Photo Lenio Kaklea  A Hands Turn far2018 ©Arya Dil

Lenio Kaklea, Un corps pour tant d’autres

Par François Maurisse & Wilson Le Personnic

Publié le 29 octobre 2018

Installée en France depuis une dizaine d’années, la chorégraphe d’origine grecque Lenio Kaklea développe un travail à la lisière de l’écriture / du langage et de la fiction. Tout d’abord remarquée dans les créations de Boris Charmatz et du binôme François Chaignaud et Cecilia Bengolea, la danseuse s’est illustrée ses dernières saisons en tant qu’interprète pour Alexandra Bachzetsis ou dans les performances des américains Gerard & Kelly, des artistes qui naviguent tous entre les champs de la danse et des arts visuels. Rencontre avec la chorégraphe au far° festival des arts vivants Nyon où elle présentait A hand’s turn et Encyclopédie Pratique, Portraits Choisis, deux créations qui laissent entrevoir un réseau culturel de pratiques, d’habitudes, d’actions quotidiennes, décortiquent les résistances qui s’y opposent et la matérialité des gestes qui les fabriquent.

Blind date

Quelque part dans la ville, une jeune femme nous attend. Sans connaître la teneur de cette rencontre, nous nous rendons en périphérie des rues animées du centre-ville, suivant pour seule indication l’adresse d’un ancien site industriel. Un « spectacle » pour deux spectateurs : le format est assez insolite pour aiguiser la curiosité. Adoptant un protocole similaire à celui précédant un rendez-vous médical, une hôtesse nous fait patienter quelques minutes avant de nous indiquer un chemin à suivre. Le pouls s’accélère : par qui sommes-nous attendus ? Que nous veut-elle ? Une rencontre à l’aveugle, accepter l’inconnu, ce léger déséquilibre qui donne au rendez-vous un délicieux arrière goût d’insécurité.

Créée l’été dernier au Festival d’Athènes dans les anciens bureaux de la Banque Nationale grecque désaffectés depuis de nombreuses années, la performance A hand’s turn est presenté dans des lieux empreints d’une histoire révolue. Grande et subjuguante, la danseuse nous accueille à l’entrée d’une grande salle, vide de tout décors. Elle porte une casquette jaune vif sur laquelle est brodé le mot “Athènes”, le visage encadré d’une longue chevelure brune. Nous sommes invités à pénétrer dans l’espace où sont placés quelques objets épars : un lit vétuste dans un coin, une valise dans un autre, une petite table pliable et trois chaises. La rencontre se fera ainsi dans ce lieu aseptisé, autour de ce bureau de fortune. Elle s’assoit face à nous et nous propose une lecture silencieuse.

Lecture ambidextre

Devant nous, deux piles de feuilles blanches. La jeune femme met en place une hypnotisante chorégraphie synchrone des deux mains : les indexs sont machinalement mouillé du bout de la langue avant de feuilleter simultanément chaque tas, révélant au fur et à mesure de brèves phrases dactylographiées. Celles-ci décrivent littéralement des gestes quotidiens, symboliques ou sacrés réalisés avec nos mains seules : “Je tiens mon stylo de la main droite – J’attrape mes cigarettes de la main gauche – Je vote de la main droite – Les musulmans utilisent leur main droite pour manger – Au premier de l’an, j’entre chez moi du pied droit – Sur Tinder on balaie l’écran vers la droite ou vers la gauche – Pour que deux personnes puissent se parler, il faut qu’elles aient toutes les deux balayé l’écran vers la droite – Les morts voyagent les mains croisées, la gauche sur la droite…” La chorégraphe précise : « Il s’agit d’un texte qui navigue entre mes observations quotidiennes, des citations et de la poésie, en suivant des protocoles conceptuels : comment performer ce texte ? Le faire sortir de la page et le poser dans un espace, la moitié du texte pour la main gauche, la moitié du texte pour la main droite.»

