Photo © Atelier Chevara

Erwan Keravec « La musique traditionnelle est une musique d’héritage : on la transforme, la malaxe, et on la transmet »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 13 octobre 2017

Enfant, Erwan Keravec suivait ses parents lors des fêtes organisées par les associations locales bretonnes. De cet héritage familial est sans doute né le désir de travailler avec cet instrument de musique à la sonorité unique : la cornemuse. Depuis, il n’a cessé de réinventer et questionner la pratique de cet instrument entre tradition et anticonformisme. Depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années, le musicien collabore également avec des chorégraphes de danse contemporaine. Il a accepté de revenir avec nous sur son parcours, ses rencontres, et les enjeux de ses dernières créations Breathisdancing, Blind et Membre Fantôme, toutes les trois en tournée cette saison.

Quels sont vos premiers souvenirs en tant que sonneur de cornemuse ?

Quand j’étais enfant, ma mère encadrait la création d’un bagad (un bagad est ensemble musical de type orchestre interprétant des airs le plus souvent issus du répertoire traditionnel breton, ndlr) à Pluneret (dans le Morbihan, ndlr). Avant même d’apprendre à jouer, je devais certainement traîner avec elle aux répétitions car je me souviens de ces après-midis, où les musiciens jouaient. Ces répétitions étaient dans une ancienne école qui jouxtait le stade de foot. Je me souviens des pauses à jouer au foot ! Je me souviens aussi des fest-noz (mot breton signifiant « fête de nuit », ndlr) où j’entendais des sonneurs de couple, le duo traditionnel ou encore les rencontres/concours de bagadoù. J’ai appris avec ces musiciens amateurs, professeurs de musique sur leur temps libre. Aujourd’hui, ces instruments sont enseignés en conservatoire avec des musiciens qui sont formés à l’enseignement. Au moment de mon apprentissage, ce n’était pas le cas. J’ai aussi eu la grande chance, adolescent, de rencontrer le luthier/sonneur Jorj Botuha. Son atelier n’était pas très loin de chez moi et j’y trainais souvent… Avant même de jouer, Jorj m’a appris à ancher l’instrument (une anche est une languette flexible dont les vibrations propagent le son dans certains instruments de musique, ndlr). Il me disait qu’avant de jouer, il fallait choisir le son.

Avant d’avoir une pratique contemporaine de la cornemuse, vous avez commencé par faire de la musique traditionnelle, principalement bretonne et écossaise. Dans quels contextes avez-vous fait vos premières improvisations ?

En 1996, alors que je jouais au Bagad de Locoal-Mendon, j’ai rencontré la Marmite Infernale, le big-band de l’ARFI (Association à la Recherche d’un Folklore Imaginaire). Lors de l’enregistrement du disque, les musiciens de l’ARFI ont sollicité un musicien à la bombarde et un à la cornemuse pour jouer chacun une improvisation. Ça a été ma première relation avec l’improvisation libre. En musique traditionnelle bretonne, on n’a pas cette pratique. Il y a, bien sûr, la variation dans la musique de couple, le duo traditionnel bombarde/cornemuse, mais la musique est fonctionnelle surtout pour la danse. Après cet épisode, j’ai intégré un groupe de l’ARFI. Très rapidement, j’ai été confronté au rôle du chant lead que la cornemuse prend souvent. Je voulais aussi pouvoir prendre le rôle d’accompagnement et pouvoir jouer sur la dynamique. Je voulais aussi trouver une façon différente d’être à la mélodie et surtout pouvoir penser la mélodie différemment que ce que je faisais jusque-là. J’ai alors commencé à chercher tous les sons périphériques de l’instrument, c’est à dire, ceux que l’on n’utilise pas voire que l’on cherche plutôt à cacher. Mais, tout le problème de ces sons, c’est qu’ils ne sont que du bruit si on n’arrive pas à organiser une musique avec. Il faut trouver comment les rendre musicaux. Plus tard, Philippe Leroux, lors du travail de sa pièce pour cornemuse solo qui n’utilise que ces sons, m’expliqua qu’il fallait affirmer la pensée. Pour lui, ça passait par la sensation du contrôle, une maîtrise de ces sons en évitant l’impression du hasard.

Comment est né le désir de cette nouvelle pratique de l’instrument ?

