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Wanjiru Kamuyu, An Immigrant’s Story

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 24 janvier 2022

Artiste cosmopolite, Wanjiru Kamuyu a vécu en Afrique, en Amérique du Nord et en Europe. Ancré dans l’expérience de la danseuse et chorégraphe, son solo An Immigrant’s Story interroge la construction des identités individuelles au cours d’expériences migratoires. À partir d’une réflexion sur les notions de déplacement et d’altérité, elle confronte son parcours et sa propre histoire à des témoignages récents de personnes exilées, voyageurs et réfugiés. Dans cet entretien, Wanjiru Kamuyu revient sur les rouages de sa création An Immigrant’s Story et sur les différentes réflexions qui circulent dans son travail artistique. 

Pourriez-vous retracer la genèse d’An Immigrant’s Story ?

Durant l’été 2017, en Auvergne, j’ai eu l’occasion de travailler pour un projet socio-culturel avec soixante-cinq jeunes adultes d’Europe de l’Est et onze réfugié·e·s du Proche-Orient et d’Afrique. Leurs récits m’ont marquée. Ayant vécu sur trois continents – l’Afrique, l’Amérique du Nord et l’Europe – j’ai commencé, plus consciemment, à réfléchir sur mon propre parcours d’(im)migration et mes privilèges avec mon passeport bleu des Etats-Unis. Un passeport qui me permet d’entrer dans cent quarante-sept pays sans visa ! Parallèlement, le débat politique sur les (im)migrations dans les médias m’a donné envie d’interroger les raisons profondes et les causes des flux de l’(im)migration. Cette première réflexion m’a conduite à différencier les notions d'(im)migrants « privilégiés » et d’(im)migrants défavorisés. Après avoir été confrontée aux récits des réfugiés que j’ai rencontrés durant ces ateliers en 2017, j’ai su que je souhaitais incorporer et mettre en valeur ces histoires. En tant qu’ « étrangère », dans le contexte de la société française et sur le continent européen, j’ai souhaité interroger mon parcours et mon ressenti d’appartenance, en affrontant mon histoire avec celle d’autres personnes « étrangères », avec leurs parcours et histoires aussi divers que complexes.

An Immigrant’s Story présente des parties qui relèvent du stand up. Elles soulignent la grande qualité que vous avez en tant qu’oratrice et comédienne dans cet art typiquement répandu aux Etats-Unis, où vous avez travaillé de longues années. Ce sont des formes que l’on rencontre peu sur les scènes nationales en France, un pays dans lequel il y a une opposition traditionnelle entre la pop culture et la culture officielle.

Je suis Kenyane-(Nord)-Américaine, donc j’ai baigné dans une culture anglophone qui accueille, qui nourrit et qui cultive les talents multiples en chacun·e de nous. D’ailleurs, j’ai signé l’un de mes premiers contrats de danseuse avec la compagnie Urban Bush Women basée à Brooklyn avec laquelle j’ai travaillé pendant six ans (la seule compagnie de danse professionnelle, à l’époque, composée uniquement de femmes descendantes de l’Afrique, ndlr.). Il s’agit d’une compagnie qui engage des danseuses capables de prendre facilement la parole, de chanter et de danser. Du fait de ces facilités, j’ai aussi pris part à des comédies musicales, un registre fréquent aux Etats-Unis. C’est donc normal pour moi. En France je n’ai pas du tout été comprise et je ne le suis toujours pas, mais petit à petit le milieu artistique me laisse plus d’espace pour être moi-même. Il me semble qu’en France, lorsqu’un·e artiste circule à travers disciplines et genres artistiques, il·elle est facilement rejeté·e ou incompris·e et certain·e·s. programmateur·trices, chorégraphes et metteur·se·s en scènes n’osent pas venir à lui·elle. Pour An Immigrant’s Story dont le point nodal est mon histoire personnelle, j’ai aussi souhaité produire ce geste qui transgresse les codes afin de montrer au public, aux créateur·trices, aux programmateur·trice·s, qu’il est possible de chanter, danser et jouer. Nous sommes multiples, nos talents, nos identités, nos façons d’être sur la Terre le sont aussi. Pourquoi mettre quelqu’un.e dans une case si étroite ? Je me bats contre ce phénomène qui éteint les singularités et en somme éteint les personnes : prends-moi comme je suis, j’écris mon histoire et je prends ma place. J’ai tout de même l’impression qu’il y a des petits pas en avant, des changements, même si c’est très, très lent. La polyvalence est mise en valeur de façon croissante.

Cette stricte répartition des fonctions tient à une conception française de l’art, assez élitiste et romantique, qui considère le juste rapport de l’auteur à son art comme la nécessité impérieuse de vouloir dire quelque chose. Cette conception disqualifie parfois les interprètes, tout du moins les catégorise différemment. Comment articulez-vous ces deux aspects de votre travail d’artiste : interpréter et créer ?