La lecture silencieuse et appliquée dure une dizaine de minutes avant que la danseuse se lève et s’engage dans un intense jeu de regards avec un miroir à main. « Travailler avec le miroir, c’est maintenir et trouver des variations de rapports avec la lecture. Le texte travaille la perception et la pratique du corps dans l’espace public comme l’espace intime, privé, personnel. » Un regard perçant, qui vient souligner l’aspect déjà désarmant de sa silhouette. « Sans construire un personnage, je voulais travailler sur des figures marginales » déclare la chorégraphe. Elle porte un large blouson blanc élimé par dessus un body chair, un jean blanc déchiré qui laisse entrevoir une peau recouverte de (faux) tatouages. Avec des vêtements de seconde main achetés chez Guerrisol (une grande friperie du quartier Barbès à Paris), sa silhouette rappelle celle des adeptes berlinois de musique techno – que l’on pourrait croiser à la sortie du Berghain le week-end – figures récurrentes des dernières performances de l’artiste plasticienne Anne Imhof. « Les espaces que je construis accompagnent et révèlent dans le corps des espaces fictionnels ». Incarner un texte, convoquer des présences, autant d’outils pour activer un espace et insister sur sa puissance performative. Pour Lenio Kaklea, plonger à la découverte d’une ville, ce n’est pas seulement emprunter ses rues, c’est aussi creuser au coeur des individus qui l’habite. Créée en mars 2018 aux Laboratoires d’Aubervilliers, Encyclopédie pratique, Portraits choisis témoigne de ce basculement vers une nouvelle forme spectaculaire – entre le documentaire et l’évocation poétique de structures culturelles vernaculaires.

Un dictionnaire des pratiques

C’est à plus de 600 km d’Aubervilliers que le projet a d’abord pris forme, sur le littoral breton, dans le petit village de Guissény qui compte moins de 2000 habitants. Lors du festival de danse contemporaine À domicile en 2016, la chorégraphe est invitée à mener un travail d’atelier avec et pour les habitant-e-s présents. Elle y élabore alors une série de 20 questions non rhétoriques qui nécessite une vraie ouverture de l’interviewé « Quand avez-vous commencé votre pratique et pourquoi ? Pouvez-vous décrire en détail votre pratique ? Quels sont les mouvements corporels qui la constituent ? Cette pratique transforme-t-elle votre rapport aux autres et comment ? Vous sentez-vous libre quand vous la pratiquez et pourquoi ? » et récolte ainsi une première série de « portraits » qui vont devenir la matrice d’un projet en devenir. Ce protocole de questions, initialement pensé pour un petit village breton trouve ensuite de nouveaux espaces d’échange en banlieue parisienne.

En résidence aux Laboratoires d’Aubervilliers, la chorégraphe arpente le territoire de la ville de janvier à septembre 2017. Située aux portes de Paris, Aubervilliers est l’une des commune populaire de la fameuse « ceinture rouge » riches de nombreuses communautés, d’origines chinoises, espagnoles ou nord-africaines. Au gré de ses multiples rencontres préméditées ou hasardeuses dans les rues, les cafés associatifs, la mission locale, les terrains de sport, les médiathèques, etc, l’artiste récolte les témoignages de près de 300 individus. Si la chorégraphe réalise un « travail de terrain » pendant plusieurs mois, elle refuse de considérer son projet comme purement anthropologique : « Il s’agissait d’utiliser des outils anthropologiques pour déplacer les limites de la chorégraphie. Qu’est-ce que l’observation ? Comment récupérer des gestes ou observer le corps social ? Comment sommes nous chorégraphié.e.s par la société, nos idéologies, nos croyances, notre travail, nos loisirs, nos amours… ?»

