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Nina Santes « Faire ensemble l’expérience du vulnérable »

Propos recueillis par Charlotte Imbault

Publié le 28 mai 2020

Du pluriel au singulier. Du livre République Zombies de Mischa Berlinski à la pièce scénique République Zombie de Nina Santes, le –s tombe. Le premier est une fiction-documentaire, qui raconte un cas zombie, celui d’une femme en Haïti où l’écrivain a passé quelques années. La pièce chorégraphique, elle, n’est pas un hommage ou une adaptation du premier, mais un écho prenant la forme d’une agora ouverte qui fait l’expérience d’un trauma. D’une République de zombies à une République elle-même zombie ? La pièce interroge la vision et ses angles morts autant du point de vue de l’intime que du politique. Que ne voulons-nous pas voir ? Les premières représentations de République Zombie ont eu lieu l’hiver dernier à Marseille (au festival Parallèle) et à Genève (au festival Antigel) et continuent de creuser le sillon des modalités inclusives d’être ensemble au théâtre, chères à la chorégraphe, et qui permettent d’ouvrir un espace possible d’échanges entre la scène et la salle.

Pour République Zombie, tu utilises la dissociation comme langage chorégraphique et musical. Peux-tu expliquer comment cette idée est-elle apparue ?

Le projet de cette pièce est né d’un état de sidération que j’ai ressenti, qui est lié dans mon expérience intime à un choc traumatique, et que j’ai pu observer chez des personnes de mon entourage. J’ai relié l’état de choc au phénomène de dissociation que j’ai d’abord essayé de comprendre d’un point de vue neurologique. Le livre du neuroscientifique Bessel van der Kolk, The Body Keeps the Score, décrit très clairement le phénomène de dissociation, lié à un stress post-traumatique. Il est l’une des différentes stratégies de survie, qui permet de disparaître à soi-même, ou de faire disparaître une partie de soi face à laquelle on se sent impuissant·e. À partir de cet état-là, j’ai déroulé un fil de recherche chorégraphique. Dans la toute première image de la pièce, la lumière retranscrit comme un pré-choc sourd, renforcé par les apparitions de Betty [Tchomanga], Soa [de Muse] et moi, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, la bave qui coule parce qu’on ne ferme pas la bouche pendant un long moment… ce sont trois corps sidérés. Pour traiter de cet état, j’ai décidé de faire un parallèle avec la figure du zombie. On a fait tout un travail de recherche préalable à la création avec Lynda Rahal, Jean-Baptiste Veyret-Logerias et Roberto Moura sur cette figure du zombie, sur son histoire et sa dimension sociale, politique. Qu’est-ce que cette figure-là dit, et ce, au-delà de sa représentation populaire dans le cinéma ? De quoi est-elle le symbole, la métaphore ?

Les recherches étaient davantage cinématographiques que littéraires ?

Quand j’ai commencé à écrire cette pièce, il y a eu deux livres : The Body Keeps the Score et République Zombies de Mischa Berlinski que ma collaboratrice Élodie Perrin m’avait offert. C’est un récit documentaire qui décrit la découverte des zombies dans la société haïtienne ou plutôt en dehors de la société. En Haïti, on dit : « Pire que la mort, c’est la mort sociale », c’est-à-dire la zombification. L’histoire de ce livre s’attache à une personne coupable d’un crime, et le crime, dans ce livre, on l’apprend plus tard, c’est le fait d’être une femme. Zombifiée, elle est mi-morte, mi-vivante, mi-présente, mi-absente. Ce que raconte le livre, c’est vraiment l’aliénation d’un individu. Le zombie en Haïti, c’est celui que l’on ne veut plus voir, que l’on ne regarde pas. Pour la pièce, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la question du zombie en Haïti – je n’ai pas de liens avec cette culture –, que mon endroit de parole qui est celui d’une artiste blanche, vivant en Europe, et ma propre vision et expérience du corps dépossédé, aliéné. J’ai mis en parallèle le travail du neuroscientifique Bessel Van Der Kolk, ma propre histoire qui a été de vivre la disparition d’une proche, et cette femme qui se fait zombifier, qui se fait aliéner par un système en perdant son autonomie de pensée et d’action et en disparaissant à elle-même et aux autres. Par rapport à d’autres figures de monstres, de fantômes ou de revenants, le zombie, c’est le rebut, ce qui représente l’intérieur du corps, les viscères, mais aussi ce qu’on ne veut pas voir de la société.

Comment as-tu traduit « ce qu’on ne veut pas voir » sur scène ?