Au Kenya, comme en Afrique en général, traditionnellement, le chant la danse et la parole vont ensemble, c’est une culture commune à l’ensemble du continent africain donc il n’y a pas cette hiérarchie ou cette séparation : on est griot, danseur.se, chanteur·se, musicien.ne et tout est mélangé. Traditionnellement. Pour An Immigrant’s Story, je mobilise la danse, le chant et la parole. Non pas que la danse ne soit pas suffisante mais elle peut être très abstraite ce qui conditionne l’accès du public à son message, en fonction de sa sensibilité. J’avais simplement envie de rendre accessible le sujet de l’immigration à différents niveaux. Ceux et celles qui ne sont pas aussi sensibles à la danse, peuvent entrer dans le spectacle grâce à mes mots et à ma voix. Ce sujet est si chargé politiquement que j’ai eu envie de cibler la pensée des spectateurs non seulement avec mon corps mais aussi avec mon texte. C’est très important pour moi.

Les expériences dont vous témoignez sur scène, notamment lorsque vous parlez de votre expérience du racisme à votre arrivée aux Etats-Unis, sont très dures. Et pourtant nous rions. Pourquoi avez-vous décidé d’inviter l’injure du racisme et ses stigmates au sein de cette pièce  ?

J’évoque mon histoire sans mettre de cadre ou d’étiquette. Il s’agit des mots et de la mémoire de mes seize ans et je comprends que l’ironie et l’humour que je convoque peuvent rapprocher ce moment de la pièce du stand up. Je pense que c’est important de témoigner de ces violents souvenirs car les gens pensent que c’est une chose du passé tandis que je vis le racisme chaque jour. C’est une réalité en France. Bien qu’il y ait un mouvement qui permette d’aborder ouvertement et franchement la colonisation et le racisme, ce n’est pas suffisant. C’est important d’adresser ces points frontalement, de donner ça en mots et de donner ça en corps. Il y a même une section dans la pièce où j’évoque la « chosification ». En tant que femme enveloppée dans une belle peau marron, je suis sans cesse exotisée et hyper-sexualisée dans cette société, racialisée aussi. Ce fut le cas de Sarah Baartman (la Venus Hottentot), Josephine Baker ou de l’artiste Chocolat mais on ne doit pas nier que ce phénomène se poursuit aujourd’hui. La question à se poser est donc celle de savoir si nous devons porter des masques pour être accepté.es et si oui lesquels. Et par ailleurs jusqu’à quel point nous souhaitons être assimilé·e·s. Dans An Immigrant’s Story, j’évoque l’histoire de quelqu’un qui se force à faire de larges sourires pour ne pas effrayer les gens car il est très grand et a la peau noire : les gens plaquent des stéréotypes sur son physique, des biais racistes, du fait de leur ignorance et ont souvent peur de lui ! J’ai souvent des conversations avec des français·es : ils·elles me disent que j’ai de la chance d’être en France car selon eux·elles, le racisme n’y est pas aussi ancré qu’il l’est aux États-Unis. Je leur dis qu’il s’agit en fait du même racisme, simplement habillé et porté autrement.

Dans la pièce, vous évoquez également les stéréotypes associés à la place des personnes noires au sein de la scène artistique et chorégraphique. Le public reconnaît ces chorégraphies qui sont très marquées historiquement mais c’est encore une autre expérience que de leur faire face « en tant que public ».

C’est ce que j’appelle « chosification ». Il s’agit d’une danse qui exprime l’objectification, l’exotification du corps et son hyper-sexualisation. Quand je suis arrivée aux États-Unis, je suis devenue racialisée. C’était la première fois que j’entendais que j’étais Noire. Et quand je suis arrivée en France, il y avait encore cette racialisation mais s’y sont ajoutés des regards exotisants et hyper-sexualisants qui se déposaient sur mon corps. Ma peau est exotique, mes cheveux sont exotiques, la nourriture qui vient de chez moi est exotique, la musique que j’écoute, mes traductions et ma culture sont exotiques. Sarah Baartam, Josephine Baker, James Baldwin et tous mes ancêtres ont vécu la même chose et c’est encore le cas en 2022, si ce n’est que les processus menant à ces images exotiques se sont transformés. Pour exprimer l’évolution et la permanence de ce phénomène, j’ai eu recours aux clichés historiquement situés en France, ceux qui ont du sens pour un public français afin que les spectateurs soient en mesure de tisser des liens, d’observer ces mêmes phénomènes revêtus des costumes de notre époque.

À partir de ces constatations, quel regard portez-vous sur la scène artistique française ?