Devenir foule

De cette enquête de terrain sont nées trois formes autonomes et complémentaires : un film avec la philosophe Maryse Emel (qui est atteinte de Parkinson), une édition Encyclopédie pratique – Portraits d’Aubervilliers (en collaboration avec le dramaturge et commissaire d’exposition Lou Forster) et un spectacle Encyclopédie pratique – Portraits choisis. Si l’ouvrage réunit 176 pratiques individuels ou collectives (faire la fête, le graffiti, la promenade nocturne, le ménage, la musculation, le jogging, boire un verre avec ses potes, le jardinage, faire du bénévolat pour la Croix-Rouge, le sexe, etc.), le spectacle se resserre autour de six d’entre elles. La collecte et l’incarnation des réponses des habitants construit un corps pluriel, hybride, bâtard. Dans un espace aseptisé, au sol blanc immaculé la chorégraphe active en silence des pratiques les unes après les autres, au contact de cubes en mousse couleur pastel. À moitié dénudée, vêtue d’un blouson blanc aux manches détachables, les cheveux plaqués en arrière, son allure évoque celle de son précédent solo A hand’s turn. Comme un pont entre les deux performances, ce personnage continue de creuser la distance entre le spectateur et la représentation.

Pour créer un point de convergence entre ses multiples individualités, elle en déplace et fictionnalise les pratiques. Elle compose alors une série d’états, de qualités de gestes, qui débute par le simple fait d’écouter de la musique. Cette première séquence prend appui sur sa rencontre avec Saidou Balde, un habitué du café associatif dans lequel elle menait régulièrement des entretiens : « Sa présence m’a accompagnée tout au long du processus et des autres rencontres. C’est en l’observant dans cet espace public que j’ai eu envie de lui parler car il avait une manière très spécifique de se mouvoir ». D’après la pratique d’une femme qui se pèse – par précarité – dans un cabinet vétérinaire gratuitement, elle décortique l’action même de se peser. « Au cours de ce travail à Aubervilliers, de nombreuses personnes m’ont parlé de leur pratique de la prière musulmane, et je me suis intéressée au protocole des ablutions, précis et ritualisé, un lavage de certaines parties du corps, à chaque fois répété de la même manière, par tout le monde, aux mêmes heures.” La chorégraphe réalise machinalement les gestes à genoux devant une bassine d’eau, son mascara noir bave peu à peu autour de ses yeux. Un autre personnage l’a particulièrement marquée, un boxer, dont la pratique est décrite de la sorte dans l’ouvrage : « Il faut être méchant et haineux, donner des coups de poing dans tous les sens. La boxe se pratique là où il y a de la rage et de la souffrance. » Sur le plateau, la chorégraphe a fait le choix de dissocier son propre corps, et de réaliser cette séquence montée sur pointes : « c’est une pratique performative mettant en jeu à la fois la victoire et l’échec, également en écho avec mon éducation de danseuse. »

Espace cosmopolite

Si Lenio Kaklea n’établit ni ne revendique aucun lien avec sa ville d’origine, impossible cependant de ne pas dresser certaines corrélations entre les géographies d’Aubervilliers et d’Athènes : « Je suis née et j’ai grandi dans le centre d’Athènes, dans un quartier populaire. Le centre ville a été déserté par la bourgeoisie, qui est allée chercher le calme dans les banlieues. Plusieurs éléments cohabitent dans la vieille ville; beaucoup de migrants, de personnes marginales. L’architecture de ces quartiers est sinueuse, à l’image de leurs ruelles et des nombreux squats qui favorisent le mélange, l’assemblage inattendu des individus. »

Dans la métropole méditerranéenne, le dialogue est plus facile à établir : « Dans le quartier où j’ai grandi, nous étions beaucoup dans la rue et les mentalités étaient beaucoup moins peureuses qu’aujourd’hui. Je vivais un autre type de relation avec les espaces publics et les inconnus qui y trainaient. Dans le centre d’Athènes, il y a une fluidité sociale, on peut naviguer très facilement entre les quartiers riches, les quartiers pakistanais, ceux des migrants, des philippins, des indiens… j’ai appris à arpenter cette ville, à aller à la rencontre des gens dans ces rues.” Cette ouverture à l’autre et cette aisance à la conversation semble avoir permis à la chorégraphe d’embrasser sans barrière la mixité et le désordre de la métropole de Seine-Saint-Denis : “J’ai essayé d’y découvrir les pratiques invisibles, les éléments dissimulés dans ses quartiers, qui bouillonnent de manière souterraine. Sans doute mon souvenir d’Athènes m’a permis d’établir le contact plus simplement. »