Pour République Zombie, on a beaucoup parlé de l’espace du théâtre et de ses différentes fonctions. La scénographie forme un monument blanc à plusieurs niveaux qui tout à la fois nous surexpose, crée un hors-champ et un rapport à l’avant-scène hyper fort. Quand on est dans ce monument, on est comme hyper exposé·es, sécurisé·es, contrôlé·es. La lumière est très frontale. Quand on en sort pour venir à l’avant-scène, ce sont comme des tentatives d’émancipation de ce monument et d’apparition. On nomme ces actions des systèmes de percées. Il y a aussi tout ce hors-champs où l’on disparaît comme dans des limbes et qui n’est pas vu par les spectateurs. On a beaucoup parlé de l’ob.scène, de ce qui est en dehors de la scène. Dans le théâtre grec, c’était le lieu du crime, le lieu du geste de la violence, du sang. On ne voyait pas le sang couler. Quelque chose se passait dans l’ob.scène, en dehors de la vue, et qui était ensuite exposé à l’assemblée. C’est symptomatique de notre époque. Il y a des chocs invisibles partout et tout le temps. Et puis il y a des corps dissociés, des corps post-traumatiques qui contiennent la résonance de ces chocs.

C’est l’idée de pouvoir matérialiser cette dissociation, de la rendre visuelle, afin que le·a spectateur·rice puisse lui-même ou elle-même investir le choc qui lui est propre ?

Oui, il me paraissait important d’en passer d’abord par l’expérience cathartique de la vision – celle des spectateur·rices et celle des performeur·euses –, puis de pénétrer et se sentir pénétré·es par cette vision. J’ai eu envie de construire la pièce en deux parties et que la première soit pensée comme un miroir ou une satire qui s’appuie sur une frontalité. C’était un vrai challenge après la création d’Hymen Hymne, où tout le monde est sur scène, de réfléchir à un dispositif qui redevienne puissamment frontal et d’interroger l’autorité de cette frontalité, la mise à distance et le face-à-face qu’elle propose. La première partie contient un côté grotesque que l’on peut observer dans les corps et les voix. Elle est à la fois drôle et terrifiante, il y a un truc un peu…

Il y a un effet marionnettique ou… comme si vous étiez agi·es par autre chose que vous-mêmes.

Ce monument qui a une fonction autoritaire sur les corps dans la première partie est amené à être recomposé dans la deuxième. À un moment, on casse cette fiction-là du début pour déborder et amener le public sur le plateau : c’est vraiment la recomposition d’un espace et d’un corps. Dans le rapport d’expérience pour le·a spectateur·rice, il y a quelque chose qui est très lié à la vision et à la distance dans la première partie. Et dans la deuxième, à un moment, il n’y a presque plus rien à voir, comme simplement faire l’expérience collective de ce moment. Nous, les interprètes, nous avons une partition de gestes et une partition vocale qui continuent de se dérouler. Les deux parties de la pièce parlent de la disparition, mais dans la deuxième partie, il s’agit de la disparition de la présence des performeur·euses au profit de cette assemblée.

Dans Hymen Hymne (2018) et dans A Leaf (2019) pièce co-écrite avec Célia Gondol, tu parviens à créer ce sentiment, agissant, d’inclusion et ce de manière non « participative » – ce terme un peu atroce qui cache toujours une participation plus ou moins forcée du public. Comment travailles-tu cette douceur, cette inclusion du public ?

Il y a un élément important : je n’aime pas les pièces participatives qui agissent de façon autoritaire ou manipulatrice sur ma présence, mes actions. Je veux garder mon libre arbitre ! Mon entrée actuelle, c’est de penser que l’on est toutes et tous dans le même bateau. Je ne peux pas continuer à cultiver la mise à distance dans un théâtre. J’ai besoin de partager l’espace et de faire une expérience positive de cette exposition et de cette vulnérabilité des performeur·euses et aussi du public. Faire ensemble, cette expérience du vulnérable, c’est quelque chose de nécessaire pour moi dans l’état actuel des choses et du monde.

Qu’est-ce que tu entends par vulnérable ? 

C’est de la vulnérabilité au sens du courage qu’il faut pour se présenter, pour être là. Dans ma façon de vivre les dispositifs immersifs, j’ai l’impression que l’on ne peut pas se cacher les uns les autres. Un dispositif immersif permet de rendre les présences très tangibles, autant celles des performeur·euses pour les spectateur·rices que celles des spectateur·rices pour les performeur·euses. J’ai dû mal à répondre plus concrètement que ça. On doit dealer avec cet espace que l’on partage, avec le fait qu’il y ait de la divergence, qu’il y ait des énergies contraires. 

Dans la seconde partie de la pièce, vous manipulé de la terre glaise. As-tu pensé cette pratique comme étant le possible lien entre les spectateur·rices et les performeur·ses ? Une pratique qui permette de créer du commun ou d’être ensemble ?

