Photo WASW photo Gerco de Vroeg

Ivana Müller, We Are Still Watching

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 6 décembre 2023

Ivana Müller développe depuis une dizaine d’années un travail qui questionne nos liens d’interdépendance et les dynamiques de groupe dans leurs contextes physique, social et environnemental. Créé en 2012, sa pièce We Are Still Watching est performance participative qui réunit un groupe de spectateur·rices autour d’un texte/scénario qu’iels sont invité·es à lire à voix haute. Dans cet entretien, Ivana Müller revient sur l’histoire puis les enjeux de ce projet au regard du temps parcouru et comment il informe son travail aujourd’hui.

Tu as créé We Are Still Watching en 2012. Peux-tu revenir sur la genèse de cette pièce ?

Cette pièce est née en réaction aux mouvements politiques et sociaux importants qui se sont passés dans le monde en 2011 : les révolutions du printemps arabe, le mouvement des indignés en Espagne, Occupy Wall Street, l’occupation du Teatro Valle de Rome, etc. Au Pays-Bas, où je vivais à ce moment-là, une nouvelle mentalité envers la culture, l’art, la santé et l’éducation a été publiquement affichée par le gouvernement de l’époque. D’une manière étonnamment abrupte, cette nouvelle ligne politique a non seulement produit d’énormes coupes dans les budgets nationaux, mais a également créé une nouvelle façon de vivre et de travailler ensemble. Je crois qu’on en voit aujourd’hui les conséquences dans la situation politique aux Pays-Bas. Avec un groupe de collègues (artistes, producteurs, théoriciens), nous avons essayé de comprendre ce que nous pouvions faire afin d’influencer ces changements irréparables. C’était notre argent (impôts) qui avait été redistribué, c’était notre vie et nos pratiques qui avaient été remises en cause. Nous étions au courant des rouages politiques et administratifs, mais nous ne pouvions pas faire grand-chose pour les changer. Nous n’avions pas eu le droit constitutionnel pour le faire. Nous avons fait des pétitions internationales signées par des milliers de personnes, nous avons donné des interviews, nous avons participé à des émissions de télévision, à des manifestations, etc. Durant cette période, j’ai été beaucoup investie par des notions de « citoyenneté », la « participation », la « représentation ». Ces différents événements ont également attiré mon attention vers les notions de « voix » et de « représentativité ». Que représentons-nous et comment sommes-nous représentés, à la fois dans la société et dans le théâtre ? J’ai donc commencé à imaginer un projet participatif qui viendrait mettre en jeu cette notion de communauté au plateau.

Comment définirais-tu cette notion de communauté ?

Pour moi, la « communauté » est l’un des éléments constitutifs du « théâtre ». Par « communauté » j’entends les artistes et les spectateur·rices qui se rassemblent dans le théâtre et qui partagent un certain potentiel,  un potentiel de « création » du temps ensemble, un potentiel de changer ou d’influencer les idées des autres, un potentiel de partager une partie de l’histoire ensemble (même si c’est seulement l’expérience d’une soirée passée ensemble l’un à côté de l’autre), le potentiel d’imaginer ensemble, et pourquoi pas, changer les choses pour de vrai. Lorsque j’ai commencé à travailler sur le concept de We Are Still Watching, je voulais créer un cadre performatif qui puisse organiser la création d’une telle communauté, à la fois réelle et fictive.

We Are Still Watching est une performance participative qui réunit un groupe de spectateur·rices autour d’un texte/scénario qu’iels sont invité·es à lire à voix haute. Comment es-tu arrivée à ce dispositif ?

