Photo Et la marmotte 34 crédit Pascale Cholette scaled

Hortense Belhôte, Et la marmotte ?

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 30 octobre 2023

Comédienne, auteure, historienne de l’art et professeure, Hortense Belhôte travaille depuis plusieurs années une forme singulière de performances, fondée sur divers médiums à la fois conférenciers et spectaculaires. En proposant une transmission de savoirs et d’expériences de personnes rencontrées sous un jour artistique et ludique, chacune de ses « conférences performées » offre une petite pépite à mille facettes, ouverte à tous, popularisant des concepts pointus. Avec sa nouvelle conférence spectaculaire Et la marmotte ?, elle s’appuie sur son rôle d’animatrice de L’Autre colo pour questionner le fantasme de la montagne comme lieu d’éducation populaire. Dans cet entretien, elle revient sur l’histoire et le processus de sa nouvelle création Et la marmotte ?

Hortense Belhôte, comment avez-vous rencontré l’équipe du CCN2 et quelles ont été vos motivations pour animer le camp d’été appelé « L’Autre colo »?

La première fois que j’ai été en contact avec l’équipe du CCN de Grenoble, j’étais interprète dans la pièce Footballeuses du chorégraphe Mickaël Phelippeau, dont la compagnie produit par ailleurs ma conférence sur l’histoire du football féminin. Le CCN de Grenoble a proposé à Mickaël d’animer « L’Autre colo », un projet de colonie de vacances artistique dans la montagne. Il a accepté et m’a proposé de l’accompagner dans l’aventure. Nous avons donc animé une colo une semaine au mois de juillet en 2021. C’était assez fou parce que nous n’avions jamais fait cela (rires). C’étaient des enfants de 8 à 12 ans que nous emmenions en pleine montagne, dans l’Oisans. Mickaël et moi avions pensé le projet ensemble mais c’était lui qui animait le projet artistique. Nous avions trouvé un thème extraordinaire : faire une fête par jour. Nous ne nous étions pas rendu compte que c’était épuisant, mais nous sortions du covid et des confinements, tout le monde avait donc envie de faire la fête tout le temps ! C’est vrai : pourquoi toujours attendre le dernier jour pour faire la fête ? C’était ambitieux, mais l’expérience était riche et intense. Pour le CCN2, c’était la deuxième occurrence de ce projet « L’Autre colo ». À chaque fois les artistes sont différents mais, pour essayer de pérenniser le modèle, ils m’ont demandé si je souhaitais revenir pour une autre année, en mon nom propre. J’ai accepté : ce qui était important pour moi, c’était que cette expérience fasse sens relativement à un processus de création, sans quoi j’aurais juste eu l’impression d’être une monitrice et, de surcroît, une mauvaise monitrice (rires), tout le temps débordée et en apprentissage. En bonne intelligence, l’équipe du CCN m’a alors proposé d’intégrer « L’Autre colo » à un projet de commande d’une forme artistique, avec trois semaines de résidence pour la création d’une conférence performée, qui est ma forme artistique de prédilection. La commande consistait à trouver un sujet qui puisse allier les questions de montagne et d’éducation populaire, qui sont au cœur de « L’Autre Colo ».

D’où viennent les enfants concernés par ce projet ?

L’idée est d’ouvrir au maximum l’annonce pour constituer un groupe mixte entre des enfants du public du CCN2 et d’autres beaucoup plus éloignés de ce monde. À Grenoble, ville au beau milieu des montagnes, on observe une très grande disparité, à la fois sociale, mais aussi dans le rapport à la montagne. D’ailleurs, il me semble qu’il y a une stratification sociale qui se construit par ce rapport : certains enfants vont en montagne tous les weekends ou tous les mercredis après-midi faire différents sports tandis que d’autres, qui ont pourtant grandi au milieu des montagnes, n’y sont jamais allés pour pratiquer des activités. Alors même qu’ils vivent au milieu des montagnes, ils ont un rapport étranger à la montagne, voire violent, puisque la « culture montagne » est un enjeu de stratification sociale et de différenciation. Il y a ceux qui connaissent les codes de la montagne, de la randonnée, du ski, etc. et ceux qui en sont exclus. Les enjeux de la culture artistique, qui sont ceux d’un CCN, sont finalement assez proches des enjeux de la culture montagne. Le but de « L’Autre colo » est précisément de constituer un public chamarré, regroupant un public privilégié grenoblois, des enfants venant de quartiers populaires et d’autres de la vallée de l’Oisans, même si c’est pour le moment complexe de créer un groupe d’une grande mixité, malgré un important travail de mobilisation des associations. Parmi les douze enfants, il n’y en avait pas tant qui ne connaissaient pas du tout la montagne par exemple.

