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Frédéric Nauczyciel, The Fire Flies, Baltimore / La Peau Vive

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 19 avril 2017

Depuis maintenant quelques années, l’artiste plasticien Frédéric Nauczyciel déploie un travail autour de langages performatifs tel que le voguing, notamment entre les ghettos noirs de Baltimore et la périphérie parisienne. Oeuvrant dans le champs des arts visuels, ses projets prennent la forme d’installations, de vidéos, de photographies ou encore de performances. En témoigne les deux projets qu’il a présenté ces derniers mois en Île-de-France : The Fire Flies, Baltimore au 104 dans le cadre du festival Séquence Danse Paris et l’exposition monographique La Peau Vive à la Chapelle du Musée de Saint-Denis.

Vous avez longtemps travaillé auprès du chorégraphe Andy Degroat, qu’est-ce qui vous a poussé à débuter votre travail personnel ?

Je n’ai pas étudié l’art, mais la finance et j’ai choisi d’accompagner des artistes. Lorsque j’ai rencontré Andy Degroat, lui-même autodidacte, il m’a paru clair dès le départ que cet homme serait un mentor. Les post modern américains avaient ceci de singulier : ils n’avaient aucune barrière sacrée et envisageaient le patrimoine et la tradition comme matériau réutilisable. Tout le patrimoine classique est ainsi passé au crible pour sortir dans la rue (Trisha Brown), devenir expérimental (Cage et Cunningham), être dansé par des corps non formés : ils sont les premiers à faire danser des enfants, des gros, des noirs, des amateurs, des autistes… J’ai gardé cela de cet héritage, où il est possible de faire apparaître ces corps sans pour autant les labéliser, les exotiser ou les assigner, les réduire à cette qualité née de leur différence. Ce n’est pas universaliste, ni déterministe, c’est une attitude de liberté où la spécificité de chacun rejoint l’ensemble, propre à cette période de l’histoire de l’art, à la fois minimale et foisonnante. En quittant la compagnie d’Andy Degroat, je décide de prendre en charge ma propre pratique. Le déclencheur a été le film Dead Pan de l’artiste Steve McQueen ; un film de 4 minutes sans paroles, où l’artiste apparaît selon plusieurs angles de vue, rejouant la scène où Buster Keaton passe miraculeusement par la fenêtre de la façade d’une grange qui lui tombe dessus. Séquence réalisée sans trucage, ainsi que dans la réactivation de Steve McQueen : une prise de risque qui redonne à l’image toute sa nécessité. Le film est aussi une critique du cinéma occidental, qui a pourtant nourri des artistes comme McQueen, qui se porte comme le chroniqueur de l’absence des corps racisés dans les représentations d’une société majoritairement blanche.

Comment vos premiers projets ont-il pris formes ?

Je démarre la photographie comme medium simple à appréhender. J’y questionne le regard (Public, Avignon, 2008), l’intime mis en scène (Demeure Intime, France, Suède, Espagne, 2009), et le geste photographique (Le Temps Devant, Gers, 2010). J’envisage immédiatement l’exposition comme un assemblage qui produit des sens à plusieurs niveaux. Il me faut attendre 2011 lorsque je me rends à Baltimore, pour opérer une synthèse. J’y rencontre les vogueurs, performeur.e.s transgenres noir.e.s américain.e.s. Pour mieux restituer quelque chose de leur flamboyance et des implicites politiques de leur force de résistance, je mêle photographie, vidéo et performance. Ces médiums renouent avec le temps réel de la représentation chorégraphique, un temps nécessaire pour transmettre une expérience au public. J’ai besoin de ce temps et de cet espace pour créer des images qui engagent une conversation, une prise de responsabilité.

Comment avez-vous découvert le voguing ?

Je crois que c’est à travers le film Paris is Burning de Jennie Levingstone. C’était pour moi une culture des années 80, je connaissais des artistes new yorkais qui travaillaient sur ses artefacts contemporains, le chorégraphe Trajal Harrell ou le plasticien Rashaad Newsome. Je pensais que cette scène était devenue arty, bien naïvement, alors qu’elle était simplement retournée dans l’underground.

Quels étaient les enjeux d’aller sur les traces de cette communauté à Baltimore ?

