Photo Anna Spectateur

Daphné Biiga Nwanak & Baudouin Woehl, Maya Deren

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 26 décembre 2023

Inspiré par le travail et la figure de Maya Deren, personnalité majeure du cinéma expérimental américain des années 1940 et pionnière de la vidéo-danse, Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl imaginent une plongée dans les écrits de l’artiste pour questionner le statut des images et quels rapports nous entretenons aujourd’hui avec elles. Dans cet entretien, Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl partagent les rouages de leur recherche et reviennent sur le processus de leur création Maya Deren.

Daphné, Baudouin, vous travaillez ensemble depuis 2020. Pourriez-vous revenir sur votre rencontre et partager les réflexions qui animent votre recherche artistique ?

Nous nous sommes rencontré·es à l’École du Théâtre National de Strasbourg. Daphné avait été sélectionnée au Festival Danse élargie, pour une performance sur laquelle elle était complètement perdue et cherchait un coup de main. Nous avons réécrit ensemble l’extrait qui allait être présenté et nous nous sommes vraiment beaucoup amusé·es. Nous nous sommes découverts des goûts communs, des choses que nous recherchions au théâtre et dont nous n’avions encore jamais parlé. A partir de là, nous avons voulu continuer ensemble. Lors de nos premières discussions, nous nous sommes rendu compte que nous avions tous les deux fait de la recherche en philosophie, à Paris, à la même période et sur des sujets complémentaires. Nous avons voulu les tisser ensemble sous la forme d’une recherche sur l’Histoire des émotions, que nous menons depuis maintenant trois ans et que nous avons partagée sous forme de séminaire dans différents théâtres. L’idée de départ était assez simple : certaines émotions ayant existé par le passé ont aujourd’hui complètement disparu et nous avons fait le pari que le théâtre permettait de les retrouver par le jeu des acteur·ices. Sans être nostalgiques ou réacs, nous voulions retrouver dans ces émotions des moyens d’expression, des manières de vivre, des rapports au monde qui pourraient nous manquer aujourd’hui. Une recherche théorique qui répondait à un besoin intime. Petit à petit, nous avons cherché à nommer ces émotions historiques lorsqu’elles n’avaient pas encore été baptisées, mais aussi à en inventer de nouvelles. C’est une enquête qui nous a permis d’aller contre l’idée du bon jeu d’acteur·ice, car elle autorise à « jouer bizarre », à aller chercher des émotions impossibles. C’était aussi au départ pour nous une manière de répondre au scepticisme des gens qui pensent qu’au théâtre l’émotion empêche de réfléchir, tandis que nous pensons que rire ou pleurer avec les autres peut être une opération, une stratégie. L’émotion est pour nous le lieu même de la pensée, du politique, du social, de la subversion.

Votre nouvelle création Maya Deren a pour point de départ le travail de Maya Deren, personnalité majeure du cinéma expérimental américain des années 1940 et qui a beaucoup œuvré dans le milieu de la danse contemporaine. Pourriez-vous retracer la genèse de Maya Deren ?

Cette rencontre avec le travail de Maya Deren s’est un peu faite par hasard. Tout commence avec cette performance dont le principe était de décomposer et recomposer le clip vidéo Single ladies de Beyoncé. Nous cherchions un titre qui puisse nommer l’opération de montage que nous utilisions au plateau. En faisant des recherches très succinctes sur la vidéo danse, nous sommes tombés par hasard sur le nom de Maya Deren, réalisatrice qui a théorisé cette technique de montage. Nous avons gardé son nom, ayant en tête L’effet Koulechov, nous voulions évoquer un effet Maya Deren. À ce moment, nous ne nous intéressions pas réellement à son œuvre ni à sa vie, l’enjeu était purement esthétique, c’était en 2018. Puis plusieurs évènements nous ont amené·es à voir les choses différemment, notamment le resurgissement de la guerre en Europe avec l’invasion du territoire ukrainien, un pays que Maya Deren a fui il y a un siècle en raison de l’antisémitisme et des pogroms. Mener cette recherche durant ces évènements nous a permis de les regarder plus frontalement, très littéralement. De sortir de la sidération, d’essayer de les aborder en tant qu’artistes. Cela nous a amené·es à nous intéresser un peu plus à sa biographie, la guerre ayant eu une influence extrêmement forte sur son travail. Tout à coup nous comprenions mieux certaines choses. Son principal essai, sur lequel la pièce s’est ensuite portée, s’ouvre sur la question de la bombe atomique et interroge la grande excitation que nous éprouvons à certaines époques devant des images violentes et extrêmes, notamment issues de la guerre. Nous avons rapproché ces propos du rapport que nous entretenons avec les images du réel aujourd’hui, notamment issues des flux d’informations, de Youtube, de Google Streetview, d’Instagram, etc. L’écriture de la pièce s’est développée à partir de là, en partant de Beyoncé pour nous guider vers Maya Deren… Rétrospectivement, nous nous sommes aperçu·es que cette pièce, comme notre précédente, Lecture américaine, se questionne sur le statut des images. C’est une obsession que nous avons, une question qui revient souvent entre nous. Peut-être parce qu’on se dit qu’il faudrait apprendre à regarder des images comme on a appris à lire, surtout quand on voit la place qu’elles ont prises dans nos vies, la manière dont elles nous affectent… Maya Deren c’est aussi un très joli nom de figure dramatique moderne, un peu comme on dirait Hedda Gabler ou Petra Von Kant. C’est aussi ce qui nous a donné envie d’écrire une fiction. C’est peut-être aussi pour cette raison que par la suite, on nous a prêté l’intention de chercher à mettre en scène la vie et les œuvres d’une artiste-femme qui aurait été oubliée par l’Histoire. Bien sûr, Maya Deren a été minorée parce qu’elle était une femme, mais elle l’a d’abord été parce qu’elle était expérimentale et c’est à ce titre que nous nous reconnaissons en elle.

