Photo © Tammo Walter

Amanda Piña, Exótica

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 18 novembre 2023

À la croisée de l’anthropologie et de l’histoire, la danseuse et chorégraphe Amanda Piña interroge et s’attache aux pratiques et cultures situées en marge du contexte moderne et colonial. Avec Exótica, elle invoque et célèbre quatre icônes de la danse du XXe siècle réduites à l’exotisme et disparues de l’histoire occidentale car racisées. Dans cet entretien, Amanda Piña partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création d’Exótica.

Avec votre pièce Exótica, vous invoquez et rendez hommage à quatre artistes, célèbre au début du siècle dernier, et qui ont pourtant été effacés de l’histoire de la danse : la danseuse d’origine indienne Nyota Inyoka (1896-1971), le danseur d’origine Sénégalais François Benga (1906-1957), la danseuse kurde Leila Bederkhan (1903-1986) et la danseuse mexicaine Clemencia Piña, également connue sous le nom de La Sarabia (1878-1988). Pourriez-vous retracer la genèse et l’histoire d’Exótica ?

Depuis 2014, je mène une recherche artistique dans le cadre du projet Endangered Human Movements, dont le premier volume était consacré aux espaces noirs de la soi-disant « histoire de la danse » telle qu’elle est racontée dans les écoles, les universités et les académies, ma position étant que cette histoire est également raciste. Cette nouvelle pièce s’inscrit dans cette recherche au long cours que j’ai commencé il y a bientôt dix ans. Ce projet résulte d’abord d’une invitation de Nicole Haitzinger (historienne de la danse dont le travail se focalise sur le concept de créolité dans la danse) à faire des recherches ensemble sur la vie et l’œuvre de la danseuse et chorégraphe Nyota Inyoka. Nicole a découvert Nyota Inyoka dans un livre d’André Levinson (critique et historien de la danse installé à Paris de 1921 à 1933, ndlr) et a été frappé par la manière dont le travail de certains artistes réunis sous l’étiquette « cercle exotique » était toujours qualifié par des termes aujourd’hui considéré comme problématiques… Nous avons bénéficié d’une bourse de recherche du Centre National de la Danse pour aller faire des recherches à la Bibliothèque nationale de Paris. J’ai profité d’être dans ces archives pour rechercher des traces d’une de mes ancêtres, une grand-tante de mon père, Clemencia Piña, également connue sous le nom de La Sarabia. À ma grande surprise, j’ai découvert énormément de documents sur elle, des descriptions de journaux, des photos, des programmes. Ayant assuré la dramaturgie de Danza y Frontera, un précédent projet, j’ai invité Nicole à poursuivre ce nouveau projet ensemble, autour de cette lignée historique, que j’appelle « l’histoire brune de la danse européenne ». D’autres figures sont ensuite venues compléter cette série de tropes : l’orientalisme, l’africanisme, l’espagnolade et la danse indienne. Ces différents désignations illustrent pour moi la manière dont le regard blanc et dominant a opéré en compartimentant et en enfermant les formes de danse qui étaient pratiquées dans les colonies comme des danses locales et ethniques, tout en exportant le ballet comme une forme universelle et comme la technique de danse ultime.

Ces artistes racisé·es se sont produit·es sur les scènes européennes au début du siècle, ont fait des tournées dans toute l’Europe, étaient bien connues et reconnues à leur époque, pourtant, iels ont disparu de l’histoire de la danse. Comment expliquez-vous cet effacement ?

Je pense que cet effacement est dû en partie au racisme. Il ne faut pas oublier que nous parlons d’une période antérieure à la seconde guerre mondiale, le racisme était présent dans la société en général, y compris dans le milieu de la danse. Je pense aussi que ces artistes ne rentraient pas dans le cadre et les canons de cette époque. Ces artistes ont toutes et tous accueilli la réapparition de formes ancestrales de mouvement dans leur corps. Certain·es sont des artistes queer racisé·es, d’autres sont des artistes en diaspora, d’autres en exil, d’autres encore sont des migrants. Iels ont représenté les colonies à une époque où les puissances coloniales européennes étaient encore florissantes. Ils ont représenté la danse africaine, la danse indienne, la danse espagnole, la danse orientale sur les scènes d’Europe centrale. Alors oui, leurs ethnies ne correspondaient pas toujours à ce qu’ils représentaient sur scène et c’est parce qu’il n’y avait pas beaucoup de possibilités pour les artistes racisés à l’époque au-delà de ces représentations culturelles, qui sont aussi des fantasmes, des fantasmes européens de ce que ces danses pourraient être. Ces enfermements culturels diminuent leurs réalisations artistiques, mais fonctionnent aussi comme un outil de visibilité. En tant que personne racisées, quelles étaient les possibilités d’être sur scène à cette époque ? Qu’est-ce qui était à portée de main ? N’oublions pas qu’à la même époque, il existait en Europe des zoos humains où l’on exhibait des personnes racisées issues des différents contextes coloniaux. Quel type d’apparence était disponible pour eux ? Ils ont fait preuve d’intelligence en se soumettant au regard exotique puisqu’il était là, mais aussi de courage en résistant à ce regard et en le défiant. Pour moi, l’effacement de cet héritage des archives historiques dans ce contexte n’est pas une surprise. Nous savons par exemple que François Benga (dit Féral Benga, danseur et chorégraphe sénégalais installé en France, icône dans Les Folies nègres de Paris, ndlr) a dû se cacher pendant trois ans dans l’obscurité, sans lumière, pendant la seconde guerre mondiale. En tant qu’artiste queer noir, il a dû s’effacer et disparaitre pour survivre, et sans doute que son héritage artistique a pâti de cette mise en retrait.