Je n’avais pas en tête d’aller sur les traces du voguing, encore moins à Baltimore puisque cette culture est originaire de New York. J’étais venu à Baltimore pour faire des recherches autour du personnage de Omar, de la série The Wire (Sur écoute, série culte diffusée sur HBO entre 2002 et 2008, ndlr) ». Omar vole la drogue aux dealers et en assure la redistribution selon ses propres règles de justice et son propre code de l’honneur. Ce personnage a réellement existé à Baltimore, à ceci près que David Simon et Ed Burns, qui ont écrit la série, en font un homme homosexuel. Il redéfinit ainsi les conventions et les frontières symboliques. Il crée sa propre géographie dans la ville qu’elle soit physique, urbaine ou mentale ; sa propre géographie des comportements. Il ne se tient jamais là où on l’attend et l’on ne sait littéralement jamais par quelle rue il va arriver. En refusant les assignations, Omar cesse de se fondre dans la norme établie. Il s’agit d’une posture selon moi politique, qui répond aux nouvelles réalités urbaines : une forme nouvelle de dissimulation active. Le premier ball auquel j’ai assisté était offert par la scène de Baltimore à la ville lors de la Gay Pride, sur un parking à ciel ouvert. Et en assistant à ce premier ball, j’ai compris que les vogueurs de Baltimore contenaient la figure de Omar que j’étais venu chercher, et qu’il me fallait trouver des moyens de mettre à jour leur présence dans la ville.

En quoi cette culture et cette danse vous a-t-elle intéressé pour devenir un sujet de recherche ? 

Les règles du voguing sont très fortes et très strictes ; elles sont codifiées à l’extrême puisqu’elles doivent prendre en compte une variation infinie de situations et d’expressions du corps et du genre. Chaque nouvelle situation, chaque nouvelle expression enrichit et complexifie les règles et les catégories de la communauté. Tout l’enjeu est de déplacer ces règles, ces frontières. Voire de les rompre. Dans le même sens un ball est un dispositif, il fait à chaque fois création. Chaque ball est différent alors chaque ball déploie le même dispositif créatif. C’est tout cela qui m’a fait, je pense, prendre en charge toutes les possibilités qui m’étaient offertes comme artiste. Egalement, qui m’a conduit à imaginer une installation immersive, fragmenté, où pouvait se rejouer l’acte performatif. The Fire Flies, film installation rapporté de Baltimore, éclaté sur quatre murs dans une pièce dont l’entrée est presque tenue secrète, augmenté sur ses cimaises extérieures de photographies qui déconstruisent les pauses du voguing, recrée d’une certaine manière l’espace d’un ball. En ce sens, cela crée un dispositif créatif, qui me déborde.

Quels sont les enjeux de faire dialoguer cette communauté avec celle de Paris ?

Il y a eu une conjonction, un timing que je n’avais pas anticipé. Je pressentais que Baltimore résonnait avec les territoires de la banlieue française et ses tensions lovées dans les replis de son histoire coloniale. J’avais envie en me rendant à Baltimore, de ramener des images qui feraient apparaître des possibles, ici, en France. En invitant Marquis, Dale et Kory Revlon au Mac/Val pour un workshop, Stéphanie Airaud, responsable des publics, a tapé juste : la scène parisienne était en train de s’organiser, unifiée par le désir et l’obstination de sa figure pionnière : Lasseindra Ninja. Les vogueurs de Paris se sont approprié l’espace de l’installation, confirmant (ou annonçant) du même coup un changement radical dans la prise en charge des représentations minoritaires – d’abord à Paris, puis, cinq ans plus tard, en Europe.

Comment s’est déployée cette installation initialement conçue pour le Musée d’art contemporain du Val-de-Marne ?

Par instinct et dans l’urgence, cette installation a été pour moi un manifeste. Au risque d’ailleurs de ne pas jouer vraiment l’exercice de l’exposition collective, en créant un espace propre. Par instinct, en effet, je voulais protéger les vogueurs de tout voyeurisme, en apportant une dimension performative au dispositif documentaire classique. L’idée était de proposer aux vogueurs, lorsque je les ai rencontrés, de produire des images non documentaires afin d’éviter une réappropriation ou un exotisme. Les temps ne sont plus les mêmes et les communautés prennent de plus en plus en charge leur propre documentation, en particulier à travers les réseaux sociaux (Facebook, YouTube…). Il s’agissait donc pour moi, de convier les vogueurs dans un espace d’art, de création, comme dans un studio de tournage ou de danse, parce que l’espace de l’art est libre de toute assignation.

J’imagine que ce projet a ouvert ensuite de nouveaux champs de recherches et de pratiques lié au médium de la performance ?

J’ai en effet volontairement abandonné le médium photographique pour un temps afin d’interroger la forme performative. À ce tournant du travail, il m’était nécessaire de creuser une forme qui donne plus de place à la vidéo et la danse ; de trouver, à partir de la performance, une extension à mon travail visuel. Cela nécessitait de rompre avec le paradigme documentaire inhérent aux prises de vue photographiques. J’ai ainsi crée une house virtuelle, conceptuelle, comme une house (maison) de voguing, regroupant des membres d’une maisonnée reliés par une affinité, ici artistique, avec des vogueurs de Paris et de Baltimore. Pendant une année, j’ai renoncé au travail d’enregistrement et de documentation. Je désirais à la fois évacuer la mise en distance qu’impose la caméra ; et rompre avec la relation photographe / sujet.