Des récits chorégraphiques

La chorégraphe pratique l’écriture depuis très jeune, habitude qu’elle confie avoir développée de manière presque clandestine, en parallèle de sa formation de danseuse à l’École Nationale de Danse Contemporaine d’Athènes (SSCD) : « Il n’y avait ni espace, ni même appétence pour d’autres techniques ou d’autres formes à l’école, qui ne proposaient d’ailleurs que quatre disciplines : le ballet classique, les techniques Cunningham et Graham, et la release technique. Je pense que j’ai probablement vécu une sorte de petite répression à ce niveau là » Regrette la chorégraphe. Mais elle ne s’est pas tue pour autant. En créant sa première pièce, Matter of act en 2009, l’usage de l’écriture s’est fait naturellement : « Je n’avais aucune méthode de travail et la première chose que j’ai commencé à faire c’était prendre une feuille de papier pour écrire. C’était intuitif, presque primitif. Depuis, malgré le problème de compatibilité entre les pratiques discursives et chorégraphiques, je continue à vouloir coûte que coûte les concilier. »

A hand’s turn et Encyclopédie Pratique, Portraits Choisis témoignent chacun de ce goût pour l’interrogation des limites entre les récits qu’on se forge, fictionnels et les traces du réel : « Je trouve que le texte et la poésie sont des médiums extrêmement puissants. Je m’intéresse à ses formes, au storytelling, à ce qu’on appelle la narration. Encyclopédie pratique, avec sa méthode précise et protocolaire d’entretiens aurait pu ou aurait dû être un travail documentaire. Mais je ne souhaitais pas en rester là, je voulais réussir à trouver une façon pour que ces histoires qui racontent des fragments de réel puissent s’agencer et résonner entre elles pour en inventer un nouveau. »

Un réseau d’usages

Si le projet au long cours Encyclopédie Pratique dresse le portrait délimité d’une ville à l’aide d’une cartographie de gestes, la chorégraphe se défend d’en produire une image figée, lourde et lapidaire – une simple allégorie de la ville d’Aubervilliers. « Aubervilliers n’est pas une ville type et le spectacle n’est pas une allégorie. Aubervilliers est touchée par des crises et est au coeur d’une transformation sociale à plusieurs niveaux. Les réalités sociales d’Aubervilliers sont marquées par des phénomènes qui nous concernent tous. L’ampleur de l’enquête qui s’est faite à Aubervilliers permet aussi de questionner de manière plus large les sociétés dans lesquelles nous vivons.»

Dans la continuité de cette première étude, Lenio Kaklea a pour projet d’en délocaliser les outils, ses protocoles de dialogue et d’observation, pour explorer les transformations et les contaminations de différentes pratiques gestuelles présumément universelles à travers plusieurs villes européennes. Elle ne proposerait donc plus le portrait fractionné, fictionnalisé d’une ville en particulier mais l’inscrirait au sein d’un réseau de corrélations et de dissemblances. ​« Il n’y a pas seulement des gens qui pratiquent la prière musulmane à Aubervilliers, ni des gens qui font de la boxe, qui essaient de vaincre le capitalisme, qui aident un proche malade, qui font du théâtre, de la danse, qui font l’amour, qui font des réunions de travail ou qui prennent le café… ce sont des choses réalisées par plusieurs personnes dans plusieurs villes européennes… C’est justement l’intérêt du projet, mettre en dialogue des pratiques issues de villes et de contextes différents. » La chorégraphe entame donc un nouveau volet de son arborescence chorégraphico-anthropologique avec trois nouveaux pays qui viendront élargir sa cartographie gestuelle : l’Allemagne, la Suisse et la Grèce.

Vu au Far° Festival Nyon. A Hand’s Turn, conception, interprétation Lenio Kaklea. Collaboration artistique Lou Forster. Décor, lumière Sotiris Vasiliou. Son Éric Yvelin. Styling Yonatan Zohar. Portraits choisis, chorégraphie et interprétation Lenio Kaklea. Scénographie et costume Sotiris Vasiliou. Son Éric Yvelin. Lumières: Amaury Seval. Assistant de création Oscar Lozano. Photo A Hand’s Turn © far° Nyon / Arya Dil.