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(La bande à) LAURA, Gaëlle Bourges

Propos recueillis par Claire Astier

Publié le 2 février 2022

(La bande à) LAURA, dernière création de la chorégraphe Gaëlle Bourges, s’élabore à partir des célèbres tableaux qui ont émaillé les livres d’Histoire, les murs jaunis des salles d’arts plastiques du lycée et des cabinets de dentiste. À partir de l’histoire du tableau l’Olympia d’Edouard Manet et des deux modèles féminins qui ont posé pour le peintre, Gaëlle Bourges interroge un siècle et demi de perception collective et réhabilite ces femmes que l’Histoire et la société ont reléguées à leurs marges. Et c’est sans doute dans les brèches de nos supposés savoirs que la chorégraphe, historienne dilettante, s’infiltre et propose de combler le vide laissé par la disparition des femmes dans l’histoire de l’art.

Ce n’est pas la première que votre recherche met à l’épreuve l’Olympia d’Édouard Manet. Comment votre intérêt s’est-il porté une seconde fois sur ce célèbre tableau de l’histoire de l’art ?

En effet, j’avais déjà mis en scène Olympia dans un autre spectacle, La belle indifférence, en 2010. Dans cette pièce, nous sommes trois performeuses sur des praticables et répétons à trois reprises une série de grands nus féminins emblématiques de la peinture européenne. En voix off, on peut entendre des voix de femmes qui racontent comment elles prennent la pause devant les clients d’un théâtre érotique, clients qui les appellent d’ailleurs « les modèles », comme en peinture. Dans cette première pièce, sont donc mis en parallèle travail du sexe et histoire de l’art, ce qui est une manière crue et drôle de tordre le cou au discours de l’histoire de l’art, qui met sous le tapis les bizarreries du désir, dont ceux des peintres. Dans Histoires de peinture, l’historien de l’art Daniel Arasse dit que Titien invente le premier nu moderne de l’histoire de la peinture. À partir de ce récit, nous déclinons toute une série de nus célèbres, passant d’un tableau à un autre, nues, de La Vénus d’Urbin de Titien, qui est devenue une forme de matrice du nu féminin, jusqu’à Olympia, dont Manet s’était inspiré en radicalisant la mise en scène de l’espace. Puis j’ai revu le tableau au printemps 2019 en visitant l‘exposition « Le modèle noir » au musée d’Orsay à Paris et j’ai été très touchée d’apprendre que cette femme debout dans le tableau de Manet s’appelait Laure, alors que je savais que la femme blanche s’appelait Victorine Meurent, même si on continue pourtant de l’appeler « Olympia ». On sait où elle est née, à quelle classe sociale elle appartenait, qu’elle est devenue peintre, etc. Mais je ne savais rien de Laure : c’est dans l’exposition que j’ai appris qu’elle vivait 11 rue de Vintimille, sous la place de Clichy. Faire une pièce à partir de ces deux femmes, dont l’identité a largement disparu des radars de l’histoire m’a semblé intéressant, d‘autant que cette pièce est aussi à destination des enfants. Dans l’histoire, comme on peut le remarquer, les personnes de sexe féminin n’ont pas le même statut que celles de sexe masculin. Il y a d’un côté les grands hommes importants et puis de l’autre, des femmes dont on ne sait plus trop comment elles s’appellent ou dont on perd les œuvres. Le spectacle est une manière de faire de l’histoire d’une autre façon : pour de jeunes gens qui ne connaissent pas encore bien l’histoire du monde, il est bon de savoir qu’elle n’a pas été faite par de grands hommes blancs uniquement.

(La bande à) LAURA s’appelait initialement LAURA. Comment cette « bande » a-t-elle surgi ?