C’était vraiment une proposition de Pauline Brun qui a travaillé sur la scénographie – et les costumes – et qui est intervenue assez tôt dans le processus. Le toucher et l’écoute dans cette deuxième partie sont reconvoqués et c’était nécessaire de déplacer l’attention sur d’autres sens que ceux de la première partie. Avec cette terre, on modèle des membres, des parties de corps ; elles passent de mains en mains, elles sont déformées, reformées, … [blanc] Si je suis en train de faire des hésitations, c’est qu’en filigrane, j’ai une résonance sur ce que l’après confinement va impliquer sur les actions de toucher. Comment l’on va réapprendre à se toucher ou à faire circuler des objets de mains en mains ou à partager des espaces de proximité ? Cette pièce parle du trauma, de ce qui est malade que ce soit en nous ou dans nos « républiques », elle explore aussi une façon de partager un espace avec des zones malades, ou disparues de nous-mêmes. Dans cette deuxième partie, l’idée est de remembrer, de réparer à la fois le corps de cette assemblée et le corps de la scénographie qui est éclaté au moment où l’on invite les personnes sur la scène. On travaille ce corps avec à peu près cent kilos de terre répartis en petits tas, on a quelques complices dans l’assemblée qui nous aident à faire émerger ces membres et à les faire circuler pour que les spectateur·rices puissent prendre le relais par la suite. J’aime bien le terme de remembrer. Il crée un jeu avec remember en anglais et le fait de se souvenir. La construction d’un spectacle en deux parties, la composition d’une dramaturgie en rupture permet de rendre compte du rapport au trauma et de comment on peut prendre soin et transformer nos mémoires.

Oui, recomposer à travers le souvenir… La partition de la seconde partie est-elle moins ancrée sur la dissociation ? 

On a d’abord essayé de prolonger cet état de dissociation dans la deuxième partie, mais ça ne faisait pas sens. La deuxième partie opère un changement de paradigme. Les actions y existent comme des mémoires. Il n’y a pas de grands événements de danse. L’espace est ouvert par le son et le toucher pour permettre l’immersion.

Comment, d’une partie à l’autre, as-tu co-construit les partitions de la voix et celle du corps ? 

Il y a un rapport de valeur qui change entre la première et la deuxième. Comme si le corps dans la première partie était très amplifié et les voix, davantage dans un rapport fantomatique. Dans la deuxième partie, au contraire, elles éprouvent les présences et l’espace est tangible, rempli, habité. On fait présence par nos voix alors que les corps se sont vidés. C’est comme un crossfade, les deux existent tout le temps, mais le rapport de valeurs et d’intensité est presque inversé. La partition de la voix n’a pas été écrite séparément de celle du corps, c’est davantage une réflexion sur la disjonction entre ce que l’on voit et ce que l’on entend. 

Comment avez-vous travaillé cet état de sidération des corps ? 

On a fait beaucoup de recherches iconographiques sur cette figure du zombie que j’ai mis en parallèle avec des figures de « pétrifié », de « médusé », de masques antiques aussi sur cette idée des bouches béantes et des yeux qui sont comme des trous. La recherche partait vraiment du visage et plus précisément de l’idée du regard qui attrape quelque chose dans un point de l’espace situé dans l’ob.scène. Quelque chose qui happe complètement le regard jusqu’à un niveau d’intensité complètement exacerbé. 

Comment cet état est descendu dans le reste du corps ? 

Vraiment par la dissociation en s’interrogeant sur quelle pourrait être l’articulation du corps si ce regard est happé. Ce sont des exercices de dissociation qui ont construit un langage. Dès le début du processus, on a travaillé dans le dispositif de la scénographie : je voulais que le langage du corps naisse dans cet espace du monument avec ces différents niveaux représentés par les escaliers. Ce monument évoque la hiérarchie, un instrument de contrôle des corps. Il est amplifié, les sons de nos pas deviennent notre vision. On essaye de voir avec les mains par exemple en descendant puis en remontant à différents rythmes. Les mains et les pieds sont très présents, très actifs. Je pense que ce qui t’évoque la marionnette, c’est vraiment le travail de la dissociation qui passe avant tout par le regard, les mains et les pieds. Un corps éclaté, manipulé. On a joué à pousser les curseurs : jusqu’où peut-on amplifier cette figure ? Comment peut-elle devenir grotesque ?

Comment avez-vous travaillé la voix ?

