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Flora Detraz, HURLULA

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 octobre 2023

À la croisée du mouvement et de la voix, la danseuse et chorégraphe Flora Detraz sonde les profondeurs de son corps, à la recherche de forces vibratoires et de nouveaux imaginaires. Entre hurlement et hululement, sa nouvelle création HURLULA explore le cri, jet sonore explosif relié aux émotions profondes, de la rage à la terreur, en passant par le plaisir et l’extase. Inspirée par différentes figures mystiques et mythologiques d’oracles, la chorégraphe nous entraîne dans une traversée fantasmagorique peuplée de références expressionnistes, entre concert expérimental et performance dansée. Dans cet entretien, Flora Detraz partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’HURLULA.

Flora, vous développez depuis une dizaine d’années une recherche qui s’articule autour des liens entre la voix et le corps. Pourriez-vous retracer comment cette recherche s’est déployée au fur et à mesure de vos projets ?

Cette recherche a commencé par la nécessité de retrouver le vivant dans mon corps. À travers la vibration de la voix, je retrouvais l’accès au plaisir des sensations, perdu sans doute après de nombreuses années de formation de danse académique. J’ai grandi dans une famille de musicien·es et j’ai toujours beaucoup chanté à la maison. Au lycée, mes grandes amies étaient chanteuses et j’ai eu l’idée de chorégraphier une pièce pour elles. Ça a été ma première pièce, Peuplements, créée en 2012. Dans une atmosphère beckettienne de répétition et d’enfermement, quatre chanteuses lyriques interprètent des canons a capella – d’époques baroque et contemporaine – en répétant inlassablement des parcours et des tâches obsessionnelles, jusqu’à ce que le système de cette micro-société lâche. Ça a été une expérience extraordinaire et le début de ma recherche en lien avec la voix. J’ai ensuite eu besoin d’explorer la voix dans mon propre corps, à partir des questions suivantes : comment la voix a-t-elle le pouvoir de transformer le corps, de le faire devenir autre ? Sans aucun autre artifice que le travail de la vibration de la voix, en dialogue avec celui du mouvement, comment mon corps devient le terreau de grandes traversées d’imaginaires ? J’ai créé mon premier solo Gesächt en 2014, à partir de la figure fascinante du baryton allemand Dietrich Fisher-Dieskau, dont les gestes et les expressions me rappelaient de véritables expériences de transe. A rebours de l’expressionnisme de Gesächt, j’ai créé mon deuxième solo en 2016, Tutuguri. J’y explore, cette fois-ci, la dissociation entre la voix et le corps. Dans l’étrangeté du corps ventriloque, je trouve un espace de liberté où s’engouffrent toutes sortes de figures humaines et non-humaines. C’est à partir des matières qui émergent de ces soli que je constate que la voix a le pouvoir de rendre le corps multiple, complexe, contradictoire et, par là-même, d’exploser les représentations figées et stéréotypées qui l’aplatissent. Dans la pièce Muyte Maker, créée en 2018, j’ai questionné la représentation des corps féminins et les clichés qui l’accompagnent. Quatre femmes, aux allures de nymphes fleuries et fruitées, entonnent, avec une joie excessive et cynique, des chansons polyphoniques de la Renaissance. Avec ma dernière pièce Glottis, trio créé en 2021, ma recherche s’est axé sur la dimension ésotérique de la voix. Impalpable, invisible et inodore, la voix nous traverse de façon mystérieuse et semble venir d’un ailleurs. Inspirée par le cinéma surréaliste, cette pièce met en scène trois personnages somnambules, mi-oiseau, mi-cyborg, en proie à des visions oniriques. Au cœur d’une grotte-glotte, ils sont plongés dans leur inconscient le plus profond et s’entretiennent avec des forces occultes.

Votre nouvelle création HURLULA se focalise sur l’acte de crier. Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire de cette nouvelle création ?

Le cri est la manifestation physique la plus spontanée de notre corps, reliée à ses émotions profondes, de la rage à la terreur, en passant par le plaisir et l’extase. Il y a quelque chose d’ancestral, d’animal et de sauvage dans le cri ; quelque chose qu’on ne peut pas capturer, dompter, identifier ou catégoriser. C’est cette complexité qui m’a d’abord intéressée. Comment, par le cri, accéder à notre intimité la plus profonde et ancienne ? Lorsque j’ai initié cette recherche, la lecture d’un texte de l’essayiste et poètesse américaine Audre Lorde (militante féministe américaine, lesbienne, engagée dans le mouvement des droits civiques en faveur des Afro-Américains, ndlr) m’a énormement bouleversée. Dans son ouvrage Uses of the Erotic : the erotic as power, elle parle de la puissance de l’érotisme par opposition à la pornographie de nos sociétés capitalistes qui tendent, depuis des siècles, à nous éloigner de nous-même. La notion de l’intime/l’intimité est pour moi fondamentalement reliée au cri. Audre Lorde, dans ce texte, écrit que notre puissance se trouve dans notre intimité profonde, notre vulnérabilité aussi. Le cri est, pour moi, un acte de libération. Explosif et indomptable, il agit comme un jet qui fait déborder l’intérieur sur l’extérieur, en dépit des normes.