C’est le fruit de longs glissements. Nous avons renommé le spectacle trois fois et je ne suis toujours pas sûre que ce soit le bon titre. Le premier titre était LAURE – le prénom de la femme debout – qui a la peau marron. Or cette femme a été totalement laissée de côté jusqu’aux travaux, entre autres, de l’historienne de l’art américaine Denise Murell. On avait presque oublié Victorine Meurent, mais on avait fait comme si Laure n’existait pas du tout, ou comme si elle faisait partie du décor, au même titre que les fleurs ou le chat. On ne connaît même pas son nom de famille. Est-ce qu’il lui a été arraché par le système esclavagiste ? Il y a de fortes chances que ce soit le cas, mais on n’en a pas la preuve irréfutable. En tout cas, cette figure a plus souffert encore que la figure de Victorine, et ce du fait de la couleur de sa peau, c’est évident – en d’autres termes : du fait du processus de racisation des personnes non blanches. Mais appeler la pièce LAURE mettait l’accent sur elle uniquement, alors que mon intention a toujours été de travailler sur les deux modèles qui posent dans Olympia, et sur leur invisibilisation en tant que femmes, peintres et/ou modèles. J’ai alors proposé « LAURA », en écho au surnom de Victorine, le modèle blanc du tableau qu’on appelait régulièrement « Olympia » dans la vie, suite au scandale créé par le tableau. Cela permettait d’appliquer le même régime fictionnel de « personnage » aux deux femmes. Mais les quatre artistes qui sont sur le plateau, et notamment les deux performeur.se.s racisé.e.s, Noémie Makota et Carisa Bledsoe, m’ont alertée sur un malentendu qui aurait été fâcheux : les titres LAURE ou LAURA donnaient l’impression qu’on allait parler de la femme racisée seulement. Une chose est alors apparue au fur et à mesure de mes lectures et des semaines de création : Manet était entouré d’une bande d’amis – de fervents admirateurs de sa peinture ; or le groupe des quatre performeur.se.s de la pièce forment une bande aussi, il.elle.s marchent ensemble, prennent les poses des tableaux ensemble, etc. Le titre s’est alors stabilisé (enfin jusqu’à aujourd’hui !) : (La bande à) LAURA.

La partition de (La bande à) LAURA articule plusieurs références iconographiques. Pourriez-vous revenir sur ce corpus de travail ?

Nous commençons la pièce avec un tableau montrant Manet et sa bande d’amis et/ou admirateurs – Un atelier aux Batignolles, d’Henri Fantin-Latour – où l’on voit des hommes, blancs, très chics – Monet, Renoir, Zola, Bazille, etc., dans l’atelier de Manet représenté en train de peindre le critique d’art Astruc. Cette bande d’hommes se retrouvait au café Le Guerbois, place de Clichy à Paris, où ils avaient leurs habitudes. Les rares femmes artistes qui faisaient partie de ce cercle – Berthe Morisot par exemple, amie avec Manet – ne pouvaient pas aller au café. Seules les femmes perçues comme « de mauvaise vie » y étaient autorisées. C’était très mal vu pour les bourgeoises de s’y rendre. Une fois Manet et sa bande présentés sous forme de tableau, il nous fallait d’abord montrer le premier scandale du peintre, afin de déplier le problème que pose sa peinture – Le déjeuner sur l’herbe – qui a lieu avant Olympia ; ensuite, il nous fallait encore présenter les modèles importants dans l’oeuvre de Manet : Victorine et Laure, qui allaient poser dans un des plus grands scandales de l’art du 19e siècle. Puis on fabrique enfin le tableau Olympia, qui nous mène à La Vénus d’Urbino du Titien, etc. etc. C’est un peu comme dans la chanson : « Trois petits chats »… : chapeau de paille, paillasson, somnambule, bulletin, tintamarre…, un tableau en appelle un autre, qui en appelle un autre, etc. On montre aussi deux « remakes » de deux tableaux : un Déjeuner sur l’herbe de l’artiste africaine-américaine Michalene Thomas, qui cite directement le tableau de Manet. Et on refait Un atelier aux Batignolles « à notre sauce ».

La nudité est omniprésente dans ces tableaux mais absente du plateau, contrairement à vos précédents spectacles. Pourquoi ?

Même si (La bande à) LAURA est vue par beaucoup de spectateurs adultes, la pièce est avant tout imaginée pour les jeunes spectateurs, à partir de 9 ans. Dès qu’il y a des corps nus sur un plateau, les théâtres affichent une mention « déconseillé au moins de 16 ans ». Je ne connais pas la législation en matière de spectacles tous publics, mais je pense qu’on aurait été immédiatement accusé de quelque chose comme « exhibition sexuelle en présence de mineurs ». J’aurais pu tenter, mais ça aurait été uniquement par esprit bravache, et une perte d’énergie. J’ai plutôt envie que les enfants voient un spectacle sur l’Olympia, parce qu’il y a dans ce tableau des problématiques tout à fait d’actualité encore : la relégation des personnes racisées aux oubliettes de l’histoire ; la stigmatisation du travail du sexe – Victorine a été perçue comme une prostituée recevant le bouquet de fleurs d’un client (c’est ça, entre autre, qui a fait scandale dans le tableau) ; la disparition des œuvres des femmes peintres. C’est important, il me semble, qu’un enfant puisse assister à un spectacle où l’on apprend que Victorine Meurent vivait avec une femme et que les « travailleuses du sexe » travaillent, tout simplement.