En 2007, j’ai enregistré mon premier disque solo, Urban Pipes. J’ai voulu travailler sur une musique qui n’évoque pas l’origine de la cornemuse. Ce n’était pas du tout par rejet de cette musique que j’aime toujours autant mais plus par curiosité de ce qu’il pouvait être possible. En sortant de ce disque, j’ai pris conscience de la difficulté, pour moi, d’imaginer cette musique. Car, à cette époque, ma culture était aussi celle de l’instrument. Je veux dire par là que je pense qu’on imagine une musique en se servant de son histoire. Et même en cherchant à s’en éloigner, on est forcément influencé. A l’époque ma culture était proche de celle de l’instrument. J’ai alors imaginé confier ma cornemuse et les modes de jeu que j’avais déjà trouvés à d’autres personnes. J’ai assez vite écarté les musiciens/compositeurs venant du jazz, car, souvent, ils étaient trop intéressés par ce que je pouvais faire en improvisation. Ce n’était pas ma recherche. Au contraire, j’avais envie d’être confronté à des pensées musicales différentes de la mienne. En écoutant une pièce pour clarinette de Georges Aperghis, je me suis décidé à passer des commandes à des compositeurs de musique contemporaine. J’ai commencé par les solliciter pour des solos. Tout d’abord parce que cette forme est celle de la tradition en écosse. Et surtout, parce que le solo oblige à pousser le propos. Les compositeurs étaient obligés de se plonger totalement dans la compréhension de l’instrument. Depuis, j’ai créé douze pièces en solo avec dix compositeurs. En mai prochain, je ferai la treizième avec Heiner Goebbels.

Comment votre travail et votre pratique se sont-il intégrés dans le paysage musical contemporain ?

Aujourd’hui, je joue autant de la musique improvisée que de la musique écrite par des compositeurs. J’aime autant improviser avec Mats Gustafsson (saxophoniste de free jazz suédois, ndlr) que jouer la musique de Wolfgang Mitterer (organiste et compositeur autrichien, ndlr)…Evidemment, ça n’a pas été super simple au départ. Je n’évoluais plus que dans des milieux qui m’étaient étrangers. J’étais un peu une sorte de curiosité. En musique contemporaine, j’étais souvent relégué dans la catégorie « instrument rare ». Étrange quand on pense qu’il y a plus d‘un million de sonneurs de cornemuse écossaise au monde. Il fallait alors que j’explique que ce que j’entreprenais n’était pas une anecdote, je passais mon temps à essayer de convaincre. Aujourd’hui, je n’essaie plus de convaincre de la pertinence de ce qui m’intéresse, j’essaie juste de faire.

Depuis vos premières compositions jusqu’à celles d’aujourd’hui, retrouve-t-on des analogies dans votre écriture musicale ?

De l’enregistrement d’Urban Pipes à aujourd’hui, je crois avoir beaucoup changé. En travaillant avec des compositeurs, des improvisateurs et des chorégraphes, ma culture musicale s’est éloignée de la culture de l’instrument. Ce que je ne pouvais pas écrire, il y a 10 ans, est maintenant quelque chose que je peux faire grâce à toutes ces artistes. Ce qui n’a pas changé, c’est l’instrument. J’ai fait le choix de ne pas transformer l’instrument et de garder celui que tous les sonneurs utilisent ou peuvent utiliser. Des musiciens comme David Watson ou Yoshi Wada ont transformé l’instrument pour créer des sons qui lui sont impossible, une sorte de cornemuse préparée comme on parle de piano préparé. C’est peut-être pour ça que je continue à me définir comme un sonneur, bien que je ne joue presque plus de répertoire traditionnel. C’est d’ailleurs l’intérêt, il me semble, de la musique traditionnelle. C’est avant tout une musique d’héritage. On reçoit une musique des générations précédentes, on la transforme, la malaxe, et on la transmet. Ce sont les vivants qui décident de ce qu’est cette musique aujourd’hui.

Vous avez ensuite travaillé avec les chorégraphes Gaëlle Bourges, Boris Charmatz ou Emmanuelle Huynh. Comment êtes-vous arrivé dans le monde de la danse ?