Je savais que je voulais deux qualités de voix : une voix claire et une voix saturée – une voix saturée au sens du cri. Pendant le processus de création, on a beaucoup travaillé sur des visualisations de l’intérieur du corps et de l’appareil phonatoire. On s’est intéressés à faire entendre l’intérieur du corps. Au début de la pièce, ce sont des voix claires, la bouche ouverte, on déroule une mélodie : [son de la mélodie]. Ça crée ce trouble : on ne sait pas trop si c’est une bande-son ou si ça sort des corps. La qualité de voix saturée correspond au retroussement du corps : ce que l’on ne veut ni voir ni entendre. Le chant du débordement, c’est le chant que Betty fait avant que la scène se transforme, c’est vraiment un chant qui se retrousse, qui cherche à faire voir l’intérieur du corps. On a beaucoup travaillé sur les chants de gorge avec une personne qui s’appelle Émilie Domergue qui a développé une technique de voix saturée, issue de sa pratique de chant dans les groupes de métal. On a trouvé des cris : « rrrrrzzz raaa ». Tous ces sons-là. Ces chants se poursuivent dans la deuxième partie.

Les matières utilisées sont donc communes entre la première et la seconde partie ?

On a travaillé autour des mêmes éléments pour les deux parties : les voix claires, et les sons de l’intérieur du corps en voix saturées, mais comme les intentions sont transformées d’une partie à l’autre, la qualité est elle-même déplacée. Le fait de permettre un espace de relations et d’immersion dans la deuxième partie agence de manière complètement différente les matières. Dans cette deuxième partie aussi, on produit des chants au micro qui sont repris par le créateur son avec qui je travaille : Nicolas Martz. Il joue en live de ces différentes couches de son… il y a aussi des matières a capella qui peuvent être reprises par l’assemblée. La voix est le vecteur de la relation : elle crée cet espace, elle crée le moment. 

La voix qui nous relie, c’est un élément que l’on retrouve dans d’autres de tes pièces. Comment peut-on être ensemble… ?

Je repensais à quelque chose par rapport à cette question des espaces participatifs et le fait de partager l’espace avec les spectateur·rices. La pensée de l’inclusion a une influence très forte sur la pensée de l’écriture. On travaille à une écriture inclusive pour l’équipe technique et artistique : on trouve une plasticité qui permet d’accueillir des réactions, des prises de position et des gestes. C’est une plasticité qui se situe aussi bien dans l’écriture, dans la performativité que dans la façon de faire chacun·e son travail. Les premières fois que l’on a montré Hymen Hymne, c’était violent. On avait une partition, des choses à faire, à dérouler, etc., et les gens ne réagissaient pas du tout comme on l’avait prévu. On a beaucoup réfléchi en équipe depuis, à comment être en capacité d’accueillir la divergence, la dissonance, et des gestes qui n’étaient pas prévus. En invitant des personnes sur la scène, tu invites potentiellement au débat.

Comment garantir cette plasticité ? C’est l’idée que les partitions soient moins écrites ?

Mes pièces sont vraiment écrites. On a des intentions, des sons, des gestes hyper clairs, mais on les réalise avec l’idée qu’il y a quelqu’un·e qui va potentiellement se lever ou faire quelque chose. Dans notre trajectoire, on doit pouvoir se réadapter. Ce qui a changé la philosophie de l’équipe, c’est le fait que l’on dise « welcome » à la dissonance et à la divergence. Ça a vraiment changé les perspectives de nos missions en tant qu’artistes dans ces projets. C’est okay et c’est même bien finalement, parce que c’est cette plasticité qui ouvre la possibilité de faire assemblée.

Ce n’est pas quelque chose que tu vas dire au début du spectacle, c’est intégré à la forme elle-même ?

Je trouve plus intéressant que ce soit un savoir du corps et une intelligence sensible que l’on déploie tou·tes ensemble plutôt qu’un truc qui est annoncé comme un statement d’artiste. Ce qui est beau, c’est que ça se fasse naturellement : à partir du moment où ce n’est pas formulé, ça permet à des choses incroyables d’arriver, comme une bataille de terre très joyeuse qui est arrivée le soir de la première de République Zombie. Les gens sentent qu’il y a quelque chose qui se déroule et en même qu’ils peuvent ouvrir une fenêtre pour s’exprimer.

Conception, chorégraphie, composition musicale Nina Santes. Création et interprétation Betty Tchomanga, Soa de Muse, Olivier Normand. Collaboratrice dramaturgie Lynda Rahal. Création lumière Annie Leuridan. Création et régie son Nicolas Martz. Scénographie Pauline Brun. Recherche et création vocale, en collaboration avec Jean-Baptiste Veyret-Logerias, Roberto Moura. Photo © Margaux Vendassi – Festival Parallèle, Marseille.

Nina Santes aurait dû présenter République Zombie au festival June Events 2020. Suite au report des spectacles la saison prochaine, l’Atelier de Paris / CDCN a souhaité donner la parole aux artistes initialement programmé·e·s du 2 au 27 juin.