léonce Noah flâne, agit. Ce qui serait suffisant pour placer l’œuvre dans un musée. Pourquoi les arts vivants continuent-ils de déshabiller les chorégraphes ? Pourquoi cette gestion, ce contrôle du temps de l’œuvre chorégraphique ? Qu’est-il arrivé à la danse ? Pourquoi ce format académique de la pièce montée, montrée à 20h30 ? Comment vas-tu déjouer ces contraintes et entrer dans ce cadre qui impose un commencement et une fin ?

Konan Allui Léonce Noah : Je me suis toujours posé cette question-là, à quel moment on parle de spectacle ou de performance ? C’est quoi même la performance ? Lors de la présentation de Dezolé du Xilence au CCN ça a été une problématique, car j’ai écrit dans la feuille de salle que la performance durerait « 40 minutes environ ».

Barbara Coffy-Yarsel : Ça pose la question de la liberté qui reste ou subsiste à l’intérieur de ces cadres-là. En ayant vu la captation il y a un an, dans l’atelier Buffard du CCN-Montpellier, puis celle de cette année dans le studio Bagouet, il y a une transformation immense dans la manière dont tu appréhendes la forme. Et pour moi, je trouvais la forme initiale plus forte, car la deuxième a dû prendre en compte toutes ces contraintes dont tu parles. Il y avait une certaine forme de domestication qui m’apparaissait, puisqu’il n’y avait plus toutes les palettes, parce qu’il y avait un parquet dans la salle de danse qu’il ne fallait pas abîmer. Est-ce que tu peux nous dire ce qu’il en est de la part de liberté dans ce processus?

Konan Allui Léonce Noah : L’année dernière le titre provisoire était Frou-frou, qui parlait du désordre organisé. Le titre frOu-frOu fait lien avec le frou-frou qui est un tissu qui se portait pendant les années 70’ et lors des danses baroques. Par contre, chez nous frou-frou est un beignet fait avec de la farine de haricot mélangée avec du piment, c’est tout un désordre d’ingrédients qui compose à la fin un beignet très succulent. Le mot frou-frou est aussi utilisé dans des moments de crise où on va dire : ah, ça va gâter eh, on va faire frou-frou eh, il va y avoir des palabres, on va faire des manifestations, et c’est tout un désordre qui va se faire. Cette année, il fallait absolument me contrôler. J’ai dû prendre sur moi ce fardeau, car je voulais jouer dans un endroit et on m’en a proposé un autre. Ce que la politique artistique veut voir, je suis allé tranquillement dedans. Toutes les séquences sont voulues, c’est ma manière à moi de dire que la rue peut se poser dans le théâtre, peu importent les contraintes, elle finira par se placer. J’ai décidé de la scénographie. Il y a eu des moments de mésentente, sur la lumière, sur certaines scènes, on m’a dit qu’il y avait rupture. Mais pour moi il y a toujours des liens. Ça m’a permis de voir comment je peux être dans un théâtre avec ma performance. C’était la chose la plus forte. Dans les répétitions, je ne reprenais jamais ce que je faisais, d’où les palabres avec les techniciens : il faut aller dans l’imprévu du prévu. Moi j’ai prévu l’imprévu, vous n’avez pas prévu ça, donc ça fait un imprévu pour vous. Si tu as vu la répétition tu ne reverras pas les mêmes choses en public. On dit la boîte noire, mais pour moi le théâtre est la boîte blanche. Je vais la façonner, la déjouer, mettre beaucoup d’éléments dans la sauce, remuer-remuer pour faire sortir quelque chose. Il y a un passage dans mon journal qui dit celui qui n’a pas été vu, celui qui n’a pas été énuméré. J’essaie de voir celui qui est de l’autre côté, celui qui n’est pas énoncé dedans. Parce que les gens paient un ticket, iels ont déjà tout sur une feuille de salle, iels savent ce qu’iels viennent voir. On laisse le public avec un imaginaire. C’est paradoxal par rapport à ce que la politique publique nous dit, de l’imaginaire, de la métaphore. Le gars qui sait déjà tout n’imagine rien. J’essaie d’imaginer ce que serait un spectacle sans titre. Ce serait au spectateur de donner un titre à ce qu’iel a vu. Nous, en tant qu’Africains qui quittons notre continent, sommes dépaysés. Nous prenons tout ce temps pour nous intégrer, lutter, faire un moule pour appréhender les choses, c’est beaucoup nous demander. Il faut que le regard d’ici bouge, parce qu’il est statique et il nous fatigue. On peut être dans un espace imposé par la politique culturelle occidentale, mais il faut qu’elle sache qu’on peut la déjouer à notre sauce, on peut la coloniser. Comment regarder ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. L’année dernière, on m’a beaucoup corrigé l’orthographe, les majuscules pour respecter l’autorité de l’Université, j’ai mis le U en majuscule. J’ai dit, chez moi, il n’y a pas de préambule, pas de début, pas de fin.

