Photo Mouton

Marion Thomas, Faire troupeau

Propos recueillis par Mélanie Jouen

Publié le 4 août 2023

Autrice, metteuse en scène et comédienne, Marion Thomas réside et travaille entre Lausanne et Nantes. C’est en Suisse, à Nyon et ses alentours, dans le cadre des Récits du futur, résidence d’écriture, de recherche et de création initiée par le far° festival des arts vivants, que la jeune femme « territorialise » une enquête documentée sur l’intelligence sociale du mouton. En ressort une performance théâtrale sur les comportements humains face à la catastrophe, sur ce que peut vouloir dire « faire troupeau ».

Dans Faire troupeau, vous vous intéressez au mouton, à ses compétences comme à ce que sa figure représente dans l’imaginaire collectif. Qu’est-ce qui vous a menée vers cet animal ?

C’est une histoire de gens, de merlu et de mouton. À la fin d’une précédente pièce, Nous sommes les Amazones du futur, j’abordais une recherche menée auprès de rats femelles qui mettait en avant la prédominance de l’empathie comme stratégie de survie collective. J’ai ensuite voulu faire un projet sur les gens et sur le fait que j’aime les gens. Parce que je suis agacée d’entendre dire à la télé ou autour de moi que les gens sont bêtes, sont des moutons et qu’iels se fichent du changement climatique. Je ne crois pas que les gens n’ont rien à faire du climat, je crois que les gens ont surtout d’autres problèmes. À mon sens, cette facilité à parler des autres, à faire des généralités, relève de la fainéantise. Dans ce contexte, je me suis intéressée au fonctionnement des troupeaux, des troupeaux de moutons, car les moutons ont la réputation d’être suiveurs, stupides et sans esprit critique. Parallèlement, pour le TU-Nantes, j’ai suivi le travail de l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) pendant trois ans et je me suis penchée sur le merlu qui, à cause de la surpêche, ne dépasse pas l’âge de cinq ans. Comme on voit ce poisson uniquement mort et découpé en rectangle blanc, j’ai fait une performance pour visibiliser enfin le merlu : Merlu moyen. Le mouton, comme le merlu, ne fait pas partie des animaux charismatiques, à propos desquels on fait des recherches, pour lesquels on dépense de l’argent, mais qui sont en voie d’extinction, le plus souvent. Dans Composer avec les moutons – Lorsque les brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre (Éditions Cardère, 2016), Vinciane Despret et Michel Meuret évoquent Thelma Rowell, une primatologue qui a cessé d’étudier les singes pour étudier les moutons. Il y a une différence entre les animaux qui peuplent notre quotidien et ceux qui habitent notre imaginaire collectif, un imaginaire qui peut desservir la cause animale. C’est donc en partant de mes interrogations sur la « fainéantise » de généraliser « les gens » que je suis arrivée au mouton.

Kit de survie en milieu masculiniste – 2022 est une balade sonore qui met en jeu une femme en contact avec un homme « incel », célibataire involontaire. Nous sommes les Amazones du futur – 2022 projette au futur la vie d’une jeune terrienne. Faire troupeau questionne les comportements collectifs face à la menace. Qu’est-ce qui vous pousse à aborder théâtralement ce qui relève des stratégies de survie ?

Je suis devenue éco-anxieuse mais je me démène pour trouver de quoi garder espoir, de quoi imaginer un futur qui puisse être brillant, empathique et chouette. Ce qui m’intéresse, c’est de partager avec les gens ce qui me donne de la force. Dans Nous sommes les Amazones du futur, j’ai transmis toute la collection des lectures qui m’ont fait du bien. C’est pareil pour Faire troupeau. En ce moment, je lis Un paradis en enfer de Rebecca Solnit à propos des Disasters Studies aux États-Unis, au sein desquelles des chercheureuses étudient les comportements des foules pendant et juste après une catastrophe naturelle ou une guerre. Le récit intégré sur « les gens » qui s’entretuent et deviennent hystériques n’est qu’un narratif car c’est l’entraide qui prédomine le plus souvent. Évidemment il y a des inégalités structurelles face à la catastrophe mais il semble qu’il y ait toujours des réseaux de solidarité qui franchissent les barrières sociales. Toutefois, se pose la question de savoir si le changement climatique peut être considéré comme une catastrophe naturelle. Puisque le climat se dégrade sur plusieurs années et que la catastrophe n’est pas un « événement » qui dure quelques heures, comme c’est le cas pour un tremblement de terre, une inondation ou un incendie.

Pour ce faire, vous créez des fictions documentées scientifiquement, historiquement. Comment œuvrez-vous de la recherche à l’écriture ? 