La house, surnommée House of HMU, a été accueillie en résidence par le Centre Pompidou au sein du Studio 13/16, destiné aux adolescents et jeunes adultes. Nous y avons donné des ateliers et filmé une série de films performances – présentés dans l’installation du 104. J’ai proposé à Honeysha Khan, l’une des figures historiques que la scène parisienne, d’organiser le premier ball dans une institution muséale. J’ai introduis une catégorie baroque, un défi vogue sur des concertos au clavecin de Bach. C’est la catégorie qui a été la plus disputée du ball, ce qui prouvait la totale capacité de cette culture à s’approprier les cultures dites savantes. La ballroom scene est un monde en soi, avec une incroyable capacité à se transformer et se régénérer, à s’approprier toute production culturelle extérieure. C’est un monde qui dépasse les cultures communautaires noires ou LGBT, mais une culture en soi, hybride, organique, toujours en mouvement d’elle-même. Cette culture est devenue sophistiquée, étrange, savante et en ce sens : baroque.

Ce projet au long terme semble tisser des liens avec le documentaire, la fiction, la vidéo/photographie plasticienne. Comment s’articulent ces différents médium au fil des années ?

Les différents mediums, les parts de fiction, de documentaire et de photographie plasticienne, mais aussi la performance – se répondent et se mettent en abyme afin de créer des espaces qui engagent tout autant le public, l’institution, que les protagonistes. Il y a dans mon travail un parallèle entre l’écriture chorégraphique et l’écriture cinématographique. Dans La Peau Vive, ma dernière installation, c’est flagrant : en se filmant eux-mêmes, les performeurs écrivent le film par le corps. Il s’agit en fait d’une écriture numérique, qui prend en compte tous les déplacements qui s’opèrent dans un monde plus vaste, décentré.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de ce dernier projet ?

L’installation part d’un principe simple : un autofilmage. J’ai proposé, dans la suite du travail de portrait et de document avec les vogueurs de Baltimore et de Paris, pour certains devenus des amis ou des complices, de filmer leurs tatouages, leur peau, leurs scarifications et par là, de raconter – sampler une part de leur histoire. À travers leur gestuelle, le choix du parcours de leur corps devant la caméra, du cadre ou de la mise au point, ils racontent leur manière d’être à la ville, d’(y) apparaître – c’est-à-dire leur manière de réinventer sa géographie, de faire de la périphérie le centre. Leurs corps en mouvement donnent à voir les variations possibles du masculin au féminin. Ils traduisent une urbanité élégante et sophistiquée, dans leur capacité à transformer la violence de la ville en une certaine flamboyance.

C’est un questionnement de l’individu face à la violence du monde – je travaillais à la conception de l’installation au moment des attentats de novembre 2015. Ces questions identitaires et la violence des actes commis me troublent et je ne pouvais donner qu’une réponse presque abstraite, sensible. La complexité de ce que nous vivons en ce moment ne peut être complètement résumée par le document ou la fiction, mais par touches, tout ce que l’on peut dire aujourd’hui ne sont que des premières suppositions, avant que nous prenions la mesure entière du phénomène, il faudra attendre encore que des experts de plusieurs continents se mettent à penser ensemble. Nous autres artistes portons nos regards sur des micro histoires, des situations ou des espaces extrêmement localisés, spécialisés.

Sans doute, dans l’installation, l’identité est-elle présente à deux niveaux. D’une part à travers une parole laissée libre, des voix qui racontent des récits parfois existentiels, qui trouvent refuge dans sept écrans disséminés : Diva Ivy et son désir de transformation, Lisa Revlon et son amour du ghetto, Dale Blackheartet ses pensées intérieures… Ces paroles à quelques exceptions près, sont filmées très proches des corps. Ainsi, les individus ne sont pas contextualisés, ils échappent à un contexte sociologique ou culturel, seuls les corps et les voix renseignent sur les origines. Ce choix de ne pas renvoyer les corps à un contexte urbain est une manière de ne pas assigner race et classe, de laisser poindre la personnalité des sujets plus que leur(s) identité(s).

Au delà d’avoir des tatouages, quels sont les points communs des protagonistes présents dans La Peau vive ?

