Photo Elephant5 c Tala Hadid   Compagnie O scaled

Bouchra Ouizguen, Éléphant

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 novembre 2023

Inspirée par les répertoires musicaux en langue arabe, Bouchra Ouizguen développe depuis de nombreuses années une recherche qui réinvestit des pratiques traditionnelles et populaires à l’aune d’une lecture contemporaine. Avec sa dernière création Éléphant, la chorégraphe explore et revisite l’héritage musical des Laâbates, groupe d’artistes femmes invités habituellement pour animer des fêtes traditionnelles et familiales au Maroc. Dans cet entretien, Bouchra Ouizguen partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’Éléphant.

Bouchra, vous avez commencé à danser en autodidacte il y a plus de vingt ans au Maroc puis vous avez tracé un parcours singulier dans le paysage chorégraphique. Pourriez-vous esquissez les motivations de cette trajectoire transversale ?

Ce qui m’a motivée depuis plus de vingt ans à danser au Maroc et puis, par la suite, avec notre compagnie ici comme ailleurs, fut le désir fort d’autonomie, de liberté. Quand je parle de liberté, j’espère ne pas être enfermée dans un genre ou une géographie. Grandir en voyant des injustices sociales m’a choquée dès mon plus jeune âge. La danse fut un moyen pour moi de m’exprimer, de m’extirper de ma condition et parler de celles des autres. J’entends donc par liberté, évoluer comme un être libre de ses choix, de ses chemins, de ses rêves comme de ses espoirs tout en disposant de moyens pour vivre dignement. Dans un pays où il y avait tout à construire avec peu de moyen, ce rien et ce tout fut une de mes plus belles aventures. J’y ai vu un formidable champ de possibles. Depuis sa création en 2010, ma compagnie O n’a jamais reçu de subventions dédiés aux compagnies. Nous essayons d’inscrire notre travail à travers d’autres formats économiques. Ne pas dépendre, être un jour ici et peut-être ailleurs demain est pour moi une bouffée d’oxygène. C’est ce sentiment qui est présent à chaque fois et qui est nécessaire pour commencer une nouvelle aventure créative, avec une temporalité qui nous est propre et qui peut s’étirer.

La musique, le chant, la voix, sont des éléments essentiels dans votre travail. Votre recherche s’appuie sur plusieurs courants musicaux, notamment issus de la culture populaire marocaine. 

Je m’intéresse autant aux courants musicaux marocains qu’à ceux d’ailleurs. La musique rassemble : c’est une langue que tout le monde comprend sans avoir à la parler. Plus jeune, pendant mon apprentissage de la danse contemporaine, l’enseignement musical ou le chant m’a beaucoup manqué dans les cours. Dès que j’ai terminé ma courte formation en danse contemporaine, j’ai pris mon sac à dos et je suis partie sillonner le Maroc pendant trois ans pour en apprendre davantage sur les répertoires musicaux en langue arabe. À l’époque, j’avais trouvé très peu d’écrits, un ou deux documentaires, rien au théâtre. Je ne savais pas encore ce que je souhaitais faire avec les matériaux que je récoltais au fur et à mesure : des archives écrites ou audios, un documentaire, un spectacle…. Le plus important pour moi était d’abord de comprendre et d’apprendre. Cette recherche sur les chants arabes – car il y a aussi d’autres répertoires en langue berbères – m’a amené à rencontrer des troupes d’artistes femmes qui m’ont énormément nourrie. Puis lorsque j’ai commencé à travailler sur mes propres créations, c’est naturellement que je me suis rapproché de ces femmes. Elles sont depuis présentes dans toutes mes créations. Nous avons en commun un répertoire musical extrêmement riche et chaque processus est pour moi l’occasion d’explorer cet héritage.

Pour votre dernière pièce Eléphant, vous avez travaillé à partir du répertoire musical traditionnel des Laâbates, des chanteuses traditionnelles qui animent des fêtes au Maroc. Pourriez-vous nous présenter ces femmes ?