Rendre hommage à Laure c’est aussi réhabiliter ces femmes que l’histoire et la société ont reléguées à leurs marges ?

(La bande à) LAURA propose des images et des mots pour combler le vide laissé par la disparition des femmes dans l’histoire de l’art : celles qui posent et qui ont permis à des artistes hommes de réaliser des chefs d’œuvres, mais aussi celles qui ont été artistes, comme Victorine Meurent, Berthe Morisot, Eva Gonzalès, pour ne parler que de femmes du 19e siècle. On connaît l’identité de Victorine Meurent et, partiellement seulement, celle de Laure depuis longtemps ; mais l’histoire de l’art n’a pas jugé intéressant de consigner et de travailler à partir de ces informations importantes. La peintre Berthe Morisot, qui était issue comme Manet de la grande bourgeoisie, avait l’appareil social pour résister à la disparition programmée des artistes femmes. Mais pour les femmes plus modestes, comme Victorine Meurent, c’était foutu ! Elle est morte à Colombes dans un grand dénuement (sa dépouille a fini dans la fosse commune) et peu de considération, bien qu’elle ait beaucoup peint et exposé, comme Manet, au salon officiel des Beaux-arts de Paris. On a retrouvé trois de ses tableaux, qui sont exposés au Musée d’art et d’histoire de Colombes ; un quatrième – le premier tableau d’elle exposé au Salon de 1876, un autoportrait – a été retrouvé récemment et acheté par le MFA (Museum of Fine Arts) de Boston, aux États-Unis. Victorine Meurent est née dans 11ème arrondissement, dans un milieu a priori peu fortuné, et elle a posé pour plusieurs peintres avant de pouvoir se payer des cours de peinture. C’est une personnalité intéressante : elle ne s’est jamais mariée, elle est partie aux États-Unis pendant quelques années avec une troupe de théâtre, elle était aussi musicienne (elle jouait de la guitare et chantait), et elle aimait les femmes. À Colombes, et jusqu’à la fin de sa vie, elle a vécu avec une musicienne d’ailleurs, une certaine Marie Dufour. On peut dire que c’était une femme libre, qui n’avait pas froid aux yeux et qui est devenue un des grands modèles de Manet, qui lui est redevable pour avoir posé si brillamment dans Le déjeuner sur l’herbe et Olympia.

Laure était-elle familière du milieu artistique de l’époque ?

Laure aurait posé au moins pour un autre tableau de Manet, appelé au 19e siècle La négresse, renommé aujourd’hui Portrait de Laure. L’historienne de l’art Denise Murrell a été scandalisée, pendant ses études, qu’il n’y ait aucune analyse faite de ce modèle, de sa place dans le tableau, etc. lorsqu’il a été question d’Olympia dans un de ses cours : elle a rédigé sa thèse sur Laure ensuite. En France, son prénom et son adresse avaient été retrouvés dans un carnet de Manet, mais cette information n’était pas connue du grand public, comme si cette femme n’était pas digne d’intérêt ! Elle a donc habité 11 rue Vintimille, près de la place de Clichy, un quartier où d’autres personnes noires et métisses noires et blanches vivaient déjà – Alexandre Dumas père y était, la comédienne Jeanne Duval – compagne au long cours du poète Baudelaire – le journaliste et avocat Victor Cochinat, etc. La place de Clichy était proche aussi de l’atelier d’Édouard Manet, et de l’atelier de nombreux autres peintres : Laure a dû également poser pour d’autres artistes. Mais on n’est pas sûr à 100% de la reconnaître : les peintres blancs n’étaient pas familiers avec les couleurs de peau brunes ou marron, et sur certaines toiles, les traits des modèles semblent varier alors qu’il s’agissait peut-être des mêmes modèles.

Dans Olympia, Laure est centrale et peinte comme une parisienne, ce qui tranche avec les traitements « exotisant » des modèles noirs en vogue à cette époque. Denise Murrell défend l’idée selon laquelle c’est à travers la place de Laure dans Olympia que l’on peut comprendre le modernisme dans la peinture européenne.