La rencontre entre la Marmite Infernale et le bagad de Locoal-Mendon a été présentée plusieurs fois en concert, dont une fois en présence de la chorégraphe Gaëlle Bourges. Ça devait être en 1998. Gaëlle m’a contacté après ce concert. J’étais totalement ignorant de ce dont elle me parlait, mais j’ai voulu tenter le coup. J’étais hyper « open » à l’époque… Mais bon, j’étais bien perdu au départ. Je ne comprenais pas vraiment où ça allait. Les temps de studio me paraissaient interminables… Mais, il y avait quelque chose de passionnant qui se passait. Dix-sept ans après, je travaille toujours avec Gaëlle. J’ai d’ailleurs participé à la musique de ses deux dernières pièces.

J’ai ensuite rencontré la plasticienne Cécile Borne qui m’a demandé de faire une performance avec Florence Casanave dans une de ses installations. Cécile m’a ensuite de nouveau invité dans un de ses dispositifs plastiques avec Florence, Jean-Luc Cappozzo et elle même. C’est grâce à Cécile que j’ai rencontré le chorégraphe Boris Charmatz. D’abord sous la forme d’une performance improvisée, puis pour la pièce enfant créée au Festival d’Avignon en 2011. Boris m’a demandé ensuite de faire une improvisation avec le chorégraphe Daniel Linehan pour la vingt-cinquième heure du Festival d’Avignon (en 2011, ndlr). C’est également avec enfant que j’ai rencontré la chorégraphe Emmanuelle Huynh. Tout comme en musique improvisée, ou en musique contemporaine, mon chemin avec la danse se fait de proche en proche. Un improvisateur m’en fait découvrir un autre, un interprète me fait découvrir un compositeur…

Comment ces premières rencontres ont-elle nourri votre désir de continuer à travailler avec des chorégraphes ?

De ces improvisations avec Florence Casanave, Boris Charmatz ou Daniel Linehan, il m’est resté ce plaisir de rencontre. Alors, j’ai commencé à contacter des chorégraphes, dont le travail me plaisait, pour leur demander d’improviser en duo avec moi, comme avec Mickaël Phelippeau ou Emmanuelle Huynh. Ces chorégraphes acceptaient ma façon de se rencontrer, c’est à dire dans une forme improvisée. Dans mon esprit, on le fait une fois et puis voilà, ça peut s’arrêter là. Pour Mickaël comme pour Emmanuelle, il y a eu des rebonds. Pour Mickaël, ça a été la proposition, quelques années plus tard, de la SACD et du Festival d’Avignon de faire un Sujet à Vif. Pour Emmanuelle, ça a été des demandes de diffuseurs pour présenter ce duo. Dans les deux cas, j’ai accepté de quitter mon terrain de jeu, l’improvisation, pour aller vers leur forme de travail. Pour le duo avec Emmanuelle, nous sommes allés en studio quand nous avons eu à rejouer ensemble. La première improvisation a servi de base à une écriture que nous avons gardée très ouverte. Pendant ce temps en studio, Emmanuelle m’a demandé de travailler sur des contacts entre elle, la cornemuse et moi. Le tout en musique. Ce travail a énormément changé le jeu par la suite.

Pendant une improvisation avec un danseur, comment sa présence influence-t-elle votre manière de jouer ?

Quand je parlais de la première fois où j’ai improvisé avec des musiciens, je parlais d’un saut dans le vide. J’improvise avec des musiciens depuis maintenant quinze ans. Je ne ressens plus ce saut dans le vide. Ce n’est plus vraiment à cet endroit-là que ça se passe. Il y a toujours des surprises, bien sûr. Il faut aussi dire qu’il y a plusieurs façons d’improviser. Jean-Luc Cappozzo, un incroyable trompettiste avec qui j’ai la chance de faire un duo depuis la rencontre avec l’ARFI, improvise en cherchant, ou plutôt en souhaitant, le moment où la musique ira au-delà de lui, une forme de lâcher prise. Il m’a souvent décrit cette chose-là comme son plus grand plaisir à l’improvisation.

Pour ma part, je n’improvise pas comme ça. Même si c’est certainement cette sensation de saut dans le vide que j’ai pu vivre au départ. Aujourd’hui, dans une improvisation musicale, j’échafaude en permanence des formes, je projette des idées même si je dois y revenir en permanence. Ce n’est même pas une recherche du contrôle, mais simplement que mon esprit est formé comme ça. Là où Jean-Luc recherche l’inconscient, moi, je joue en conscience. Quand je monte sur un plateau pour une improvisation avec un chorégraphe, je revis cette chose-là. Je n’arrive pas à projeter. Je suis obligé d’aller sur des terrains qui ne sont pas les miens. Alors, il se passe quelque chose au-delà de moi.