Je voulais proposer un environnement performatif simple et « safe » dans lequel nous pourrions, d’une manière ludique, minimaliste et en même temps engagée et sérieuse, questionner les idées de la représentation par les voix. La pièce est imaginée comme une lecture de table d’un texte du théâtre, activée et performée par ses spectateur·rices. Il n’y a donc aucune autorité dans la salle pendant la représentation, personne qui à déjà lu ce texte ou personne qui dise comment il faut faire. Le texte en soi est une autorité, certe. Dans la culture occidentale, le texte est traditionnellement une autorité presque incontestable, patriarcale, une autorité qui domine, qui influence, qui règle. Nos lois sont écrites dans les textes, les religions monothéistes se sont constituées à travers les textes, nos narrations se cultivent dans les textes, pendant très longtemps le théâtre était enseigné (et souvent confondu) par ces textes. Avec We Are Still Watching, cette autorité du texte est mise entre les mains des spectateur·rices, iels ont le pouvoir de se l’approprier, de le jouer et déjouer à leur manière, par leur voix, leur diction, leur souffle, leur présence…

We Are Still Watching est également jouée sans le personnel du théâtre, ni technicien, ni membre de l’équipe artistique. Les spectateur·rices sont laissés seul maître de la situation, du début à la fin. Qu’est-ce qui a motivé cette absence « d’autorité » ?

J’ai toujours été assez sceptique (comme artiste) et peureuse (comme spectatrice) du théâtre participatif dans lequel il y a des professionnels – ceux qui sont sur scène et qui « savent » – qui ont pour mission de dire aux amateurs – ceux qui  sont dans le public et qui « ne savent pas mais sont prêts à s’investir » – ce qu’il faut faire. Et puis le reste des spectateur·rices regardent ceux qui « ne savent pas » survivre, apprendre ou s’améliorer dans la dramaturgie de ceux qui « savent ». Avec We Are Still Watching, nous avons essayé de créer un contexte performatif dans lequel tout le monde est inclus dans la même situation. Tout le monde lit le script pour la première fois dans sa vie et personne ne sait comment tout ça finira. Pendant le spectacle, il n’y a pas de comédiens dans la salle, il y a seulement des spectateur·rices qui performent pour d’autres spectateur·rices. Cette absence « d’autorité » apporte une nouvelle responsabilité : si les spectateur·rices-acteur·rices prennent trop de libertés et s’égarent, il n’y a personne pour les aider, et si les spectateur·rices-acteur·rices n’avancent pas d’eux-même dans la dramaturgie, la pièce s’étiolera d’elle-même. De ce fait, les personnes s’engagent ici différemment qu’iels ne le feraient en tant que spectateur·rices en situation de théâtre classique, en particulier parce qu’iels ne veulent pas faire « une mauvaise performance ». Iels veulent produire un bon spectacle – et après tout, iels paient pour cela.

Comment envisages-tu cette perte de contrôle ?

Tu veux dire, le fait que nous ne savons pas qui va lire le script ou comment va se dérouler la pièce ? Nous ne savons pas si le·la lecteur·rice sera un·e locuteur·ice natif·ive ou étranger·e, un·e personne jeune ou une personne âgée, une personne connue par d’autres personnes du public ou une personne totalement anonyme. On ne peut pas travailler sur la diction, le tempo, l’intensité ou le timbre d’une voix qui est en train de lire. Les spectateur·rices ne sont pas des comédiens professionnels et découvrent le texte pour la première fois, donc cette lecture diffère toujours d’une personne à l’autre selon son aisance à lire et à prendre la parole en public : les erreurs, les fautes de prononciation, les bégaiements, les différentes intensités de voix, les différentes tentatives pour être (ou ne pas être) performatif, etc., sont pour moi  la « réalité» de la pièce. Certains passages peuvent être « mal joués » autant qu’ils peuvent être « sublimes ». Tout cela est purement une question de moment, de l’alchimie et du potentiel de la communauté des spectacteurs-acteurs, dans un instant T.

J’imagine que ce dispositif crée inévitablement un sentiment de liberté qui influence le déroulement de la performance ?