Je suis une chercheuse : lorsque je définis un sujet, je lis beaucoup d’essais et de publications scientifiques, que celles-ci soient en français ou en anglais. En passer par la science permet de discréditer des généralités, et de s’intéresser à l’émergence des connaissances, qui est parfois tristement influencée par l’économie et les conditions de travail. Je lis, je rencontre et parallèlement, j’écris toujours énormément. Ensuite je fais des improvisations au plateau à partir de ce que j’ai appris, jusqu’à ne conserver que 20% des premiers textes. Je travaille avec un ou une collaboratrice par projet mais j’aimerais pouvoir travailler avec une personne différente à chaque résidence de création.

Vous travaillez des formes hybrides, non spécifiquement théâtrales – à travers la performance, la conférence etc. – quelle forme prendra Faire troupeau ? Sur quelle dramaturgie s’appuiera le texte ?

J’ai eu envie d’inviter le public à faire troupeau mais il me fallait trouver une ruse pour qu’il fasse troupeau sans moi. En tant que performeuse, en étant à côté du groupe, j’apparais forcément comme la figure de la bergère ou de la prédatrice. Alors, dans cette forme non définitive que je proposerai au far° festival des arts vivants, pour faire en sorte que le public existe en tant que groupe, je projette tout d’abord des phrases à l’écran. Cette forme diapositive est intéressante parce qu’elle contraint l’écriture dramatique en imposant des phrases courtes, ramassées, sans aucune hésitation. Les gens vont donc lire, seuls, jusqu’à ce que j’arrive. Mon truc c’est d’essayer de provoquer de l’émotion par la connaissance, en passant par l’humour. Je crée des petites pastilles de fiction, j’emploie de la musique, des vidéos, j’intègre des micro-événements pour rythmer et structurer la pièce. Plus tard dans la création, j’aimerais travailler avec une ou plusieurs musiciennes au plateau et ça pourrait être participatif, mais ce n’est pas fondé sur la participation. Mon idée serait de proposer une expérience émotionnelle aux gens et de les amener à ressentir qu’ils peuvent être bien ensemble.

Vos fictions traitent de préoccupations sociétales comme le sexisme et l’écologie. Afin de les écrire, vous puisez aussi bien dans la culture populaire – les jeux vidéo, Internet – que dans les récits éthologiques. En quoi la diversité de ces matériaux contribuent à déployer ces récits auprès d’une diversité de publics ?

Je suis une vraie geek : je consacre une part importante de ma vie aux jeux vidéo. Le fait de jouer au moins 2h par jour, et de baigner dans cette culture a une influence sur la manière dont je m’intéresse aux sujets qui m’intéressent. Sur Internet, on aborde souvent un sujet par la petite lucarne, par exemple à partir de l’hyper-subjectivité qui règne dans les forums, où « les gens » ont la possibilité de s’exprimer. Tout y est toujours ambivalent : à la fois très génial et très malsain. Ça m’évoque le rapport au « vivant » dont le spectacle s’est emparé, à propos car il y a un enjeu, une urgence, mais quelque chose manque dans le rapport que l’on dépeint entre les humains et les animaux : c’est la violence, la souffrance qui le fonde. L’amour qu’on peut avoir pour ces formes de vie qui disparaissent est légitime mais il y a aussi une responsabilité à ré-inventer. Pour en revenir à Internet, je suis fascinée par les relations très fortes qui peuvent naître entre les gens, des mouvements de solidarité ou de coopération que j’aimerais bien recréer au théâtre. Ce qui m’intéresse c’est aussi cette forme de virtualité que prend mon amour des gens : bien que je veuille faire un projet sur les gens, j’envisage de ne mettre personne sur le plateau ! Et puis enfin, je me suis demandée comment faire société avec des gens qui ne partagent pas nos idées, comment on pourrait entraîner l’empathie comme un muscle pour toujours maintenir une forme de dialogue. Dans les imaginaires liés aux changements climatiques, et surtout dans le milieu artistique, on trouve beaucoup celui des éco-lieux, c’est-à-dire de la fuite des villes vers la campagne. J’ai envie d’interroger ce qu’on fait des villes : n’y a-t-il pas aussi une force à inventer dans le groupe, la société, la ville ? J’ai l’impression que ce sont des angles morts dans l’imaginaire Harrawayen, Despretien. Finalement, c’est l’altérité qui m’intéresse.

À propos du « vivant » et des « nouveaux imaginaires » autour de la relation humain-animal, est-ce que ce retournement du point de vue dominant, cette interrogation de l’oublié, du négligé, serait issu de votre point d’origine ?