Si je m’intéresse plus aux personnalités qu’aux identités, il est difficile de dresser une cartographie de mes protagonistes. Si j’aime en effet travailler avec des gens pour leur appartenance à une culture spécifique, c’est pour leur proposer d’opérer un déplacement. C’est leur qualité propre, qui ne peut se réduire à une appartenance communautaire, qui m’intéresse. Dans la communauté du voguing, il existe beaucoup de situations identitaires différentes. Néanmoins, j’établis un lien entre Paris et Baltimore, c’est à dire une mobilité des territoires, comment ils résonnent entre eux. Des liens aussi entre diverses appartenances à des situations transgenres, diverses pratiques des territoires périphériques, divers engagements dans une revendication de liberté. J’essaie peut être là de redéfinir pour moi le terme d’identité, de lui redonner un sens singulier et non universel, car c’est la singularité de chacun qui m’intéresse.

Ils questionnent tous, à leur manière, les règles établies par la culture dominante ; qu’ils sont dans un processus de déconstruction des identités. Aussi, nous rencontrons dans le travail, des gens de tous âges, de toutes sexualités, de tous genres. Ismail Ibn Conner, acteur d’Atlanta, qui porte les scarifications qu’il s’est infligé en entrant dans un gang au collège ; Lisa Revlon, femme transsexuelle, ancienne dealeuse de drogue qui a purgé une peine de prison et décide de raconter don histoire ; James Conley, vogueur légendaire de Baltimore ; David Revlon, père de la maison Revlon de Baltimore ; Lionel Abenaqui, qui choisit d’apparaître sous son nom civil et non de vogueur, pour évoquer son désir de transformation ; Honeysha Khan, figure féminine de la scène du voguing parisien ; Ari de B., jeune femme activiste queer et performeuse ; D’ de Kabal, slameur parisien qui travaille lui-même sur les marques du corps ; ou encore l’artiste Jean-Luc Verna qui a fait de son corps son travail d’artiste…

Quels liens établissez-vous entre La Peau Vive et The Fire Flies ?

Il y a pour moi, une progression dans le travail. De The Fire Flies à La Peau Vive, je quitte la communauté pour travailler avec des individualités dont les diverses biographies viennent rendre compte d’une réalité bien plus complexe que celle de la communauté prise dans son ensemble. Ce qui peut être relie les protagonistes, c’est leur manière de résonner avec la figure de Omar, que je continue d’interroger. C’est à dire qu’ils questionnent tous, à leur manière, les règles établies par la culture dominante ; qu’ils sont dans un processus de déconstruction des identités.

Une nouvelle fois, cette installation est pensée dans un format fragmenté, quels sont les enjeux de diffracter ici les images dans l’espace ?

En fragmentant chaque écran, je laisse à chacun le soin d’apparaître selon son individualité, soit par la danse, soit par le filmage soit par le témoignage. Le montage est une écriture qui induit une histoire, une thèse, un propos. Il me semble en l’état plus juste de restituer chaque corps et chaque parole isolément, pour ne pas faire dire à certains corps ou certaines voix ce qu’ils ou elles n’ont pas dit. Le grand film central est un sample de l’ensemble, que j’ai monté à partir des voix, des témoignages, et de musiques.

Quels rapport au « médium image » entretenez-vous dans ce projet ?

Je voulais évoquer la plasticité urbaine, les formes de résistance qui par nature prennent leurs origines dans le corps. Ainsi, en travaillant pour le grand film sur un sample ralenti de tous les films, je crée une fresque picturale. Cette forme provient d’une intuition que j’avais : cet auto filmage de ses propres tatouages renvoie pour moi aux peintures rupestres, décrivant des scènes auto documentées de la vie quotidienne – avant que l’artiste ne tourne son regard vers l’autre. Face au film, on est face à la paroi d’une grotte, en quelque sorte, les tatouages venant affleurer à sa surface, comme mis en animation.

La Peau Vive reprend d’une certaine manière le dispositif de The Fire Flies.

En effet, cette fois encore, je construis un espace immersif qui engage le public et l’interroge sur sa place. L’installation était en même temps conçue pour accueillir la présence de performeurs qui sont venus, à certains moments, réactiver les filmages en dansant les films projetés. La présence continue de performeurs dans la chapelle est inhabituelle, elle déplace les manières de travailler. Je propose de m’en saisir et de l’offrir au public et aux protagonistes du travail. Il m’a semblé aussi important que le public puisse lui-même imaginer pouvoir s’approprier l’espace, ne serait-ce qu’en esquissant un mouvement par la pensée. Aussi ai-je accompagné les danseurs dans certaines performances. Ma présence rendait plus fragile l’interprétation des films, construisait un pont entre leur biographie, la mienne et celle du spectateur.

Photos © Frédéric Nauczyciel.