Je trouve que les représentations culturelles, artistiques, médiatiques sont hyper-sexualisante pour le corps des femmes. Peu importe ta couleur. Mais je me pose la question suivante : si l’interprète, la danseuse, n’était pas habillée d’une peau noire ou marron, est-ce que la scène évoquerait le même message ? De quelle manières les créateur·trices utilisent la politique des corps avec lesquels ils travaillent ? Lorsque je cite Josephine Baker en termes chorégraphiques, mon but n’est pas de montrer sa danse de bananes mais d’interroger la manière dont cette histoire est appropriée et transmise. De quelle manière ce corps, qui n’a pas les mêmes codes qu’un corps européen, blanc, est utilisé et enserré dans une dramaturgie, au sein d’un espace ? Il est primordial de porter une attention à cette dimension de la corporalité et en particulier dans la production commerciale. J’ai vu récemment une photo d’un mannequin à la peau très foncée, habillé comme un tigre. Cette construction de l’altérité du corps de l’autre en contexte occidental et en particulier européen, dans une perspective aussi stéréotypée, m’a énormément dérangée.

Dans la pièce, les mots «immigrant·e·s» et «migrant·e·s» reviennent souvent : est-ce que vous faites une différence entre ces deux termes ?

Dans la pièce, je veux provoquer les privilèges et les non-privilèges tout autant que le stigmate qui surgit avec les étiquettes telles que celle d’« (im)migrant·e », bien que nous soyons tous et toutes (im)migrant·e·s. Je pose ainsi la question : « Qui parmi vous a déménagé de sa ville natale à une autre ville ? ». Être mobile au sein de son propre pays de naissance amène à se confronter aux mêmes obstacles : créer un nouveau réseau, une nouvelle maison, trouver une nouvelle communauté alors même que nous possédons la même langue, la même « culture » à la base. Nous sommes des êtres vivants confrontés à des problématiques de territoire et d’espaces. J’ai récolté des histoires de français.es qui ont déménagé dans leur propre pays et qui témoignent des différences entre la province et la capitale : « Un voyage vers la liberté, la liberté d’être moi tout entier. Et puis une sensation d’être différent. Mon sourire est trop grand, je ne vais pas assez vite, mes vêtements ne sont pas assez chics. Apprendre les injonctions de la ville, me fondre, je trouve ça pas facile. Et puis ignorer le regard de l’autre, m’en fou, presque… Mon accent vient du sud, on ne parle pas comme ça parce qu’ici c’est Paris et que l’accent doit être correct… Mes vêtements étaient trop vifs en couleurs donc j’ai changé toute de suite pour les couleurs gris, noir, bleu foncé ». Lorsque nous quittons notre pays pour un autre, nous ressentons les mêmes choses, à un degré différent bien sûr, mais nous sommes aussi soumis à une politique du corps : tel corps qui a déménagé, s’est déplacé, aura un degré de confrontation plus profond à ces obstacles. L’injonction d’assimilation et d’intégration sera d’un autre niveau mais repose sur les mêmes bases. Quelle est la différence fondamentale entre un migrant et un expat’ ? Tout le monde se déplace ! Pourtant des étiquettes formulent des privilèges à l’égard de ces immigrant.es : certaines positives et valorisées alors que d’autres ne le sont pas.

Aujourd’hui le terme « migrant·e » me semble faire référence au doute quant à la destination d’un voyage, tout simplement parce que les frontières sont fermées. Pour certaines personnes, se déplacer implique donc de rester en suspens pendant de longues années en attendant d’obtenir les conditions d’un séjour régulier, sans savoir si le pays où elles ont élu domicile sera bien un pays de destination ou restera une étape transitoire.

C’est le politique qui crée cette peur de la société dans laquelle on essaie d’entrer. An Immigrant’s Story essaie de formuler la question du choix sous le prisme de la nécessité. Ce n’est pas toujours un choix qui guide les parcours mais des questions de vie ou de mort : j’ai besoin de bouger pour vivre car les circonstances de ma vie m’obligent à sortir de chez moi. L’une des histoires que j’ai collectées est celle de Shukuru : « Je suis congolais et j’habite à Kakuma dans un camp de refugié·e·s au Kenya. Je désire rester en Afrique. N’importe où mais qu’en Afrique ». Les occidentaux pensent que les africain·e·s veulent à tout prix venir chez eux, mais ce n’est pas le cas ! Nous ne souhaitons pas nécessairement venir en occident mais cela arrive, pour certain·e·s, du fait de circonstances. C’est tout, basta ! Beaucoup préféreraient rester chez eux : individualiser les histoires, c’est mettre en échec les dangers de l’histoire unique et rendre éloquentes les politiques d’immigration forcée. Qui est cette personne qui a traversé la mer à quatorze ans et demi pour parvenir en Europe ? Qui est-elle au-delà de cette histoire de réfugié ? Humaniser cette personne, connaître les histoires de sa famille, ses propres rêves, met en échec les représentations du réfugié.