La particularité de l’improvisation est d’être compositeur et interprète au même moment. Ça veut dire avoir conscience de ce que l’ensemble propose au spectateur et de ce qu’individuellement on amène à la proposition. Lors d’une improvisation musicale, il faut écouter la musique produite par l’ensemble, tout en participant à sa création. D’une certaine manière, c’est être compositeur/interprète/auditeur le tout en même temps. La difficulté supplémentaire lors d’une improvisation avec la danse est qu’il est parfois difficile de savoir ce que le spectateur voit. Ma position au plateau ne me permettant pas toujours de voir mon partenaire.

Qu’est-ce qui vous intéresse – en tant que musicien – dans le fait de collaborer à des objets chorégraphiques ?

Ce qui m’intéresse avec les chorégraphes, c’est exactement la même chose qu’avec les compositeurs et les improvisateurs, j’aime qu’ils me déplacent. Ça rejoint ce que j’expliquais sur ma relation à mon héritage et ma capacité à imaginer de la musique. Travailler avec tous ces artistes, c’est m’amener à m’interroger sur ce que je peux faire et sur ce que le résultat produit. Les compositeurs ont surtout amené de nouvelles organisations à la musique, de nouvelles formes. C’est pour ça que je les sollicite, pour une pensée qui n’est pas la mienne. En étant le vecteur de la pensée de quelqu’un d’autre, on apprend beaucoup sur soi-même. Je ne pourrais pas me contenter d’être un interprète, mais aujourd’hui, je ne pourrais plus m’en passer tant ça stimule tout le reste de mon travail.

Les chorégraphes ont surtout imaginé des situations ou un propos à respecter. Et bien sûr, un travail au plateau que le concert ne nécessite pas forcément. Les situations chorégraphiques peuvent devenir contraignantes pour la production de la musique. C’est une chose qu’Emmanuelle Huynh et moi avons dû résoudre. Au cours du travail sur ce duo, je me suis rendu compte que certaines positions m’empêchaient de faire autre chose que de la musique bruitiste. Il a fallu que l’on trouve comment garder la proposition chorégraphique et garder la main sur la musique.

Dès la première pièce avec Gaëlle Bourges, c’est la relation au temps qui s’est avérée différente. Le musicien a une certaine forme d’objectivité par rapport à la quantification du temps. C’est l’habitude de la mesure et du tempo qui découpent le temps. Les chorégraphes avec qui je travaille ont plus une relation avec les évènements à produire : le temps que ça prend peut changer. Au départ, cette relation au temps a été surprenante pour moi, je n’arrivais pas à avoir cette souplesse. L’autre possibilité, bien sûr, est que l’écriture musicale précède l’écriture chorégraphique. Mais, ce n’est pas la relation que je souhaite avoir avec la danse. J’aime que les deux soient écrites en même temps.

À votre avis, que recherchent les chorégraphes dans les sonorités de la cornemuse ?

Quand Emmanuelle Huynh parle de notre duo, elle dit que l’on est trois car elle place la cornemuse comme un personnage au plateau. Elle a d’ailleurs eu envie de s’en servir. Bien sûr, le son de la cornemuse doit être une des raisons. Mais, j’ai aussi l’impression que chacun d’eux a une relation très différente à l’instrument. Pour Emmanuelle, c’est l’objet avec sa forme : son sac et ses tubes. Pour Mickaël, c’est la relation à la tradition. Pour Alban Richard, avec qui je travaille sur une pièce depuis mars dernier, c’est le souffle et la puissance du son… Tous ont autant d’intérêt au son qu’à ma présence en scène. Il n’y a que Gaëlle Bourges qui m’ait demandé d’enregistrer une bande pour ces 2 dernières pièces. C’était assez étrange car je ne participais pas aux répétitions. J’ai seulement eu des échanges avec Gaëlle sur ce qu’elle voulait.

Vous avez créé Blind en 2015. Pouvez-vous revenir sur la genèse de la pièce ?

