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Marcela Santander Corvalán, Quietos

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 14 février 2020

Dans sa nouvelle création Quietos, Marcela Santander Corvalán aborde l’écoute comme refuge de la mémoire et de l’imaginaire. D’un poème oublié du XIIe siècle aux chants mapuches du Sud du Chili, la chorégraphe chilienne noue des alliances sororales avec des femmes issues de différentes époques et territoires. L’artiste partage ici son processus de création qui l’a amenée à voyager de sa ville natale Santiago du Chili jusqu’au désert d’Atacama, la région la plus aride sur Terre, à la recherche de matières sonores et sensorielles.

L’idée de Quietos a germé après la découverte d’un poème de Beatriz de Dia, comtesse et trobairitz du XIIe siècle. Comment avez-vous découvert cette archive ?

Je suis tombée sur cette archive un peu par hasard. J’ai été invitée en 2017 par le Centre national de danse contemporaine d’Angers à participer au projet de recherche « Replay, restitution, recréation… pour une typologie de la reprise d’archive ». J’avais pour seul exercice de choisir une archive dans l’inventaire des Archives nationales et de la restituer durant un colloque. Je ne suis ni historienne ni rattachée à un laboratoire de recherche, je trouvais cette proposition étonnante mais intéressante car les autres intervenant·e·s étaient principalement des universitaires et avaient donc une relation à l’archive très différente de la mienne. J’ai invité l’artiste Bettina Blanc Penther à collaborer avec moi sur cette recherche, notamment pour être épaulée dans la pratique au sein d’une grande institution française dont je ne maîtrise pas les codes. Je me suis donné comme ligne de travail de chercher dans un domaine où je n’avais jamais cherché auparavant, une archive qui ne vienne pas de la danse, une archive de femme, un chant qui vient d’une époque que je ne connais absolument pas, peut-être du Moyen-Âge. Nous sommes alors tombées par hasard sur une archive d’un poème de Beatriz de Dia et lorsque j’ai lu la première phrase « A chantar m’er de so qu’ieu non volria » (« Je chanterai ce que je n’aurai pas voulu chanter »), j’ai su que c’était ce que je cherchais.

Cette invitation n’était pas anodine. En mettant cette information en perspective à vos précédentes pièces, nous pouvons remarquer que votre travail, votre pratique, tisse des relations plus ou moins fortes avec l’archive.

En effet c’est une question qui est très présente dans ma vie depuis maintenant plusieurs années. J’ai aujourd’hui un rapport très subjectif aux archives, émotionnel, corporel et parfois aussi plus combatif. Je trouve fascinant de voir comment de petites histoires personnelles se ramifient à des histoires plus grandes, plus globales. Je viens d’un pays colonisé avec une histoire colonisée par celles des autres. Mon éducation personnelle en porte les stigmates, les programmes scolaires étaient d’ailleurs écrits de manière à effacer notre propre histoire, il n’y avait aucune conscience de l’histoire de notre pays et de notre peuple avant la colonisation. J’ai grandi avec ce manque et je continue encore à découvrir et à apprendre cette histoire passé sous silence. Aujourd’hui, en plus de cette histoire occidentalisée, je crois que j’ai aussi besoin de trouver et réécrire d’autres mythologies, d’autres croyances collectives… Comme dit la sociologue bolivienne qui m’inspire beaucoup Silvia Ribeira Cusicanqui : « nous décoloniser, c’est un processus de tous les jours, jusqu’au jour de notre mort ». Et je souhaite que dans toutes mes pièces, d’une manière plus ou moins visibles apparaissent ces réflexions.

De quelle manière cette réflexion se matérialise dans vos précédentes créations ?

Ma relation à l’archive a toujours été très fictionnelle, les archives me parlent, je crée une relation de subjectivité avec les archives. J’ai toujours l’impression que les archives entrent en moi, elles m’accompagnent pour créer des gestes. J’essaie pour chaque pièce d’inventer des relations vivantes et fluides avec ces archives, je n’ai pas une méthodologie que j’utilise à chaque fois, elle se réinvente en permanence. Cette mémoire sensible est pour moi un fil rouge qui se déploie de pièce en pièce. Dans Epoque nous avons créé avec Volmir (duo co-créé avec Volmir Cordeiro en 2015, ndlr.) des chorégraphies à partir d´écrits autobiographiques et des écrits théoriques sur le travail de femmes chorégraphes du XXe siècle. Dans le solo Disparue (2016), j’ai souhaité déconstruire la position « debout » propre à l’histoire de la danse en explorant la posture accroupie. J’y revisite la figure archaïque de la femme accroupie pour comprendre comment et pourquoi des positions disparaissent alors que d’autres persistent dans l’histoire des corps. Dans Mash (duo co-créé avec Annamaria Ajmone en 2017, ndlr.) nous avons décidé de devenir, étant aussi interprètes pour d’autres, nous même la matière du travail, en puisant dans nos expériences de danseuses et nos souvenirs. Nous sommes allées chercher dans nos propres archives. Dans toutes mes pièces je crée des figures à partir de restes. Je pense être dans un corps qui se recompose, et qui danse avec des fragments d’histoire.

En ce qui concerne Quietos, comment cette commande « universitaire » initiale s’est-elle développée en un projet chorégraphique a part entière ?

Après la restitution du colloque, je me suis rendu compte que le chant de Beatriz était toujours là, dans un coin de ma tête. J’ai commencé à imaginer une nouvelle recherche à partir de ce matériau initial et au fur et à mesure que j’avançais je me rendais compte que ce n’était pas ni Beatriz elle-même mon sujet, ni ce chant en particulier. Cette commande a servi d’impulsion pour créer un imaginaire et des pratiques avec Bettina, en tant qu’interprète mais aussi collaboratrice. J’ai alors eu besoin de créer un corpus qui venait dialoguer avec ce chant : d’autres paroles de femmes de différentes époques, des plaintes amoureuses, des chants révolutionnaires espagnols, des chants chiliens, et tout particulièrement des chants mapuches.

Pourquoi cet intérêt particulier pour les chants mapuches ?

Je souhaitais dans un premier temps raccrocher cette première archive du Moyen-Âge à mes propres racines. Les Mapuches sont un peuple autochtone aborigène originaire du sud du Chili. D’une certaine manière cette recherche m’a obligé à me plonger dans cette histoire que je considère ne pas connaître assez bien. Les Mapuches sont un peuple qui a été et est toujours maltraité par l’État chilien. Dans leur organisation il y a des femmes chamanes : les Machis, qui sont des femmes qui possèdent des savoir médicaux, elles ont pour tâche l’exécution des rituels de soin des malades de la communauté. Les Machis ont aussi le rôle de protéger les liens entre les habitant·e·s. J’admire ce peuple et cette culture, depuis toujours il·elle·s se battent pour la reconnaissance de existence et leur terres. Trouver un enregistrement de leurs chants n’est pas si simple. En tant que peuple opprimé et, qui plus est, de tradition orale, il n’existe presque aucune captation vidéo, audio, ni de partition manuscrite. Après de longues recherches, j’ai été en contact avec José Pérez de Arce, un musicologue chilien qui fait des recherches depuis 20 ans et qui venait tout juste de publier une étude sur la musique et les chants mapuches. Dans le livre qu’il m’a offert, il y avait également un CD avec des chants qu’il avait lui-même enregistrés. C’était une archive incroyable qui arrivait à point nommé.

Dans le cadre de la recherche de cette création, vous avez été amenée à voyager pendant plusieurs semaines au Chili. Quels étaient les enjeux de ce déplacement ?

Lorsque j’ai commencé à travailler avec Vanessa (Court, créatrice sonore, ndlr.) et Bettina, nous avons souhaité trouver un lieu pour héberger ces voix. Nous avons répertorié ensemble des expériences physiques que nous avons pu vivre. J’avais envie de partager cette sensation particulière de tempête qui te donne l’impression de devenir toi-même le vent, le sable… des espaces où le son participe à te faire vivre des expériences physiques très puissantes. Je me suis alors rendu compte que c’était uniquement au Chili que j’avais vécue ces expériences fortes du son. Il était donc important pour moi d’aller sur place avec elles pour qu’elles puissent vivre et comprendre ce dont je parlais. Nous avons commencé par nous rendre à Santiago du Chili, qui est ma ville natale. Santiago est une ville qui compte plusieurs millions d’habitant·e·s, ce qui lui donne un aspect assez bordélique. Nous avons travaillé à Nave (centre de résidences et de création) à Yungay, un quartier que j’aime énormément. Nous avons fait ensuite un voyage de quelques jours dans le désert d’Atacama, situé au nord du pays, qui est connu pour être la région la plus aride sur Terre. Je connaissais déjà cet endroit et je souhaitais qu’elles le voient, qu’elles le traversent, et qu’elles l’entendent. Il fallait créer des expériences collectives afin de créer un imaginaire commun. Nous avons visité des lieux fantômes, des villes complètement abandonnées, avec des chiens errants qui nous suivaient. La plupart des paysages de Quietos sont nés pendant ce voyage.

Comment avez-vous conceptualisé ces paysages sonores qui vous accompagnent ?

Expérimenter de grandes étendues à perte de vue efface d’une certaine manière la limite entre le corps et l’espace qui l’entoure. Nous avons créé des archétypes de paysages que le spectateur·rice peut facilement identifier pour s’y projeter. Ces paysages sonores sont comme des appels à l’écoute, des surfaces de protection de souvenirs. Nous avons conceptualisé ces paysages de sorte à donner assez d’informations pour avoir une structure commune mais aussi pour pouvoir laisser l’imaginaire vagabonder. Il y a du vent, des forêts, une fête, assez d’informations pour que le spectateur·rice puisse voyager avec nous. Mais il y a aussi toujours un changement qui vient troubler l’espace, quelque chose de tordu : la forêt devient artificielle, la fanfare devient bordélique, le vent devient inquiétant…

De quelle manière ces « paysages sonores » ont-ils nourri votre partition chorégraphique ?

Je ne voulais pas déguiser l’écoute avec des accessoires ou des décors. Il fallait revenir à des corps et des gestes basiques. Au début de la création de Quietos, nous avons découvert Vocabulary of solitude de l’artiste Ugo Rondinone au Palais de Tokyo. Cette œuvre nous a énormément inspirées. Il s’agit d’une grande installation avec plusieurs dizaines de sculptures de clowns hyperréalistes éparpillé·e·s dans une pièce. Lorsque nous sommes rentrées dans cet espace, ils semblaient attendre, chacun·e plongé·e·s dans leurs réflexions, c’était extrêmement troublant. L’artiste a créé une forme de partition de figures : les corps sont figés, mais pourtant énormément de choses se créent par leurs simples présences. Dans Quietos, on retrouve parfois un peu cette forme dramaturgique, avec un langage primaire et des figures simples, des présences très quotidiennes. Avec Bettina, nous avons construit un vocabulaire et des figures à partir de ces écoutes, nous avons créé des formes d’altérités à partir de nos imaginaires, nous incarnons des physicalités délirées, des fantômes, des personnages de fête, de rues…

Beatritz de Dia, les Machis mapuches, Kate Tempeste, Bettina, Marcela… Une forme de sororité semble caractériser l’esprit de Quietos.

A un moment du spectacle, justement, nous énumérons des noms de femmes. Ces noms appartiennent à des compagnes, d’amies ou de femmes, des activistes, des philosophes, des artistes, etc. On les appelle pour qu’elles soient avec nous pendant le spectacle. Le plateau est peuplé de ces présences qui nous donnent de la force et que nous avons envie de rendre visible. Cette idée est déjà présente dans mon premier spectacle Epoque. Il y a une grande invisibilité des femmes dans l’Histoire et cette sororité résulte simplement d’un désir de réparation de notre histoire. J’aime croire qu’avec ces alliances, d’autres types de relation peuvent être inventés. Je crois beaucoup dans ces forces et ces liens invisibles.

Je ne peux pas ne pas évoquer le mouvement social qui a ébranlé le Chili l’automne dernier et qui a coïncidé avec la création de Quietos. Cet événement a-t-il joué sur le processus de création ?

Pour être honnête on ne s’attendait pas à ce réveil social qui est arrivé début octobre, nous étions en train de terminer la création et j’étais constamment en train de regarder mon téléphone pour voir ce qui se passait là-bas. J’aime énormément que Quietos naisse dans ce contexte de lutte sociale. Je comprends après coup pourquoi je voulais partir travailler au Chili. Évidemment que Quietos porte quelque chose de ce contexte, une force invisible, mais aujourd’hui cet événement me/nous dépasse complètement et sans doute qu’un jour je comprendrai mieux des choix que j’ai pu faire pendant la création. Être loin de toute cette effervescence est parfois difficile car ça fait tellement d’années que je souhaite que ça arrive : une nouvelle constitution, une société plus digne. Je ne peux pas ne pas y être pour le vivre moi aussi, sur place. J’ai envie de contribuer à ce changement. Je fais ce métier car je crois en d’autres modes de travail, d’autres modes de pensée, d’autres modes de relation, d’autres modes de politique collective, et lorsque je vois que tout ça arrive dans mon pays natal, je me dis que c’est possible. C’est une vague d’espoir qui, même si elle est si violente car le Gouvernement et les violences policières aujourd’hui violent les droits humains, je sens que ça ne va pas s’arrêter et que ces luttes collectives sont le seul moyen de changer des choses.

Vu au Manège de Reims dans le cadre du festival Born to be a live. Conception et Chorégraphie Marcela Santander Corvalán. Collaboration artistique Bettina Blanc Penther. Création son Vanessa Court. Création lumières Antoine Crochemore. Photo © Andrés Baron.