Oui, certainement. Je suis née à Évry, en banlieue parisienne et j’ai vécu 18 ans dans un quartier difficile. De mon côté « prolo » de l’Essonne, issue d’une famille ouvrière, je garde le désir de faire du théâtre exigeant mais populaire, qui peut être vu par tout le monde, joué hors des théâtres. J’essaie de garder un esprit critique et la conscience que, lorsque les institutions bénissent une forme de fiction ou de théâtralité, il y a danger car cela annihile les forces. Je pense que dans le milieu bourgeois du théâtre, il faut faire attention aux fictions que l’on développe quand on dit qu’il faut renouveler les imaginaires. Dans Vivre avec le trouble, Donna Harraway propose de s’hybrider avec le papillon monarque et moi, dans Les Amazones du futur, j’imagine que je m’hybride avec un rat pour déconstruire ce romantisme et parce que dans le futur, nous côtoierons plus de rats que de papillons. Je trouve qu’on a du mal à faire du théâtre un endroit politique, je veux dire, un endroit où il y a des débats et des désaccords… J’ai un peu le fantasme de l’agora, où on pourrait parler entre spécialistes et néophytes.

Dans le cadre du programme Les Récits du futur mis en œuvre par le far° festival des arts vivants, vous avez mené un important travail sur le territoire de Nyon. Pourriez-vous présenter ce programme et les rencontres que vous avez faites dans ce cadre ?

Il s’agit d’un dispositif initié par Anne-Christine Liske, la nouvelle directrice du far° festival des arts vivants, en partenariat avec le Centre de Compétences en durabilité de l’Université de Lausanne où j’ai rencontré un chercheur qui travaille sur les imaginaires du futur ; un chercheur qui travaille sur « les leaders au sein des troupeaux de moutons » ; et une chercheuse qui travaille sur les émotions collectives et le militantisme. J’ai également rencontré Eva, une bergère qui habite près d’Yvernon-les-Bains, et son troupeau de 250 brebis. On en sait beaucoup sur le comportement des brebis mais peu sur celui des moutons car 95% des mâles sont tués avant leur trois mois. J’ai appris que c’est toujours la brebis la plus vieille qui dirige le troupeau, sans jamais donner d’ordre. N’oublions pas que le mouton n’existe pas, l’humain l’a créé. À l’état sauvage, le mouton ne pourrait survivre. Son cousin le plus proche, le mouflon, ne vit pas en troupeau, n’a pas de laine qui pousse toute l’année, possède d’énormes cornes, court vite et peut donc se défendre. Dans la pièce, je raconte l’histoire de Baarack, un mouton australien retrouvé après s’être perdu dans une forêt pendant cinq ans. Il avait plus de trente-cinq kilos de laine non tondue et peinait à se déplacer. Sans l’aide d’un humain, un mouton ne peut rien faire.

L’intelligence sociale est la compétence première du mouton. Quelles sont les potentialités de celle-ci dans un futur « forcément dévasté » par les catastrophes climatiques ?

En étudiant les moutons, je me dis que l’empathie et la gentillesse demandent de l’effort, que la cohésion se travaille et que la fainéantise se situe du côté de la méchanceté. Les moutons ont des comportements qu’on ne trouve chez aucun autre animal. Leur compétence essentielle est l’entraide et la coopération, car ils savent que c’est leur seul moyen de défense. Les moutons mettent constamment la démocratie en action : ils « discutent », font des compromis, s’accordent. En Écosse, les moutons vivent par deux ou trois en se regroupant par affinités, entre mère et fille mais aussi entre amis, partageant l’éducation des plus petits. Les moutons vivent en troupeau uniquement lorsqu’il y a des prédateurs et dans un élevage, les prédateurs c’est nous. En regardant vivre le mouton, peut-être que ça fera naître chez les gens la conscience qu’elles ou ils peuvent nourrir ces valeurs. Je rapproche ce projet du solarpunk, ce mouvement artistique qui tient compte du changement climatique et prône une science-fiction optimiste : qu’est-ce que ça donnerait si l’empathie et la gentillesse prenaient le pas sur tout le reste ? Imaginons que tout se passe mal mais que nous réussissions à préserver une part de notre humanité ?

Faire troupeau, conception, écriture et jeu Marion Thomas résidence et soutien à la production far° Nyon soutiens ORIA – Observatoire sur les récits et imaginaires de l’Anthropocène – Centre de compétences en durabilité (CCD), Université de Lausanne, Fonds culturel de la Société Suisse des Auteurs (SSA), Fondation Casino Barrière Montreux remerciements Justine Jacquemart; Bob Martin; Eva Prochet; Pascal Viande; Pascal Bodin, Service de l’environnement, Ville de Nyon; Julia Nerfin, WWF Vaud. Photo DR.

Faire troupeau est présenté le 13 août au far° festival des arts vivants à Nyon