Comment avez-vous engagée la réflexion et la conception de Maya Deren ?

Lorsque nous avons décidé de présenter les écrits de Maya Deren sous forme de pièce, nous nous sommes dit qu’il était très difficile de transmettre un tel matériau théorique sans tomber dans une conférence, ce que nous ne voulions surtout pas. Nous avons été marqué·es par la lecture de l’ouvrage Les mots et des torts du philosophe Jacques Rancière, qui redonne ses lettres de noblesse à la fiction en expliquant que dans les faits, il n’existe aucune différence ni hiérarchie importante entre les textes théoriques (la philosophie, l’histoire, l’anthropologie, la sociologie,) et les textes narratifs (le théâtre, le roman, la bande dessinée, le scénario, etc.), seulement des écarts portant sur la manière de dire et qui peut la comprendre. En un sens, la fiction accueille plus de public et peut être comprise à tout âge, peu importe le niveau d’études, de culture, etc.  Il faut aussi dire qu’elle offre un grand plaisir de jeu, ce qui est important pour nous. Notre adaptation a donc consisté à traduire de la théorie très complexe en une fiction à performer, d’où cette jeune femme qui vit un chagrin d’amour et se transforme petit à petit en caméra…

Maya Deren est présentée comme une pièce « interdisciplinaire » au croisement du théâtre et de la danse, évoquant le cinéma. Comment s’entrecroisent ces différents médiums dans votre dramaturgie ?

À vrai dire, nous disons « interdisciplinaire » car c’est le mot qui est utilisé mais nous nous passerions bien de définir ce que nous faisons. Le problème avec le fait de dire qu’une pièce est « interdisciplinaire » ou encore « performative », c’est que cette catégorie donne l’impression que ce n’est pas vraiment du théâtre ou pas vraiment de la danse, c’est refuser que les médiums ont évolué depuis longtemps. Est-ce qu’Einstein on the beach de Bob Wilson ou Le Camion de Marguerite Duras étaient interdisciplinaires ? On ne sait pas. L’enjeu reste celui de la représentation. Nous aimons que le plateau soit un endroit qui accueille un ensemble de gestes qui participent d’une même forme. Cela consiste pour nous à penser des formes dans les interstices des médiums avec lesquels nous travaillons : théâtre, musique, danse, etc. Par exemple, dans la séquence qui ouvre la pièce, Anna invite un·e spectateur·ice à venir la regarder depuis la scène. Cette situation crée un double spectacle, un solo chorégraphique regardé par une personne et un dialogue en aparté regardé par toute la salle. Ce sont deux représentations chorégraphiques et théâtrales canoniques, mais l’important reste la situation qu’elles créent. Ce qui nous intéresse en créant des pièces, c’est cette tâche un peu trop grande qu’on se donne et qui consiste à trouver de nouvelles formes au sein de médiums bien définis et installés. De fait, ça demande de les tordre un peu, de les utiliser autrement. Quand on va voir du côté de l’Histoire de l’Art, c’est fou de penser à toutes les peintures qu’il a fallu, à toutes les techniques éprouvées avant qu’apparaisse réellement l’abstraction… C’est peut-être ce qui nous excite le plus : chercher de nouveaux moyens de nous exprimer.