Au départ, il y a eu cette idée que la musique n’a pas besoin des yeux, que parfois, ils sont même un obstacle. Il nous suffit de voir le mouvement du musicien pour appréhender le son qu’il va produire et ce son ne nous surprend plus. Les yeux bandés, chaque son est une surprise. Alors, on est plus attentif, plus vigilant. L’espace aussi nous semble différent. On redécouvre le lointain. La différence entre le lointain et le proche semble plus grande. Avoir les yeux bandés isole le spectateur du groupe. Tout paraît plus intense, la musique, le déplacement d’air lié au mouvement. Il faut avoir confiance, se laisser aller. Cette situation inverse les rôles habituels. Lors d’un spectacle, ce sont les artistes qui se livrent au regard. Ici, c’est plutôt le spectateur qui est en situation de se livrer. Et puis, la mémoire travaille, cherche à reconnaître les choses, à savoir qui les produit et d’où elles viennent. Alors, on finit par penser que ce n’est que pour soi, que les choses nous sont individuellement adressées.

Comment avez-vous composé l’équipe de musiciens avec qui vous travaillez ? Comment se sont déroulées les répétitions ?

Hélène Labarrière, Philippe Foch et Raphaël Quenehen sont les trois musiciens avec moi. Ce sont de brillants musiciens, mais ce n’est pas seulement ce qui m’a amené à les contacter. C’est, avant tout, parce que je les avais vus dans des situations de jeu autres que concertantes : avec la danse, en situation de performance… Je savais que je pouvais leur demander de se déplacer. Je leur ai soumis mon envie avec la nécessité d’accepter de ne pas être qu’instrumentiste. Pour les répétitions, je suis arrivé avec un cadre de travail et une orientation. Au tout début, on a travaillé sur des situations de jeu que je proposais et très rapidement mes camarades se sont pris au jeu. Alors, nous avons répété en essayant toutes les idées proposées, parfois les plus étranges… Chacun à notre tour passant à la position de l’aveugle, on a cherché les profondeurs de champs et les espaces.

De la même façon, on a éprouvé l’intérêt de l’électronique. Au tout départ, je suis arrivé avec l’équipe technique du Quartz à Brest en disant ce que je voulais comme dispositif de diffusion sans savoir ce que j’allais mettre dedans. Ils ont développé ma demande. Puis en répétition avec Kenan Trévien, on a éprouvé l’idée d’abord seule, puis liée aux musiciens et aux situations. Au bout des deux semaines de répétitions, j’ai écrit une trame avec le rôle de chacun, les positions dans l’espace, les nuances suivant les scènes, mais sans écrire une note de musique. Chacun joue ce qu’il veut en respectant cette trame. D’abord, parce que ce que je pourrais écrire serait moins bien que ce qu’ils peuvent improviser, et surtout car de cette manière, la pièce bouge tout le temps.

En 2016, la SACD et le Festival d’Avignon vous ont proposé de travailler avec le chorégraphe Mickaël Phelippeau dans le cadre des Sujets à Vifs. Artistiquement, qu’est-ce qui vous rapproche ? 

La première chose qui nous rapproche est avant tout humaine. Mickaël et moi aimons bien papoter en buvant des cafés et fumant des clopes… Je dis ça en plaisantant mais pour moi, ça commence souvent par quelque chose comme ça. Que ce soit mon duo avec Beñat Achiary ou celui avec Jean-Luc Cappozzo, nous n’avons jamais répété. Par contre, nous avons beaucoup parlé, discuté, pas forcément de musique, surtout de tout, de nos vies, de ce qui est important pour nous. En faisant cela, on crée un lien qui permet d’arriver sur scène et de pouvoir être en confiance avec l’autre. Alors, on peut se brusquer. Quand la proposition de la SACD et du Festival d’Avignon est arrivée, je me suis d’abord dit « chouette, on ne va pas s’ennuyer ». J’ai eu l’occasion de voir plusieurs pièces de Mickaël et à chaque fois, sa capacité à révéler l’autre m’a bluffé. Ces portraits, bien que dédiés à une personne, arrivent à nous parler de bien d’autres choses. Le sujet de Mickaël d’une certaine marnière, c’est l’autre. Mais pour ce Sujet à Vif, il devenait aussi le sujet car c’est un duo.

Qu’est-ce qui fait écho entre vos deux pratiques artistiques ?

L’idée des Sujets à Vifs n’est pas de constituer des duos avec des artistes dont les travaux ont une grande proximité. Pour Mickaël et moi, c’est bien le cas. Il me semble que nos travaux sont assez éloignés. Pour autant, on y retrouve l’envie de la rencontre avec l’autre. C’est le sujet pour Mickaël, c’est plus un moyen pour moi. Et, bien sûr, ce qui nous relie est l’intérêt de Mickaël pour la tradition bretonne. Mickaël avait déjà travaillé avec le danseur breton Yves Calvez.

Comment le dialogue s’est-il engagé entre vous ?

Les Sujets à Vifs sont des commandes. Il n’y a donc pas d’idée de travail au départ. On se réunit parce qu’on accepte la proposition. Mickaël a souhaité que l’on travaille pendant 3 semaines. Ma première réaction fut la surprise : « qu’est-ce qu’on va faire pendant 3 semaines ? ». J’ai accepté mais je lui ai demandé de venir répéter chez moi, à côté de Lorient. Cette pièce, d’une certaine manière, est la relation d’amitié que nous avons tissée pendant ces 3 semaines. Je disais tout à l’heure que le travail de Mickaël est basé sur la rencontre. Il a mis en place une sorte de boite à outils pour faciliter ça. Les idées sont venues au fur et à mesure. Il y a d’abord eu la curiosité de Mickaël pour la danse traditionnelle bretonne, puis, par extension, notre rapport à l’héritage culturel, familial, mais aussi à notre propre histoire.

Comment se sont déroulées les étapes de recherches et de travail ? De manière empirique en studio ?

Après ce temps où nous avons défini le sujet, on a parlé de musique. J’ai proposé plusieurs pièces dont deux que Bernard Cavanna a écrit pour ma cornemuse : L’accord ne m’use pas la nuit et To Air One. Ces deux pièces sont très différentes, dans la première Cavanna a écrit ce qui pourrait être une jig (la jig est une forme de danse folklorique se dansant principalement sur une mesure ternaire, ndlr) alors que dans la seconde, la cornemuse ne sonne jamais dans une situation classique. Mickaël a proposé un tube d’Alan Stivell. Mickaël et moi avons alimenté notre idée de départ avec plusieurs choses qui n’avaient rien avoir entre elles… Pendant un bon moment, ça allait dans tous les sens. Puis nous avons mis de l’ordre à tout ça seulement quelques jours avant d’arriver à Avignon. De toutes mes pièces, Membre Fantôme est sans doute la plus « écrite ». Même si on est très spontanés dans le jeu, notre trame est très précise.

Qu’est-ce qui se cache derrière ce titre : Membre fantôme ?

Au tout départ du travail, Mickaël est venu avec un livre de Peter Szendy, Membre Fantôme. Il m’a lu un passage qui parle d’un musicien apprenant le piano. Cet élève décrit son apprentissage comme la reproduction du mouvement de son professeur. Il parle aussi plus de l’instrument objet que de l’instrument musical. Ce titre fait aussi écho pour moi à ma relation aujourd’hui à la tradition, je dis souvent que même si je n’en joue pas, il reste toujours quelque chose d’elle qui transpire. Elle continue à agir sans être citée. Pour moi, le membre fantôme, c’est ça.

Cette année vous avez également signé la musique de Breathisdancing du chorégraphe Alban Richard. À quel moment êtes vous arrivé sur le projet ?

Alban m’a contacté au tout début, je crois… Il voulait travailler sur un trio avec le souffle au centre. Je connaissais déjà Alban avant qu’il me propose cette pièce. J’aimais beaucoup son rapport à la musique. Alban sait vraiment de quoi il parle quand il évoque cet art. Il en maîtrise le vocabulaire, les nuances, les formes… J’aimais avant tout parler de musique avec lui. Alors, quand il y a eu cette proposition de la POP de travailler sur un « récital étendu » et qu’il me l’a proposé, je lui ai dit oui, évidemment. Forcément, j’étais curieux de savoir où il pourrait emmener cette idée, comment la musique serait au centre du projet. Habituellement, quand je travaille avec des chorégraphes, la musique n’est pas le sujet.

Comment avez-vous travaillé avec Alban et la chanteuse Mariam Wallentin ?

Alban est arrivé avec son idée. Puis, nous avons essayé tout ce qui arrivait des uns et des autres. Bien qu’étant avec deux musiciens, c’est surtout Alban qui a amené les idées musicales et sonores. On est beaucoup passés par des improvisations. Puis, Alban a organisé ces idées. Tout comme Blind, la pièce est plus une trame qui définit le rôle de chacun, le vocabulaire que l’on peut utiliser, les déplacements possibles plutôt qu’une écriture formelle.

Photos © Atelier Chevara / Agathe Poupeney / Pierre Grosbois