Barbara Coffy-Yarsel : Ce qui est très prégnant c’est la manière dont tu occupes la page. Il y a toute une résonance entre l’espace de la performance, qui est un espace ouvert et fluide et l’espace de la page. Dans ce va-et-vient, il y a la manière dont tu prends en charge l’espace de la performance sur la page, il y a des grands vides, des grands à plat, des pages peu peuplées etc. Et en sens inverse, tu déplies l’écriture dans l’espace : on va pouvoir lire sur les palettes, les papiers dans l’espace, accrochés au mur, sur le sol. Cette circulation est une construction de l’espace que l’on voit à la fois dans l’objet du journal et dans la performance.

Konan Allui Léonce Noah : C’est un positionnement artistique, c’est la manière dont on se déploie sur mon continent, comment on fait des va-et-vient, c’est de cette manière que je procède : libérer l’espace, envahir l’espace, le rendre fluide et amener le regard à voir ce qui se passe quand l’espace est vide ou condensé, lorsqu’on se rapproche pour voir vraiment la réalité, c’est différent de quand on fictionne. Quand tu te rapproches dans une salle de spectacle, c’est différent de ce que tu vois dans une salle de musée.

Barbara Coffy-Yarsel : C’est aussi un outil de confrontation, avec des phrases qui sont très fortes, on voit que ces écritures-là, ces mots, ces phrases sont des outils de questionnement et d’adresse qui créent aussi un certain trouble, un inconfort.

Konan Allui Léonce Noah : Quand je dis « respirer l’air nouveau, laisser place à la clarté à ce qui se passe ici ailleurs », l’espace du corps prend forme et projette le regard.

Barbara Manzetti : Vous parlez de certains critères qui, me semble-t-il, au lieu de réguler le travail, l’empêchent de s’émanciper. Des codes élevés comme tant d’obstacles, à la faveur des conventions. Accompagner ton travail ne signifie pas l’acclimater, l’assimiler, le faire entrer dans les codes. 

Barbara Coffy-Yarsel : … qui garantissent le confort du lecteur et du spectateur…

Barbara Manzetti : … à l’écrit comme à l’oral on a l’impression que tu n’es pas accompagné, mais domestiqué comme le disait Barbara. Comme si on avait besoin de te domestiquer pour vivre avec toi. Dans la domestication il y a domus, la maison. La danse française serait une maison dans laquelle tu rentres et qui exigerait que tu règles la vie dans la maison comme dans l’œuvre. Ce qui perturbe la liberté des artistes chorégraphiques. Du côté des arts plastiques, on va encourager les dérèglements et les légitimer. Dans la danse, tu peux te déplacer, tu dois bouger, mais tu ne peux rien déplacer de l’ordre établi. Qu’est-ce qu’on te demande ?  D’aller à la rencontre d’un public dans des temps convenus ? La part du public est indispensable. Pourquoi faire rentrer de force dans des codes académiques une œuvre qui se dérobait jusque-là ?

Konan Allui Léonce Noah : Il s’agit de contrôler la pratique, c’est ce que j’ai ressenti, donner un vocabulaire. Quand tu comprends où on veut t’emmener, c’est à toi maintenant de le déjouer. Persister dans cette pratique c’est prendre un risque car la danse contemporaine en occident est vraiment compliquée, on ne le dit jamais assez, pour nous jeunes artistes africains car nous venons avec un regard qui déstabilise. « Tu nous déstabilises » est une phrase qu’on m’a adressée deux fois. Aujourd’hui, je peux dire je me sens libre de faire une performance comme je le veux. Pour avoir la légitimité de ne pas être contrôlé, il faut passer par l’université, donc il y a une liberté sans liberté. Je me suis joué de toutes les possibilités pour trouver ma liberté. Je dis dans mon deuxième mémoire La liberté c’est avoir la forme de pensée que tu veux, pour pouvoir te laisser aller. Pour trouver ta forme de pensée, il faut négocier, lâcher-prise, si tu ne négocies pas tu ne peux pas parler avec les hommes en veste, les bureaucrates, ceux qui décident. Si tu ne négocies pas, tu joues au chat et à la souris avec la politique. 