Ce terme désigne généralement les groupes féminins qui animent les fêtes pendant les mariages et les célébrations familiales telles que les naissances et autres cérémonies. Chaque groupe prend le nom de sa région et de sa tribu. Le répertoire de ces groupes de femme est constitué de musique traditionnelle profane et sacrée et se distingue par son caractère percussif et leur musique polyrythmique. Ce qui m’a intéressé dans ces musiques, ce sont les chants profanes et sacrés qui parlent de la nature qui nous entoure, de la vie. Ils abordent, sous formes de récits chantés ou de poésies, des thématiques sociétales. Ces contes et chants sont finalement universels.

Quelles ont été les principales notions que vous avez souhaité aborder avec cette création ?

Avec Éléphant, j’ai exploré les notions d’attache et de perte, les liens que nous pouvons avoir avec les personnes qui nous sont proches (nos parents, nos enfants, nos amis) ou avec notre terre et nos biens, lorsque nous perdons ce que nous pensions posséder et que nous nous retrouvons juste avec ce que nous portons sur le dos et l’environnement qui nous entourent (la nature et les animaux). Les attaches que nous gardons à notre passé, aux souvenirs de notre enfance et le sentiment de perte qui est inhérent à cette mémoire. Mais Éléphant ne se résume pas uniquement à cette notion de perte que je vois comme un cycle naturel de la vie. Cette pièce aborde également l’espoir de jours joyeux, de célébrations, de naissances, de vie, le temps du printemps, de la pluie qui nettoie, des récoltes, de la nature, des liens qui nous rassemblent…

Comment avez-vous composé votre équipe et initié le travail ensemble ?

Ce casting n’était pas celui que j’avais imaginé au départ… Lorsque j’ai commencé à conceptualiser ce projet, je voyais une équipe très hétéroclite, avec un casting qui mélange des interprètes de différentes générations, origines et genres. Mais la pandémie en a décidé autrement. Même si l’équipe est aujourd’hui constituée uniquement de femmes, leur genre n’a pas conditionné cette recherche. Ce sont de magnifiques artistes, des chanteuses et performeuses, et c’est pour ces raisons qu’elles ont été choisies. Je suis arrivée en studio avec quelques idées puis d’autres ont émergé du travail ensemble, des échanges que nous avions. Je vois le processus d’Éléphant comme la préparation collective d’un plat dont j’ai oublié la recette mais pour lequel nous avons chacune rapporté des ingrédients. Nous avons travaillé à partir de chants existants, changé des mélodies, étiré le temps, etc, nous avons aussi inventé de nouveaux chants… Même si l’exercice n’est pas simple, je souhaitais expérimenter la pratique du chant et de la danse en jouant d’un instrument. Croiser ces pratiques a permis de trouver de nouveaux matériaux : des mouvements ont inspiré une mélodie, un chant a inspiré une danse, etc.

Une grande partie du processus d’Éléphant s’est déroulé en extérieur. Comment ce contexte a-t-il inspiré votre imaginaire de travail ?

Nous avons travaillé dehors car nous n’avions pas de studio de danse où répéter. Les processus de création sont pour moi les moments les plus intéressants dans la trajectoire d’une pièce : ces mois de vie avec une équipe mettent à jour des liens, une confiance qui s’ébranle et qui se construit. Tant de matières qu’on laisse de côté et que l’on finit par condenser en si peu de temps, une heure de spectacle. Pour Éléphant, je me suis saisi de cette difficulté pour faire de la montagne un lieu d’inspiration. J’ai considéré cette nature plus grande que nous comme un lieu d’échanges. Chacun des lieux de répétitions a ainsi imprégné notre travail : une ferme à la montagne entourée d’oliviers, les réveils à l’aube pour réaliser de longues marches, la végétation, les paysages, les animaux, le sol sur lequel nous dansions, les couchers de soleil et les feux le soir… Chacune de ces expériences nous a modifiés.

Direction artistique Bouchra Ouizguen. Danseuses et chanteuses Milouda El Maataoui Bouchra Ouizguen Halima Sahmoud Joséphine Tilloy. Scénographie lumineuse Sylvie Mélis. Régie lumière Gaspard Juan. Régie son Chloé Barbe. Administration, production Mylène Gaillon. Photo Tala Hadid.

Éléphant est présenté du 14 au 17 novembre au Théâtre Vidy Lausanne