Vous avez créé une nouvelle version d’An Immigrant’s Story, avec l’ajout d’une traduction en LSF qui s’intègre à la dramaturgie de la pièce. Comment est né ce désir ?

Tout d’abord il faut savoir que ma mère était professeur pour des personnes non-voyantes. Ainsi, j’ai toujours eu une sensibilité spéciale pour l’accessibilité du langage. J’avais déjà travaillé avec un interprète LSF dans un spectacle pour lequel j’étais chorégraphe, Love is in the Hair de Jean-François Auguste, écrit par Laetitia Ajanohun qui a participé à l’écriture d’An Immigrant’s Story. Lors d’une résidence de création pour An Immigrant’s Story au CDCN de Toulouse, La Place de la Danse, j’ai rencontré Valérie Castan qui est danseuse et travaille en audiodescription. Elle m’a donné envie d’intégrer cette dimension dans la pièce. Je n’avais jamais intégré ce dispositif auparavant, tout simplement parce que je ne savais pas que réaliser l’audiodescription d’un spectacle était possible ! Puis j’ai invité Nelly Célérine, qui est danseuse en langue des signes, chanteuse et comédienne, à prendre part à la version accessible du spectacle. Je souhaitais que Nelly soit intégrée dans la pièce, qu’elle soit un personnage à rebours des traducteur.trices à la présence discrète, présent.es sur le côté, habillé.es en noir, qui signent puis disparaissent après chaque texte. Nelly s’est donc appropriée mon histoire ainsi que les autres témoignages que j’ai récoltés ces dernières années. Nous avons ensuite travaillé sur le rapport que nous pouvions tisser ensemble sur la scène, les intentions de Nelly et ses états, afin que la communication LSF devienne une chorégraphie. Depuis cette rencontre avec Valérie Castan qui m’a fait découvrir cette possibilité, je me suis fait la réflexion qu’il était important d’intégrer désormais cette option à chacun de mes spectacles. Si nous ne nous donnons pas les moyens de rendre accessible notre travail, alors pourquoi et pour qui le créons-nous ? Le spectacle est aussi accessible par audiodescription pour les malvoyant.es et aveugles. Et maintenant, je souhaite que tous mes spectacles soient accessibles aux personnes aveugles, malvoyantes, sourdes et malentendantes.

La danse et les signes sont faits de mouvements et d’intentions mais leurs finalités semblent tout à fait différentes dans la mesure où la langue des signes va justement chercher du côté du langage et impose une précision dans cet objectif, tandis que la danse s’en affranchit. Comment avez-vous articulé ces deux partitions ?

Dans cette pièce, il y a des séquences d’improvisation structurée que je n’avais pas spécialement envie de transmettre à Nelly. J’avais plutôt envie qu’elle travaille à partir de ses propres improvisations. Ensuite, il y a des passages très écrits et d’autres où l’on a créé ensemble des partitions à partir de ses propres mouvements. Enfin, nous avons ajouté la couche du langage des signes. Pour cela, nous avons fait en sorte de prolonger le geste signé de façon à ce que tout le corps soit en mouvement et confère au signe, une intention, un message, une couleur. La réinterprétation du geste signé en chorégraphie prend alors différentes formes : par exemple lorsque je parle, Nelly peut signer ce que je dis ou bien signer « au-dessus » d’une base chorégraphique qu’elle interprète. Elle a donc des parties uniquement dansées et non signées et d’autres dansées et signées. Il y a même un fragment de la pièce au cours duquel nous dansons et signons toutes les deux afin de traduire les témoignages des personnes immigrées, diffusés via la bande son. Les « entendant.es » ne peuvent donc pas décoder l’intégralité de l’information chorégraphique de la même manière que les « malentendant.es » sont parfois dépossédé.es de certaines informations. Des entrecroisements et des interpolations se produisent, qui interrogent le public sur la nature du mouvement : qui dit quoi à qui, qui traduit quoi, qui traduit qui ?

Chorégraphie Wanjiru Kamuyu. Interprétation Wanjiru Kamuyu, Nelly Celerine (LSF). Dramaturgie et direction de production Dirk Korell. Auteure Laetitia Ajanohun. Musique originale LACRYMOBOY. Coach en LSF Carlos Carreras. Regard extérieur et coaching David Gaulein- Stef. Costume Birgit Neppl. Création lumière Cyril Mulon. Photo © Anne Volery.

Du 13 au 15 octobre 2022, au Quartz à Brest (accessible en LSF et le 14 octobre en audiodescription)

Le 24 novembre 2022, à l’Onde Vélizy (accessible en LSF et en audiodescription)
Le 21 mars 2023, au Kubb à Evreux, avec Le Tangram (accessible en LSF et en audiodescription)