Barbara Manzetti : J’étais témoin à certains moments d’une forme d’infantilisation de ton travail. Est-ce le problème du passage d’un continent à l’autre ? La colonisation qui se poursuit ? Cette manière de t’adresser la parole en se baissant, en inclinant la tête comme si on parlait à un enfant, en te répétant c’est très bien, c’est très bien. Tu es chercheur depuis plusieurs années, cependant on te décrit autodidacte. Ces gens qui se baissent pour te parler, ça m’a beaucoup questionnée, ça dépasse ce qu’on a raconté jusqu’ici, la problématique de la langue. Ces codes du comportement, gestes et postures des gens d’ici, je peux les lire et ils sont bouleversants. 

Konan Allui Léonce Noah : Tu as déjà répondu à la question. On nous demande à nous, jeunes artistes africains, on ne nous demande pas les mêmes choses qu’aux autres, nous on doit se justifier. Le corps noir performatif doit se mettre dans l’espace, je l’ai vécu dans cette formation, c’est toute une vie, le corps noir doit toujours continuer de lutter pour se mettre dans l’espace. Je commence à en avoir marre. On nous met dans une case. On nous met dans une boite noire. Tout le monde est content de dire « la boite noire ». Quand le gars, il change de couleur, quand je dis la boite blanche, tout le staff technique s’est déplacé. Je ne veux pas faire partie des artistes africains qui vont subir. Je vais continuer de me battre. Olivier Marbœuf disait que la danse contemporaine en occident a un comportement mortuaire. Quand toi le jeune Africain tu viens tu fais BA ! BA ! CHA ! CHA ! tout le monde est apeuré. Il faut prévenir sur l’affiche que ah je vais faire du bruit. Les jeunes artistes africains sont fatigués de se justifier à chaque geste, à chaque écriture. Lorsqu’on vient en Europe et que l’on parle notre langue, tout doit être traduit. On est un corps qui a été déporté, déposé, ruiné, dépouillé, ensuite embelli.

Barbara Manzetti : Un corps désiré aussi. On ne parle pas du désir irrépressible d’appropriation. Comme si notre corps blanc n’était pas responsable, au moyen du regard, du désir qu’il projette. Dans le Journal de Léonce, tu as choisi délibérément de flouter ton image, de ne pas la donner à voir, de mettre au travail notre regard, de nous mettre face à notre désir de te voir. Tu te confrontes à un silence mortuaire quand il s’agit de cette problématique du regard. 

Konan Allui Léonce Noah : Dans La Bio décalée du geste, je parle du désir qui est flouté mais qui est là. En tant que jeune africain, quand tu enlèves ta chemise tout le monde est content, car on voit ton corps. Ça, je l’ai senti lorsque j’ai fait ma première création dans laquelle on joue nus, avec juste une culotte. Lorsqu’on joue à Bamako, il y a toute la communauté occidentale qui est là, qui a tout un désir, toute une envie, mais qui fait semblant de ne pas le voir. Quand je suis venu j’ai dit ok je suis déjà à nu je ne vais pas me mettre nu, je ne vais pas montrer ce qu’on a envie de voir, mais plutôt ce qui va déranger. Que se pense-t-il dans nos pièces, par rapport aux pièces que je vois ici, truffées de mensonges philosophiques, une métaphore de mots à faire plaisir au regard occidental. Dans nos recherches, il y a quelque chose qu’on ne cherche pas à représenter mais à faire voir. Mais on est toujours pris par « qui nous sommes ». On me voit avec mes cheveux. Je vais boire du vin quand le reste du groupe boit de la bière, et je prends de la bière lorsque le reste du groupe boit du vin. Il faut sortir de tous ces complexes. Quand Léonce arrive, il salue tout le monde, il ne baisse pas la tête devant chaque personne. Je suis en train de trouver comment je suis ici. Je préfère trouver des ponts entre mon continent et ici. On va me dire : Léonce tu viens faire la danse du blanc. Il y a toujours cette forme coloniale qui persiste. Je performe ma soutenance sans m’asseoir sur la chaise pour me justifier. C’est une autre conception. Un jeune africain est venu déposer son journal, ça c’est violent. Je suis incontrôlable. Tu veux me contrôler et je suis incontrôlable. Il faut toujours référer nos connaissances à quelque chose qu’on connaît en occident pour pouvoir nous comprendre. Ça fait mal. Que Georges Perec m’excuse. Pour boire de l’eau, je n’ai pas besoin de référer à Einstein.  

La performance DéZolé du XilenCe est présentée le 3 décembre 2022 au Lieu Unique à Nantes dans le cadre du festival Le Grand Huit d’HONOLULU. Photo © Marc Coudrais.