Pour cette recherche, vous avez travaillé avec la chanteuse et compositrice Sofia Jernberg. Comment cette rencontre a-t-elle nourri et déplacé votre pratique ?

Dans un premier temps, j’ai choisi d’entamer cette recherche sur le cri par le bais du son. De par sa puissance vibratoire et invisible, le son a cette grande force d’échapper au mental et à la raison, peut-être plus facilement que l’image. Je voulais pénétrer dans un travail très interne et profond, sans images pré-établies. Un ami trompettiste de Lisbonne m’a parlé du travail époustouflant de la vocaliste, improvisatrice et compositrice Sofia Jernberg. Peu de temps après, j’ai découvert le programme Forecast, basé à Berlin, qui propose à des artistes un format d’accompagnement sur plusieurs mois et dans différentes disciplines (danse, arts visuels, musique, architecture, etc.). Hasard ou alignement des étoiles, Sofia se trouvait être l’une des mentors et j’ai immédiatement envoyé ma candidature. Durant plusieurs mois, nous avons beaucoup échangé. Sofia m’a apporté énormément de références vocales et m’a encouragée à rencontrer des musicien·es et à pratiquer avec elles·eux pour développer ma voix.

Pourriez-vous partager le processus de recherche musicale et sonore de HURLULA ?

La dimension musicale et sonore a toujours été très importante dans mes pièces. Pour ce projet, j’avais envie de pousser cela encore davantage. Encouragée par la collaboration avec Sofia Jernberg, je me suis rapprochée de plusieurs musicien·n·es : la contrebassiste Joëlle Léandre, la vocaliste et clarinettiste Isabelle Dutoit et le percussionniste Lê Quan Ninh. Mon envie de collaborer avec la percussion vient d’un concert auquel j’ai assisté à Lisbonne, alors que le projet était encore en germe. Il s’agissait d’une pièce pour cymbale de la compositrice Eliane Radigue. La partition consiste en un mouvement continu d’archet, frotté sur une grande cymbale. C’était l’un des voyages psychédéliques les plus hallucinants jamais vécu. J’ai eu la sensation d’entrer dans le son comme dans un vortex, de pénétrer dans un trou noir céleste. L’instrument n’était pas sonorisé et pourtant, du fait de l’acoustique réverbérante de l’église dans laquelle on se trouvait, j’ai eu l’impression d’entendre des larsens, des sons qui se frottaient entre eux. Suite à cette expérience, j’ai demandé autour de moi des contacts de percussionnistes dont la recherche s’axait sur la résonance du son, plutôt que sur l’aspect frappé, « percussif » de l’instrument. On m’a parlé à deux reprises de Lê Quan Ninh, que je suis donc allée rencontrer dans son atelier, en pleine nature, dans la Creuse. Lorsqu’il m’a présenté ses sons, j’ai entendu des voix sifflantes et criantes dans toutes sortes de paysages industriels et naturels. C’est ainsi que je lui ai proposé de collaborer avec moi sur ce projet. J’ai également proposé à Claire Mahieux, régisseuse son de ma précédente pièce Muyte Maker, de rejoindre ce nouveau projet. Durant nos expérimentations liées à la sonorisation de la voix, des larsens sont apparus, par accident. Le phénomène de larsen est une oscillation parasite que l’on cherche en principe à éviter. Par leurs caractères insaisissables et invisibles, les larsens s’apparentent aux cris et aux sons fantômes. J’ai réalisé qu’ils avaient toute leur place dans ce projet. S’ils s’étaient manifestés, alors nous devions les intégrer, les faire vivre. D’une certaine façon, ils étaient d’ailleurs déjà présents dans le concert d’Eliane Radigue, que j’avais entendu quelques mois plus tôt. C’est ainsi que Claire, en plus de sa casquette de conceptrice son, est devenue « larseniste ». Entre percussions, voix et larsens, nous avons passé de nombreuses heures à improviser, à expérimenter et à traverser des mondes, au sein du large prisme du cri. 

Parmi vos matériaux de recherche, on retrouve beaucoup d’images, dont des portraits expressionnistes. Comment ces références sont-elles venues nourrir l’imaginaire de HURLULA ?

L’expressionnisme, que ce soit en peinture, en cinéma, en littérature ou en danse a toujours été une grande source d’inspiration pour moi. La recherche a été abondamment nourrie de références expressionnistes : les portraits de Edward Munch, Francis Bacon et Marlene Dumas, le cinéma de Fritz Lang, Germaine Dulac et Maya Deren, les danses de Valeska Gert, Mary Wigman, le butô de Hijikata, pour ne citer que quelques exemples. Derrière tout cela, il y a le fantôme d’Antonin Artaud, son théâtre de la cruauté et son atomique « corps sans organe », qui me hante. Quand on pense au cri, le tableau Le Cri d’Edward Munch s’impose. On y voit un homme qui cri sur un pont. L’ensemble de son corps, et le paysage qui l’entoure, est distordu par ce cri puissant. Les couleurs vives et les ondulations vertigineuses rendent, de manière extraordinaire, la force vibratoire du cri. Munch a écrit dans son journal : « Je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir de la ville – mes amis continuèrent, et j’y restai, tremblant d’anxiété – je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature ». Ce qui m’intéresse dans ce projet autour du cri, c’est l’idée du jaillissement du dedans vers le dehors, du débordement de l’intérieur du corps sur l’extérieur, des émotions sur la norme, du fond sur la structure. Les notions de transformation, de déformation, de distorsion et de transfiguration sont au cœur de la recherche.