Comment cette seconde expérience s’est-elle déroulée ? Et à quel projet artistique l’avez-vous corrélée ?

J’ai créé sur mesure une conférence qui s’appelle « Et la marmotte ? », qui est une forme de problématisation de cette question vaste de montagne et d’éducation populaire. Pourquoi emmène-t-on les enfants en montagne avec le fantasme qu’il va se passer quelque chose là-haut ? Est-ce vrai ? Est-ce utopique ? Pourquoi ? Qu’est-ce que la montagne aurait à nous dire que le reste du monde ne nous dit pas ? Quant au titre « Et la marmotte ? », il comporte un point d’interrogation parce que c’est vraiment une conférence que j’ai commencée à l’aveugle, sans savoir où j’allais. Et puis, il y a une référence à la publicité Milka de la fin des années 90 (rire) avec cette marmotte qui emballe la tablette de chocolat dans le papier d’aluminium dans la petite cabane de fabrication du chocolat Milka, que raconte ce mec sorti de nulle part, qui a toujours son bonnet et son pull de montagne dans un supermarché. Au-delà du fait que ce soit une expression qui soit passée dans le langage courant – « Oui, oui, c’est cela. Et la marmotte… » -, il y a une typologie variée de questions : celle du fantasme, mais aussi celle du récit de montagne. Que raconte-t-on de la montagne ? Comment la projette-t-on ? Le récit de montagne est souvent monopolisé par une certaine frange de la population : qui a le droit d’exposer son point de vue sur la montagne et à quel titre ? Faut-il y être allé pour disposer de ce droit ? Globalement, la question du récit de montagne et la culture montagne sont saturées par cette figure du personnage de la publicité Milka, à savoir l’homme blanc, riche, complètement néophyte, mais passionné par la montagne et, par conséquent, qui va y projeter quelque chose, cet homme de la ville, peu sportif, qui déverse tout son fantasme sur l’univers mental des autres personnes. Et donc la question est pour moi celle-ci : et la marmotte, que pense-t-elle de tout ça ? Ne pourrait-on pas lui demander son avis ? Par extrapolation, la marmotte est ainsi devenue la représentante de tous les points de vue minorés.

Quels sont selon vous les points de vue minorés en ce qui concerne la montagne et ses récits ? 

Dès lors que l’on commence à chercher les discours sur la montagne qui sont tus ou écartés, curieusement, ce sont les gens de la montagne eux-mêmes que l’on trouve. Les discours des gens qui y passent sont donnés à voir et à lire, mais ceux des gens qui y vivent, beaucoup moins. Et puis il y a ceux qui n’y vont pas du tout, tous les « exclus » de la montagne, de culture populaire. Ou les femmes, par exemple. On croise aussi, bien entendu, la question des migrants qui passent des frontières et se font des randonnées forcées en tongs dans la neige. Tous ces gens-là ont des récits de montagne à partager, qui restent dans les limbes. Effectivement, nous sommes bien loin des fameux « Conquérants de l’inutile », ce titre un peu iconique de l’un des ouvrages du culte viriliste et conquérant fondé sur un vocabulaire militaire – car il y a véritablement un lexique de l’alpinisme qui, historiquement, a été initié en tant que sport par les chasseurs alpins, donc l’armée. La question devient donc encore plus dangereuse quand on associe aujourd’hui la question des cultures de montagne avec celle de l’éducation populaire.

Quel a été votre processus de recherche pour ce projet ? 

J’ai commencé par lire bon nombre d’articles, dont ceux de Léa Sallenave, une sociologue qui a travaillé sur la manière dont l’éducation populaire en montagne reproduit en réalité de terribles schémas d’exclusion. Cette attitude qui consiste à dire : « On va vous donner les clés de quelque chose », qui sous-entend évidemment « quelque chose que vous n’avez pas », puis : « Ah ben là, on fait moins le caïd qu’au quartier, hein ? C’est ici qu’on voit qui sont les vrais hommes » revient à considérer comme pédagogique et émancipateur un discours qui est en réalité pur culte de la performance… Ce comportement s’accompagne souvent d’un « apprentissage » des valeurs de la montagne qui sont des « valeurs d’entraide, de partage, de solidarité », tout ça en partant du postulat que ces populations n’auraient pas ces valeurs, ce qui est faux et violent. Léa Sallenave démontre qu’en voulant pallier ce déséquilibre, on stratifie en fait encore davantage la société. L’exclusion est renforcée par le sommet, ce qui fait que plus on monte en montagne, moins il y a de pauvres, moins il y a de noirs, moins il y a de femmes. Une partie de la pédagogie montagnarde ou en tout cas de la culture montagne continue de perpétuer ça. Mon objectif est vite devenu d’aller à rebours de ces propos, en réouvrant le champ à d’autres visions.