Édouard Manet aimait beaucoup les aplats, il ne cherchait pas du tout, et même il détestait, le fini de la peinture académique. C’est intéressant de comparer Laure dans Portrait de Laure et dans Olympia. Pour Le portrait de Laure, une critique d’art a trouvé que les aplats marrons pour sa peau étaient un peu grossiers, et que la courbe de ses épaules n’avait pas l’air « finie » : elle le comprend comme une absence de maîtrise technique des couleurs de peau de Laure. Manet semble progresser ensuite quand il peint la camériste que figure Laure (Laure) dans Olympia. Elle y est représentée sur un fond vert, et non pas noir comme dans les mauvaises reproductions du tableau que l’on voit dans les livres et les cartes postales. Lorsqu’on regarde la toile au Musée d’Orsay, on découvre à quel point Laure a toute sa place. C’est d’ailleurs certainement ce qui a choqué à l’époque : le tableau présente deux travailleuses, l’une semble être camériste, l’autre prostituée, et toutes deux sont au premier plan de l’image. Il n’y a plus d’arrière-plan comme dans La Vénus d’Urbin du Titien, dans laquelle les deux caméristes sont reléguées dans le fond, près de larges coffres. Mais nous ne connaissons rien des relations entre Victorine Meurent et Laure. C’est pourquoi je n’ai pas voulu inventer de relation entre ces deux femmes dans (La bande à) LAURA. J’essaie plutôt de tirer les fils de ce que je vois dans l’image. Il est évident que Laure n’est pas traitée de façon « exotique » – les modèles noirs ont beaucoup été utilisés pour figurer une sexualité sauvage ou animale, ou représentés comme faire valoir des modèles blancs ; ou encore représentés comme des domestiques « déguisés » en objet de curiosité. Laure apparaît comme une femme employée chez une autre femme perçue, elle – aux yeux du public du 19e siècle en tout cas – comme une travailleuse du sexe. En somme, ce sont deux travailleuses parisiennes. Il y a une forme d’égalité entre elles à travers le travail, et de ce qu’on perçoit de leur classe sociale. Bien entendu, nous pouvons supposer que Laure souffrait de la perception négative et des préjugés racistes que les populations blanches manifestaient à l’égard des personnes non blanches à l’époque, mais il n’y a pas de soumission visible entre les deux personnages que Laure et Victorine figurent, qui serait due à la différence de leur couleur de peau. 

Cette toile pourrait donc être représentative du milieu artistique parisien du XIXème et de sa mixité sociale et raciale ?

Le catalogue de l’exposition Le Modèle noir (qui s’est tenue au Musée d’Orsay en 2019, ndlr) rendait justice à ce nord parisien, effectivement mixte et éloigné des représentations qu’on en a, en tout cas moi. On l’a dit : Alexandre Dumas père y vivait – il était caricaturé de façon tout à fait raciste par la presse, mais il avait aussi un succès fou. Le catalogue de l’exposition présente un grand nombre de photographies de Nadar qui montrent des artistes ou personnalités noires ou métisses noires et blanches. En France, il n’y a pas eu de ségrégation officielle – ni au 19e siècle, ni avant, ni après : de nombreuses personnes racisées ont commencé à s’installer à Paris après la seconde abolition de l’esclavage, qu’elles aient été esclavagisées avant ou non d’ailleurs. Et la France comptait déjà des populations noires ou métisses noires et blanches nées en France de toute façon. Il était important pour moi de faire état de cette mixité, à Paris en tout cas, dans le spectacle. C’est pourquoi le récit (en voix off) raconte à quoi pouvait ressembler la place de Clichy où Laure habitait, quartier composé d’artistes, d’artisans, de modèles – une population à la fois bourgeoise et modeste donc, noire, blanche, et métisse. Laure faisait partie de ce Paris, il était donc important de ne pas la présenter comme une personne racisée isolée dans un Paris blanc – et a fortiori comme une pauvre femme noire victime de l’idéologie raciste. 

Comment qualifieriez-vous votre écriture chorégraphique propre à cette mise en mouvement d’œuvres d’art convoquées au plateau ?