Pourriez-vous partager le processus de recherche/création chorégraphique de Hurlula ?

Les matériaux chorégraphiques se sont développés à partir de la figure de la Pythie de Delphes, femme oracle de l’Antiquité grecque, et par extension à différentes figures mythiques et mythologiques d’oracles. Ce corps traversé de cri, secoué au plus profond de son être, me renvoyait beaucoup à ces idées de visions prophétiques, d’un langage inarticulé qui dialogue avec un autre monde. Cette figure d’oracle est aussi une sorte de canal, de médium qui véhicule les forces invisibles du cosmos. D’un point de vue physique et technique, dans la pratique du cri, je me sens absolument reliée à une force tellurique, une force du dessous de la terre. La danse s’est beaucoup écrite à partir des notions de transformation, de distorsion, et de transfiguration. Je cherche des états internes que je laisse déborder dans la matière physique jusqu’à ce qu’elle devienne visible. L’écriture se fait au plateau, de manière très intuitive, au fur et à mesure que la trame dramaturgique se précise et que le puzzle de la pièce – scénographie, lumière, son, danse et, sur ce projet, vidéo – s’agence ensemble.

Vous avez collaboré, pour cette pièce, avec la scenographe scénographe Nadia Lauro. Comment avez-vous conceptualisé l’espace de HURLULA ?

Physiquement, le cri est pour moi connecté au sexe et au dessous de la terre. Depuis le début, j’avais le sentiment que l’espace devrait évoquer la vie souterraine, la dimension tellurique, qu’il devrait avoir une évocation volcanique. J’avais très envie de faire un voyage en Islande pour y sentir la force géothermique de cette île volcanique. Nous avons eu la chance de pouvoir organiser cette résidence d’immersion et nous y sommes allés tous les trois, avec Ninh et Claire. Nous y avons écouté la nature, pris des sons et des images. La puissance de ces paysages lunaires et apocalyptiques m’a bouleversée. J’étais stupéfaite par les contrastes. Des bouches béantes s’ouvrent dans la terre, rouges comme de la chair à vif, d’où émanent de la fumée, des bouillonnements et des odeurs de souffre. Je me sentais comme la pythie, dont on dit que ce sont les vapeurs qu’elle respirait qui lui provoquaient ses délires visionnaires ! A partir de ces images et de nombreuses discussions, Nadia Lauro a conçu une faille, comme un craquement dans le sol, une déchirure, une plaie ou une vulve puissante, et en collaboration avec l’éclairagiste Arthur Gueydan, nous travaillons ensemble à la rendre vivante et vibrante, comme un personnage à part entière du spectacle.

Vous avez imaginé HURLULA en deux volets à la fois complémentaires et indépendants : un pour la scène, et un film. À quoi répond ce dernier médium ? Pourriez-vous partager les enjeux et l’histoire de cet objet-vidéo ?

Comme je l’ai évoqué plus haut, le cri est très relié aux forces naturelles. Les espaces naturels sont les rares endroits, d’ailleurs, où l’on se permet de crier. C’est le cri que j’appelle métaphysique, celui qui jaillit face à l’immensité. Cela nous connecte à plus grand que soi et nous prolonge dans l’existence. Le médium de la vidéo me permet de connecter le cri et la pythie aux paysages naturels, en filmant les images à l’extérieur. Avec l’équipe du film – Vincent Bosc à l’image et Justine Bougerol, conseillère artistique – nous avons tourné dans les Cévennes, entre montagne et forêt. Par ailleurs, j’avais en tête de travailler avec des miroirs. C’est un objet qui m’obsède depuis longtemps, à cause de sa fonction symbolique de pont vers des mondes invisibles. Il est souvent délicat d’utiliser les miroirs sur un plateau de théâtre car ils imposent beaucoup de contraintes d’angles et de visibilités. En revanche, avec le cadrage que permet la caméra, j’ai pu jouer sur des effets de dédoublements et sur l’idée de trou et de passage vers un autre monde.

HURLULA, vu au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Une création de Flora Détraz. Chorégraphie et interprétation, Flora Détraz. Musique, Lê Quan Ninh, Claire Mahieux et Flora Détraz. Percussions, Lê Quan Ninh. Larsens et conception son, Claire Mahieux. Conception scénographie, Nadia Lauro. Conception et régie lumière, Arthur Gueydan. Conception costumes, Flora Detraz et Nadia Lauro. Regard extérieur, Agnès Potié. Régie plateau, Tatiana Carret. Réalisation scénographie, Nadia Lauro, Marie Mareca, Nina Michel. Réalisation costumes, Chloé Courcelle. Remerciements, Théo Aucremanne. Photo Vincent Delesvaux.