Pour ce projet, vous avez fait des recherches et travaillé avec de nombreuses archives de l’époque. Pouvez-vous nous parler de ce processus avant d’entrer en studio ?

Nous avons reçu le soutien du Centre national de la danse pour commencer les recherches. Nicole a d’abord fait un premier travail de défrichage à la Bibliothèque Nationale de France (avec Franz Anton Cramer, Sandra Chaterjee, Christina Ghillinger, etc.) Des costumes, des accessoires de danse, des instruments de musique ayant appartenu à Nyota Inyoka ainsi que des manuscrits, photographies, objets, dessins et coupures de presse sont conservés au département des arts du spectacle de la BNF. Elle m’a raconté que lorsque la première fois que Nicole a ouvert les archives de Nyota Inyoka, elles étaient poussiéreuses. Personne n’avait apparemment mis le nez dans ces archives depuis très longtemps… Lorsque j’ai rejoint l’équipe à Paris, elle avait déjà fait un premier travail de recherche et de compilation… Nous nous sommes repartis le travail, notamment Christina sur Leila Bederkhan, Nicole sur Françoise Benga, moi sur Clemencia Piña, mon ancêtre direct… En plus du travail de recherche, j’ai commencé à travailler sur les danses de Nyota Nyoka, notamment sa danse du serpent, à partir de notations et d’une archive vidéo. Nous sommes ensuite rentrés en studio avec les danseur·euses Ángela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, Zora Snake, Venuri Perera et iSaAc Espinoza Hidrobo.

 Comment avez-vous travaillé à partir de ces archives en studio ?

Nous sommes rentrés en studio avec énormément d’archives, des livres, des photos, des vidéos, des notations, des descriptions que nous avons trouvé dans des revues de presse de l’époque, etc. Nous avons travaillé à partir de cette matière première pour créer de nouveaux matériaux. Pour ce qui est de Clemencia Piña, elle n’avait laissé ni notes ni vidéos, ses archives personnelles n’existaient plus. Nous avons seulement trouvé des descriptions de ses danses… Nous avons donc dû les fantasmer à partir de ces traces. Nous avons également questionné ces archives à travers le prisme de notre époque contemporaine, sur comment le regard blanc et dominant avait affecté et déterminé cet héritage et comment ce regard est toujours présent dans les théâtre européens aujourd’hui. Depuis maintenant plusieurs années, j’ai développé des méthodes que je nomme compossession (mot-valise qui fusionne composition et possession, ndlr) qui envisagent la danse et l’incarnation comme des formes de connaissances. Nous sommes donc entrés dans les « présences » de ces artistes à travers leurs danses afin d’apprendre à les connaître et d’être en mesure de reconstituer leurs figures.

Depuis quelques années, les chorégraphes renouvellent leur intérêt pour les figures oubliées de la danse, redonnant une visibilité à des artistes disparus, souvent effacés par l’histoire écrite par l’occident. Comment expliquez-vous cette volonté, de la part de cette nouvelle génération d’artistes, de fouiller le passé et de faire émerger des figures oubliées, souvent mises à l’écart, méprisées et effacées ?

Je ne peux répondre que depuis ma propre histoire car j’ai l’impression que les raisons peuvent être très diverses selon les personnes en question. Pour moi, il y a un désir d’aborder et d’affronter le contexte dans lequel je travaille depuis une vingtaine d’années. C’est un fait, les théâtres et les musées européens ont une histoire et un héritage colonial. Et cet héritage colonial peut prendre différentes formes plus ou moins visibles ou souterraines. C’était important pour moi d’aborder le fait que nous, les artistes de la diaspora, les racisé·es et originaires de pays colonisés, sommes encore parfois considérés comme des objets exotiques et porteurs d’un imaginaire fantasmagorique… Cette réalité n’est pas encore assez reconnue et conscientisée aujourd’hui. Mes projets sont également des prétextes pour rencontrer mes ancêtres et apprendre de leurs expériences pour mieux comprendre ma position, ici en Europe. Me rapprocher d’eux est une manière de leur rendre hommage et de m’inscrire dans leurs pas. J’envisage ma recherche artistique comme une pratique collective : je ne suis jamais seule, je pense mon travail toujours en dialogue avec celui des autres artistes, avec celles et ceux qui étaient avant moi. Avoir conscience de cette expérience collective de l’art à travers le temps et l’espace est pour moi très utile pour ne pas me laisser enfermer dans la fiction  moderne de l’individualisme.

Exótica, vu au Pavillon ADC, dans le cadre du festival La Bâtie. Direction artistique Amanda Piña. Performance de et avec Ángela Muñoz Martínez, André Bared Kabangu Bakambay, Zora Snake, Venuri Perera, iSaAc Espinoza Hidrobo, Amanda Piña. Dramaturgie Nicole Haitzinger. Décor et scénographie « Forêt Asiatique » (1921) d’Albert Dubosq, reproduit par le décor atelier Jozef Wouters. Lumiere Michel Jimenez. Musique Angela Muñoz Martínez et Zevra. Design sonore Dominik Traun. Costume Federico Protto. Photo © Tammo Walter.

Exótica est présenté le 2 décembre au NEXT festival