(La bande) à LAURA se déroule avec une grande lenteur, comme c’est le cas dans la plupart de mes pièces. La base de mon travail est constituée de marches et de manipulations d’accessoires dans un flux continu qui pourrait ressembler à un geste quotidien, si ce n’est qu’il est légèrement ralenti, et que les « accents » y sont comme gommés. La post-modern dance américaine a été très importante pour la constitution de mon imaginaire – la pièce Trio A d’Yvonne Rainer ou le travail d’Anna Halprin ont été marquants. Ce que les artistes de cette génération ont posé, c’est qu’il n’y a pas de lieux du corps plus importants que d’autres, que la face n’est pas plus importante que le dos, ni l’arrière du genou plus important que le coup de pied ; que tel geste n’a pas plus de valeur qu’un autre : c’est une façon de dé-hiérarchiser la façon dont les danseurs bougent. Pour moi, tout est danse : lorsqu’un.e performeur.se porte un oreiller, un drap ou un chien en peluche, il.elle danse. Techniquement c’est difficile, car il faut pouvoir être à l’aise avec le rapport à la gravité, à comment les transferts de son propre poids, celui de ses camarades, et des objets s’opèrent, sinon on produit des à-coups sans arrêt. Et les à-coups attirent l’attention ! Si on en crée involontairement, on produit une dramaturgie qui n’est pas celle de la pièce qu’on est en train de danser. On doit par exemple accueillir avec douceur les déplacements naturels de notre centre de gravité dans les pliés et les relevés, sans les marquer. On pourrait dire que les performeur.se.s glissent sur le plateau, passant continuellement du fond à la figure, et de la figure au fond par changements d’états de corps à peine perceptibles. Les transformations se produisent sous les yeux des spectateur.trice.s.

Comme toujours dans vos pièces, une voix-off accompagne la construction des images au plateau. Quelle place occupe l’écriture de ce texte dans vos processus ?

J’écris un texte pour toutes mes pièces, et ma méthode est toujours la même : je lis assez longtemps et je prends des notes. Je condense ensuite ce qui m’a le plus marqué – et je puise dans une grande variété de sources : de George Sand à Audre Lorde en passant par Elsa Dorlin ; d’Éric Vuillard à Pierre Bourdieu en passant par les films La noire de… d’Ousmane Sembène, ou Les statues meurent aussi » d’Alain Resnais, Chris Marker et Ghislain Cloquet. Tout ce qui me semble concerner les problématiques posées par le tableau m’intéresse. Et les problématiques posées par le 19e siècle sont gigantesques : ce siècle a été monstrueux, annonçant la monstruosité du 20e siècle. Je puise dans les mots ou les images d’autres que moi pour dire cette monstruosité-là grâce à elles/eux.

Dans votre travail, cette articulation entre écriture textuelle et chorégraphique est-elle essentielle ?

Elle m’est indispensable. J’ai l’impression que bizarrement, j’ai fait de la danse pour m’autoriser à écrire. Ce que j’aime le plus en réalité, c’est lire. Pourtant j’aime profondément la danse, et j’ai commencé à danser avant de savoir lire : à cinq ans, je voulais déjà faire des spectacles. Mais les mots écrits et la danse n’ont été reliés que tard pour moi. La question du récit était pourtant présente dès ma première pièce, en 1994 : j’avais écrit un argument, certes succinct, mais qui a préexisté à la danse. La deuxième pièce proposait un film d’animation de Lorenzo Recio en première partie, qui donnait en images l’argument du spectacle qui le suivait ; puis le même Lorenzo a écrit un récit pour mon troisième spectacle, dit sur scène par un chanteur-comédien. Je n’osais ni écrire ni performer moi-même des mots. C’est mon expérience en tant que strip-teaseuse qui a ouvert les vannes. D’abord dans un solo où je donnais à entendre le récit de mes expériences au théâtre érotique en relation avec le film Peau d’Âne, de Jacques Demy – solo que je n’ai performé qu’une seule fois et que j’ai ensuite rangé dans un placard. C’est Je baise les yeux, en 2009 avec Marianne Chargois, Gaspard Delanoë et Alice Roland, qui a fait définitivement de la parole un acte essentiel pour moi. Cela ne s’est plus arrêté ensuite, que ce soit une parole performée en live sur le plateau comme dans Je baise les yeux – une vraie-fausse conférence sur la pratique du striptease – ou en voix off, comme dans La belle indifférence en 2010. Le strip-tease a été une expérience fondamentale : elle m’a autorisée à prendre la parole.

Conception et récit Gaëlle Bourges. Avec Carisa Bledsoe, Helen Heraud, Noémie Makota & Julie Vuoso. Costumes et accessoires Gaëlle Bourges & Anne Dessertine. Lumière Abigail Fowler. Musique Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK. Régie générale, lumière, son Guillaume Pons. Photo © Danielle Voirin.

Les 8 et 9 avril 2022, Atelier de Paris – CDCN
Les 14 et 15 avril 2022, Bonlieu, Scène nationale, Annecy
Les 28 et 29 avril 2022, TANDEM, Scène nationale, Douai
Du 17 au 21 mai 2022, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine