Photo Romance Larrieu © Benjamin Favrat 2019

Daniel Larrieu, Chiquenaudes & Romance en stuc

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 juin 2019

Que reste-t-il de la nouvelle danse française aujourd’hui ? Des souvenirs nostalgiques pour certains, des récits anecdotiques et un chapitre dans les livres de danse pour d’autres. L’effervescence des années 80 continue toujours de susciter l’intérêt des contemporains. Figure incandescente de cette époque, le chorégraphe Daniel Larrieu réactive aujourd’hui Chiquenaudes et Romance en stuc, deux opus de jeunesse qui permettent, plus de 30 ans après leur création, de nous rendre compte de la fantaisie et de l’audace caractéristiques de cette génération d’avant garde. Entretien.

Entre répertoire et création, vous remontez aujourd’hui deux oeuvres de jeunesse : Chiquenaudes et Romance en Stuc. Comment est née l’envie de remonter maintenant ces deux pièces ?

C’est en quelque sorte un concours de circonstance. Ces dernières années j’avais mis de côté la création pour d’autres champs d’expériences, j’ai été interprète dans des pièces de théâtre, j’ai fait du cinéma, de la photo, des installations, de la vidéo, j’ai chanté dans des cabarets pour Jérôme Marin, j’ai publié un livre qui retrace le parcours de la compagnie… Puis il y a 2 ans, pour fêter mes 60 ans, je me suis lancé dans l’écriture d’une nouvelle pièce, Littéral, et je me suis rendu compte des grandes difficultés à produire aujourd’hui de grands spectacles. Pendant cette période, Mathilde Monnier m’a invité à intervenir au colloque sur Alain Buffard au CND, pour lequel j’ai présenté un film intitulé a rush is a rush is a rush qui témoigne du parcours d’interprète d’Alain dans mes pièces. En replongeant dans mes archives et en revoyant des vidéos de Romance en Stuc je me suis rendu compte du caractère impertinent de cette pièce. Je me suis senti dingue et insouciant d’avoir fait cette pièce si jeune. Aujourd’hui, le travail de la création est désormais guidé par un manque accru de moyens. Dans le contexte actuel, il serait impossible de monter un projet pareil.

Ces deux pièces sont nées dans le contexte des années 1980, celui de la Nouvelle Danse Française. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?

Au-delà de la volonté de créer quelque chose de nouveau en termes de liberté d’écriture, cette période était extrêmement riche, pas vraiment en terme de moyens, mais en terme de partage. Je crois qu’on ne savait pas réellement ce qu’on faisait, le jeu et le plaisir prenaient le dessus sur l’administratif. Tout le monde se connaissait à Paris, on se croisait à la Ménagerie de verre. Il n’y avait pas autant de danseurs qu’aujourd’hui et on circulait constamment d’un projet à l’autre. Quand je n’étais pas dans mes propres pièces je dansais pour les autres. Il y avait ce goût de faire l’expérience d’ailleurs, une manière de vivre le travail avec une éthique d’échange. Après la création des Centres Chorégraphiques Nationaux en province, le paysage à Paris s’est progressivement transformé, les chorégraphes et les danseurs ont commencé à partir en régions, à créer un nouveau marché. L’écriture et les projets s’en sont retrouvés modifiés.

En 1982, vous avez 25 ans et vous créez Chiquenaudes pour le Concours de Bagnolet. Comment cette pièce a-t-elle vu le jour ?

Je réponds à la commande du format exigé pour les pièces présentées à Bagnolet : un trio de moins de dix minutes. Je propose aux danseuses Pascale Houbin et Michèle Prélonge de faire ce trio avec moi. La chorégraphie est composée de petits gestes qui sont une sorte de montage de figures que nous avons empruntées, reproduites et déconstruites. On s’amuse avec ces matériaux de manière abstraite. À cette période, les seuls studios de danse qui existent à Paris ne sont disponibles qu’en fin de journée après plusieurs heures de cours, l’odeur y est très forte et je ne supporte pas d’y travailler. Nous répétons donc dehors. On commence par travailler sur le chantier des Halles mais à l’époque nous n’avions pas de téléphone et nous n’arrivions pas toujours à nous retrouver. On migre à quelques rues de là, dans la Galerie Véro-Dodat mais on finit par se faire jeter car les passages couverts sont privés. On finit par arriver dans les jardins du Palais Royal. C’était un endroit plutôt stratégique : on pouvait s’abriter de la pluie sous les arcades et aller aux toilettes au Louvre des antiquaires. À cette époque il y avait un parking à la place des colonnes de Buren et les deux fontaines mobiles de Pol Bury n’existaient pas. Aucun règlement interdisait de s’installer ici… Ça a été notre endroit de répétition pendant 2 ans ! J’y ai fait Chiquenaudes et Un sucre ou deux en 1983 et La Peau et les Os en 1984. Ce travail avait la saveur du nouveau, Decouflé et d’autres compagnies ont ensuite suivi… Il n’y avait cependant pas de posture, ou une quelconque envie militante de travailler sous les fenêtres de Jack Lang. Je ne savais même pas que le Ministère de la Culture était là. Finalement, Marie-Thérèse Allier ouvre la ménagerie de verre en 1983, et j’ai commencé à y travailler à partir de 1984.

Le concours de Bagnolet se passe le temps d’un week-end. Quels sont vos souvenirs de ces deux jours ?

Il y avait 30 projets présentés pendant la journée. Cette année là, le jury était composé entre autres de Trisha Brown, Maguy Marin et Dominique Bagouet. Chiquenaudes a gagné le 2e prix, derrière Josette Baïz. Je me souviens que la presse de l’époque avait été plutôt dure, elle parlait de cette édition comme d’une année pas très inspirée et me présentait comme un chorégraphe plutôt facétieux…

Malgré ces commentaires dans la presse, vous êtes remarqué par les professionnels. Trois ans plus tard, vous créez Romance en Stuc au Festival d’Avignon.

C’est Bernard Faivre d’Arcier (directeur du Festival d’Avignon de 1980 à 1984, ndlr) qui m’a proposé de participer à la programmation du festival après avoir vu Chiquenaudes et La Peau et les Os. Je me souviens que j’étais un peu terrorisé : Avignon c’était pour moi Maria Casarès, Jean Vilar, l’incarnation, la parole, la magie du théâtre… Quelques années plus tôt j’y avais fait un stage avec Twyla Tharp à la Chartreuse et j’y ai découvert Carolyn Carlson dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes… Moi j’arrivais comme un bleu avec onze danseurs peints, avec des perruques en mousse de polyuréthane… Avec le recul je ne sais plus du tout comment nous avions réussi à monter ce projet à l’époque, il n’y avait que deux ou trois co-producteurs. Je me souviens que nous avons partagé le plateau du Cloître des Célestins avec Odile Duboc qui présentait sa création Contre jour, Françoise Michel faisait la création lumière des deux pièces. Encore une fois, la presse n’a pas été tendre avec moi, Libération avait titré sa critique «Larrieu la poudre aux yeux»

Comme bon nombre de vos pièces, Romance en Stuc trouve sa genèse dans la littérature, ici le roman Spirite de Théophile Gautier. Comment cette matière textuelle a-t-elle inspiré la dramaturgie de la pièce ?

J’ai lu des livres qui m’ont beaucoup inspiré, souvent par hasard. Il y a des trames de textes qui circulent à l’intérieur du travail : L’Ascension du Mont Ventoux par Pétrarque dans Gravures en 1991, des poèmes de T. S. Eliot, Joseph Beuys dans Anima en 1988… Ces textes sont plus ou moins racontés dans les pièces mais ils n’expliquent jamais ce qu’il se passe sur le plateau. L’incarnation de ces différentes sources se fait toujours à travers la danse. Pour Romance en Stuc, j’ai travaillé d’après le roman Spirite de Théophile Gautier (qui a servi de base au ballet romantique Giselle, ndlr) et des extraits de textes d’Empédocle qui parlent de la nature et de la relation que nous entretenons avec elle. Pour la dramaturgie, je me suis inspiré de la tradition du ballet avec la mise en scène d’un chœur antique et de trois rôles : le destin et un couple.

L’écriture de la danse s’inspire également de la statuaire grecque, les corps y sont très plastiques…

En effet, j’ai fait un grand travail autour de la figure. Je voulais que ça transpire la beauté, au sens sculptural. À l’époque je m’intéressais aux iconographies grecques et égyptiennes. Toute la danse est en épaulement, c’est difficile à danser, il y a énormément de torsions. J’allais souvent au Louvre voir des dessins, des sculptures, regarder si mon corps pouvaient imiter ce que j’y voyais. Mais ce travail du corps n’est pas simplement issu de la pensée, il va plutôt en direction de la pensée. À mes yeux, c’est l’expérience corporelle qui est primordiale, mon écriture a toujours été très liée à ma propre perception.

Des couleurs fluo, des perruques en mousse de polyuréthane… L’esthétique de Romance en Stuc peut surprendre pour l’époque…

C’était une période où l’on faisait de nombreuses expérimentations. Jean-Paul Gaultier travaillait avec avec le même accessoiriste Daniel Cendron. Ces perruques se sont ensuite invitées dans Le défilé de Régine Chopinot. C’était un peu, entre nous, à qui allait avoir l’idée la plus rigolote, on voulait s’amuser… À la même période, Chopinot suspendait ses danseurs dans Rossignol, Karine Saporta travaillait le feu dans sa pièce Un bal dans le couloir de fer… L’année qui a suivi Romance en Stuc, on était tous en maillots de bain dans une piscine pour Waterproof… On osait… chaque projet était une nouvelle aventure !

Le nouveau casting de Romance en Stuc est composé d’une équipe de jeunes danseuses et danseurs. Comment s’est déroulée la transmission/passation des rôles ?

C’était une de mes premières envies lorsque j’ai initié la Collection Daniel Larrieu : transmettre mon travail à une nouvelle génération de danseur-se-s. Une transmission c’est aussi un acte de création, ce n’est pas juste une affaire de forme. Je ne souhaitais donc pas monopoliser cette transmission, mais faire également venir les anciens danseurs, pour créer une polyphonie de témoignages, que les nouveaux interprètes puissent recevoir des informations à des niveaux et des expériences de confort différents. Les anciens danseurs de Romance en Stuc, Sara Lindon, Laurence Rondoni, Dominique Brunet, Didier Chauvin, Bertrand Lombard ont donc participé à la transmission de leurs propres rôles. Je suis très attaché à l’idée de sur-mesure. Certains ont travaillé sur le détail, d’autres sur les sensations, avec des images, ou des termes plus techniques. La vraie réactivation d’une pièce passe par toutes ses nuances. Composer la nouvelle distribution n’a pas été simple, choisir des interprètes qui viennent du classique ou du contemporain… Les corps ont beaucoup changé en 30 ans.

En quoi les corps d’aujourd’hui sont-ils différents de ceux des années 80 ?

Les jeunes chorégraphes ont aujourd’hui une conscience accrue de leur démarche artistique, mais la question de l’écriture et de la composition chorégraphique est très peu présente. De nos jours, il est plus difficile de travailler à partir d’une partition purement écrite, la matière chorégraphique vient du-de la danseur-se. Il est très rare de pouvoir demander à un-e danseur-se un geste formel. J’ai le sentiment que la nouvelle génération de danseur.se.s est beaucoup plus relâchée, ce qui produit une autre forme de danse. Je constate qu’il y a une réduction de la distance entre le pied et la tête, une ligne verticale qu’on pouvait par exemple retrouver chez Dominique Bagouet où les danseurs étaient très longs, leurs colonnes vertébrales s’étiraient plus… Cette verticalité a été laissée à la danse académique, qui aujourd’hui, après nous avoir massacré.e.s pendant plusieurs générations, s’est appropriée toute la puissance créative de notre génération, dont le souhait était pourtant d’échapper à cette culture du corps académique.

Vous avez initié il y a quelques années la Collection Daniel Larrieu pour penser la transmission de votre répertoire et Mémoire vives, projet de collecte et de numérisation de documents vidéos de votre compagnie. Quelles motivations animent ce désir de sauvegarde ?

Les passages où j’ai le plus souffert dans ma vie étaient les moments où j’ai dû vider les maisons des morts. Dans les années à venir, nous n’aurons plus vraiment l’occasion de travailler avec la matière même de cette époque : les danseurs. Je préfère commencer ce travail de transmission de mon vivant. J’ai 62 ans cette année, et je n’ai pas envie d’attendre d’être gaga pour que des jeunes gens viennent me poser des questions sensibles sur tel geste dans telle pièce. Ces dernières années nous avons remonté de nombreuses pièces de répertoire pour le public amateur : Maria La O, Jungle sur la planète Vénus, Éléphant et les faons… C’est très agréable à faire, il n’y a pas la pression de la création. Aujourd’hui, en réactivant Romance en Stuc, une des choses qui m’intéressaient surtout, c’était de confronter cette pièce à une génération nouvelle et de voir comment elle serait perçue au regard tout ce qui s’est passé dans la danse depuis 30 ans.

Nous voyons depuis maintenant quelques saisons un revival des années 80, avec la reprise de plusieurs pièces de cette époque. A votre avis, pourquoi cet intérêt pour cette décennie en particulier ?

On parle souvent des années 80, de la Nouvelle Danse Française, comme d’une période glorieuse… Mais elle n’était pas glorieuse du tout, on galérait autant qu’aujourd’hui. Je me souviens d’être allé faire un emprunt à ma banque pour pouvoir payer les salaires des danseurs à Avignon… En 2015, les Centres Chorégraphiques Nationaux ont eu 30 ans et il y a eu une grande fête avec tous les anciennes directrices et anciens directeurs. On était plus d’une cinquantaine (Daniel Larrieu a dirigé le Centre chorégraphique national de Tours de 1994 à fin 2002, ndlr) … Le nombre des anciens chorégraphes à avoir dirigé un CCN est aujourd’hui beaucoup plus grand que le nombre de chorégraphes actuellement à la direction de ces structures. Que font ces auteur-e-s aujourd’hui ? Il y a comme une espèce de vortex amnésique qui a effacé notre passé. Nous sommes nombreux à avoir été éjecté-e-s du système aujourd’hui, qui est très gourmand de jeunisme ! Lorsque je suis arrivé à Paris et que j’ai commencé à travailler, nous avons nous aussi écrasé la génération précédente. Maintenant, les jeunes gens nous connaissent vaguement de nom. Si les spectateurs d’aujourd’hui peuvent, au moins, voir ces pièces, ils pourront se rendre compte du travail réel de cette époque, pas de son illusion.

Chiquenaudes et Romance en Stuc, vu au Grand Théâtre de Tours, dans le cadre du Festival Tours d’Horizon. Chorégraphie Daniel Larrieu. Réactivation Daniel Larrieu, Jérôme Andrieu. Avec Sophie Billon, Victor Brecard, Élodie Cottet, Léa Lansade, Marion Peuta, Jérôme Andrieu, Yohann Baran, Pierre Chauvin, Enzo Pauchet, Raoul Riva, Julien-Henri Vu Van Dung. Photo © Benjamin Favrat.

Les 17 et 18 juin au Centre National de la Danse dans le cadre de Camping et des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine Saint-Denis.