En effet, il est arrivé que des spectateur·rices-acteur·rices s’arrêtent de lire le script et commencent à parler entre eux. Iels sont les gardiens du temps. La durée de la pièce varie d’ailleurs à chaque fois, allant de 45 minutes à 75 minutes. Les spectateur·rices-acteur·rices détiennent les clés de la pièce et peuvent faire ce qu’iels veulent avec elle. Mais après ces escapades, iels ont toujours, du moins jusqu’à présent, choisi de revenir au script. Je suppose que c’est parce qu’iels savent que, de cette manière, iels ont un avenir ensemble et une possible fin ensemble. Iels entretiennent avec le texte une relation presque biblique. Il y a peu de gens avec qui vous partagez ce genre d’expérience : jouer ensemble crée un étrange sentiment d’intimité. Pendant la performance, l’espace du théâtre se déplace entre le public et le privé, certaines notions de représentations ont pour conséquences de changer radicalement. Dans We Are Still Watching, j’essaie de soulever un paradoxe que je trouve intéressant : la pièce se constitue avec un groupe qui partage une expérience et qui travaille le potentiel d’une véritable réunion pensée dans un cadre fictif, tout en choisissant ses propres manières de le faire. 

Depuis sa création, We Are Still Watching a été jouée aux Etats-Unis, au Brésil et un peu partout en Europe. Les réactions du public sont-elles différentes selon les villes ou les pays où est présentée la pièce ?

Toute pièce présentée dans un contexte différent apporte différentes réactions. Même présentée deux soirs de suite dans le même théâtre, une pièce peut avoir une réception totalement différente. Cette condition est inhérente aux performances lives. Cependant, peut-être qu’avec We Are Still Watching, la différence est plus visible parce que la proposition est plutôt extrême : les réactions sont visibles à la fois dans la façon dont la pièce est jouée et comment elle est regardée. Le scénario est traduit et adapté selon le pays ou le contexte linguistique dans lequel la pièce est jouée. Je peux apporter également quelques modifications selon la spécificité du contexte socio-culturel du lieu ou du pays. Il est flagrant de voir comment les différentes cultures ont une relation différente avec l’idée de « parler en public » et « d’interpréter » un texte de théâtre, ou de représenter une communauté. Par exemple, à un certain moment dans la pièce, les spectateur·rices-acteur·rices peuvent choisir de lire en unisson accompagnés par un métronome ou non. Dans la plupart des lieux, iels optent pour lire avec métronome , sauf à Berlin. Il y a beaucoup d’autres exemples, mais je pense que c’est un peu dangereux de penser que leurs réactions sont le reflet d’un patrimoine « national ». Je pense qu’elles dépendent principalement des membres de la communauté éphémère et spécifique qui se forme pour chaque représentation de cette pièce, de la chimie créatrice qui lie cette communauté..

Rétrospectivement, nous pouvons constater que We Are Still Watching initie une forme de virage dans ton travail. Il s’agit d’un de tes premiers dispositifs participatifs et c’est aussi la première fois que tu t’intéresses à la pratique de la lecture comme pratique collective : deux composants qu’on va retrouver régulièrement dans tes projets qui vont suivre.

En effet, We Are Still Watching représente, en quelque sorte, un changement de paradigme d’écriture dans mon parcours artistique. Si les notions de communauté, de collectif et de commun étaient déjà présentes dans mes pièces précédentes, c’est la première fois que je proposais une forme participative sous la forme d’une lecture/conversation. La plupart de mes projets (ou de leurs processus) qui vont suivre cette création vont en effet graviter plus ou moins autour des pratiques de la lecture et de la conversation. Depuis, les voix n’ont jamais cessé de m’inspirer, leurs potentiels affectifs, leurs souffles, leurs mystères, les histoires qu’elles racontent indépendamment des textes qu’elles disent. Dans ce sens, on peut parler de We Are Still Watching  comme d’une pièce manifeste.

We Are Still Watching, conception & texte : Ivana Müller en collaboration avec Andrea Bozic, David Weber-Krebs & Jonas Rutgeerts. Création lumières & direction technique : Martin Kaffarnik. Photo Gerco de Vroeg. 

We Are Still Watching est présenté les 6 et 7 décembre au Pacifique CDCN à Grenoble.