Avez-vous également recueilli des propos de ces populations exclues des récits pour créer votre pièce ? 

Pour mes conférences, il y a toujours un sujet théorique que j’enrichis de lectures ; et une grande part de vécu. « L’Autre colo » a ici été ce socle, puisque j’ai pu expérimenter en montagne pendant une semaine avec des gamins de 10 à 14 ans. L’idée était de mettre en pratique une pédagogie emboîtée à l’intérieur de cette conférence, et même dans le processus de création, puisque j’ai montré un grand nombre d’étapes de travail à Grenoble, au fil des résidences, devant des groupes scolaires. J’ai ainsi fait une très belle rencontre avec un groupe de jeunes gens qui étaient en CAP mécanique et qui, pour la plupart, venaient de la montagne. Ils avaient entre 17 et 20 ans et étaient originaires de tout petits villages. J’ai aussi fait une rencontre avec un groupe de mineurs isolés, dont certains étaient passés par le Col de L’échelle. Il y avait des jeunes d’Afrique de l’Ouest et d’Afghanistan, qui vivent à Grenoble et qui suivent des études de boulangerie-pâtisserie. J’ai travaillé avec eux toute la journée, je leur ai présenté ma conférence puis je leur ai proposé de faire de même avec leurs propres récits de montagne. Tous ces récits de montagne éclatés, disparates, qui se retrouvent à Grenoble sous le coup d’un hasard dramatique de l’histoire des frontières, ont jalonné la création de Et la marmotte ? Ce sont des récits de gamins, des récits de jeunes de 17 ans à 25 ans, et d’autres gens que j’ai interrogés par ailleurs, que j’ai mis en perspective avec ma propre histoire familiale. Ma mère est originaire des Pyrénées, j’ai ce côté des gens du cru, des gens de là-bas, dans mon pédigrée. À chaque fois, j’essaye de populariser voire de vulgariser des concepts théoriques un peu complexes. Cette conférence porte sur des questions de sociologie, notamment des déterminismes, de l’influence du lieu de naissance ou de vie sur l’état d’esprit et le comportement des gens. Quand on lit les écrits du géographe anarchiste Elisée Reclus ou du sociologue Pierre Bourdieu, on se rend compte que la montagne devient presque un archétype sociologique. Et qui se prête bien à une étude de l’humain… On peut, avec ce sujet qui n’en est pas un justement – la montagne ou les montagnes ? -, aborder beaucoup de questions. Et on termine avec Paolo Freire ou hooks et la question de la pédagogie critique : comment apprendre à se déplacer, se déplacer physiquement et à l’intérieur d’une société ?

Après avoir collecté tout ce matériau, comment travaillez-vous votre présence scénique, votre physicalité, et votre écriture de plateau pour créer la forme de votre conférence ?

Le mieux, c’est lorsque j’arrive à travailler avec des regards extérieurs. Pour L’histoire du foot féminin, j’ai travaillé avec Mickaël Phelippeau et Marcela Santander Corvalán, parce qu’effectivement, à cet endroit où je suis seule et, en outre, avec un vidéoprojecteur, dispositif qui peut tendre à écraser l’humain, il y a des dialogues visuels entre mon corps et l’image que je peux essayer d’imaginer, mais qui sont quand même plus évidents à voir de l’extérieur. En l’occurrence, pour Et la marmotte ?, le fait d’avoir fait plusieurs étapes de travail publiques et de les mettre en dialogue avec les spectateurs à chaque fois, c’était un peu vertigineux pour moi, mais c’est de cette manière que le projet s’est construit. À chaque étape de travail, j’ai demandé aux groupes de faire quelque chose par eux-mêmes, ce qu’ils voulaient. Par la suite, en rebondissant sur nos plaisanteries, nos délires, nos trucs, nos dispositifs, je proposais des choses et nous testions immédiatement ce qui fonctionnait, ou pas. Ma conférence n’est pas entièrement finie, j’ai encore une semaine de résidence la semaine prochaine…

Et la marmotte ?, une conférence spectaculaire d’Hortense Belhôte. Production déléguée CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble. Photo Pascale Cholette.

Et la marmotte ? est présenté le 31 octobre au Festival d’Automne à Paris