Pourriez-vous revenir sur le processus de création Maya Deren ?

En observant le clip de Beyoncé, nous nous sommes aperçu·es que certaines de ses séquences reprennent de grands principes chorégraphiques et cinématographiques de la danse filmée, dont l’Histoire a majoritairement été nourrie par des femmes dansant en solo. Nous avons voulu faire d’elles les Single ladies dont parle la chanson. Nous sommes parti·es de Beyoncé, pour évoquer Martha Graham, Doris Humphrey, Yvonne Rainer, etc. Nous mettions en évidence cette lignée, pour reprendre le concept d’Isabelle Alfonsi, afin de révéler les conditions dans lesquelles ces danses ont été filmées, notamment d’un point de vue socio-économique. Concernant spécifiquement ces danseuses, il s’agit toujours de vidéos en noir et blanc, documentant des femmes qui dansent seules, parfois sans studio ou sans compagnie, sur des lits d’hôpital ou en extérieur, les danses non académiques qui seront celles de la modernité. Est-ce comme cela qu’est née cette époque ? Nous pensons un peu romantiquement qu’elles se sont filmées, à un moment où le médium vidéo n’était pas aussi considéré, pour déjouer l’oubli auquel elles étaient promises. C’était avant YouTube, plateforme où nous avons découvert la plupart de leurs travaux. Nous avons bien sûr conscience que le rapprochement avec Beyoncé est raide. Aujourd’hui, les questions de domination sont très sensibles et la pièce met en parallèle une star planétaire, issue de l’industrie de la pop dont le champ est connu pour piller des artistes beaucoup plus précaires. Or Beyoncé est aussi une figure œuvrant à la reconnaissance de danses populaires noires exclues des circuits institutionnels, milieux de pouvoir historiquement blancs. Qu’est-ce que ces danses ont à se dire ? Et que dire du fait qu’elles se rencontrent sur Internet, où toutes les images sont mises à égalité ? Par ces questions nous continuons à tirer le fil secret entre nous et Maya Deren qui, en pionnière, a aussi beaucoup travaillé sur la représentation de danses dites noires. C’est un sujet aussi délicat que passionnant, qui à notre sens n’est pas aussi nouveau qu’on veut le croire.

Comment envisagez-vous cette articulation entre culture savante et populaire ?

En reprenant le principe du « démontage », tels que ceux qui sont faits des clips de Beyoncé en ligne, nous nommons le fait que c’est aussi par Beyoncé que nous avons découvert et compris des figures de l’art « officiel ». Nous mettons en tension la question de l’accès aux images, aux œuvres, et la manière dont cela conditionne des rapports de domination. Une partie du problème se situe bien sûr dans la manière dont le monde culturel dont nous faisons partie organise et distribue la réception. Lors des répétitions, la question s’est souvent posée au sein de l’équipe. Pour Anna, qui est danseuse, les noms de la plupart des chorégraphes cités dans la pièce étaient plus qu’évidents, peut-être même trop, tandis que toute une partie de l’équipe n’en avait jamais entendu parler et trouvait parfois qu’elles étaient des références excluantes. C’est à ce moment que nous nous sommes rappelé tous·tes les artistes qui, tout en étant exigeant·es, nous ont ouvert des mondes avec sensibilité, décontraction et humour, et qui de cette manière ont réussi à introduire de l’autre en nous. Il faut être optimiste sur la curiosité du public et si elle n’est pas là, nous pouvons la susciter. C’est aussi à cela que les émotions servent, ce en quoi elles présentent des stratégies. Si on ne saisit pas tout de suite qui est Yvonne Rainer, ou si on ne retient pas le nom de Martha Graham à la fin de la pièce, on comprend au moins que la danse contemporaine existe, on s’interroge sur ce qu’elle nous fait (sentir, voir, penser, etc.) et on décide de continuer à la fréquenter ou non. C’est déjà pas mal.

Maya Deren, vu au Théâtre de la Cité internationale. Mise en scène, dramaturgie, texte et costumes Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl. Avec Daphné Biiga Nwanak et Anna Chirescu. Assistante à la mise en scène Wanda Bernasconi. Scénographie Arthur Geslin. Création lumière César Godefroy. Création son et régie générale Foucault De Malet. Photo Mathilde Delahaye.

Maya Deren est présenté du 29 février au 4 mars au T2G Théâtre de Gennevilliers