Photo Julie Balagué

Carrousel, Vincent Thomasset

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 12 novembre 2019

Tantôt estampillé dans la catégorie théâtre des brochures de saison, tantôt tête d’affiche d’un festival de danse, Vincent Thomasset slalome et joue entre les disciplines et les catégories. Empruntant tout aussi bien les codes du théâtre que ceux de la danse, l’artiste expérimente depuis maintenant plusieurs années les frictions et les relations entre matières textuelles et écriture chorégraphique. Sa dernière création Carrousel convoque au plateau des textes du 17e siècle et explore la notion de pouvoir liée au dressage du vivant, aussi bien animal qu’humain.

Votre pratique se trouve à la croisée de plusieurs disciplines, vous avez suivi une formation en danse, vos interprètes sont majoritairement des danseurs·se·s… Cependant le texte et la mise en scène occupent une place essentielle dans votre travail. Comment envisagez-vous ces enjeux autour de la discipline dans votre travail ?

Si j’utilise des textes, je ne crois pas pour autant les mettre en scène. Ce serait plutôt de l’agencement : agencer un texte au même titre que des éléments plastiques, des interprètes, leurs déplacements, leurs mouvements. Un travail de composition en quelque sorte. Je préfère réfléchir en termes de dynamiques, de rythme, avec un rapport assez intuitif aux éléments, le sens apparaissant au fil du processus de création. Ce n’est peut-être ni de la danse, ni du théâtre ou plutôt, très certainement les deux… qu’importe ! J’utilise un vocabulaire à la fois textuel et chorégraphique ayant toujours éprouvé la nécessité de travailler ces deux endroits, comme si toute tentative d’appréhension du monde sur un plateau devait se traduire en actes, paroles et mouvements. Dans tous les cas, j’essaie de ne pas en tenir compte. Même si ces questions me rattrapent parfois, à mon corps défendant, elles dépendent plus de l’institution, des logiques de diffusion et de production, de diffusion…. Nous sommes plusieurs à naviguer entre deux eaux, il paraîtrait juste d’arriver à reconnaître la spécificité de ces démarches en créant, par exemple, un département spécifique au sein de l’institution qui répondrait à l’évolution de nos pratiques.

En tant que chorégraphe, qu’est-ce qui vous intéresse en particulier dans la matière textuelle ?

À chaque projet, la place du texte est réinterrogée : cela peut être un texte autour duquel l’ensemble de la pièce est construit ou alors l’imbrication de textes hétérogènes écrits à différents moments, dont certains pendant le processus de création. Le travail consiste ainsi à confronter ces lignes de sens à des éléments hétérogènes que sont le corps, la présence des interprètes, et tout autre élément participant à la création. Si l’on considère le texte comme la transcription d’un ensemble d’opérations multiples qui peuvent trouver des traductions physiques au plateau (accélérations, bifurcations, arrêts, retours en arrière, contournements d’obstacles…), alors, le travail chorégraphique a toute sa place. Une matière textuelle produit des blocs de sens qui peuvent être considérés comme des éléments plastiques. Il reste alors à comprendre comment les interprètes peuvent s’en emparer, que ce soit en le répartissant entre plusieurs interprètes – procédé de doublage en direct utilisé dans plusieurs de mes pièces – ou encore en s’y déplaçant, au sens physique du terme. Dans Carrousel, nous avons utilisé l’écriture au sens graphique du terme : les interprètes écrivent l’alphabet de A à Z, en sautant quand le stylo se lève, reculant quand celui-ci revient en arrière, ils peuvent également écrire en digital, à l’image des radios-réveils, avec les pieds et les avant-bras. Les possibilités sont nombreuses.

En 2013 vous adaptiez Arsenic et Vieilles Dentelles de Franck Capra, en 2015 les Lettres de non-motivation de Julien Prévieux. Dans Carrousel vous avez travaillé à partir de textes pour la plupart écrits au 17e siècle… En tant que chorégraphe, comment votre intérêt sarrête-t-il sur des textes en particulier ?

Ces deux premières pièces constituent deux expérimentations singulières liées à la nécessité, à un moment donné, d’explorer le théâtre. Pour Bodies in the Cellar, j’avais choisi de désadapter le film de Frank Capra Arsenic et Vieilles Dentelles afin de créer une double partition vocale et physique : le texte était dit par Jonathan Capdevielle (acteur), Lorenzo De Angelis (danseur) s’emparant, quantà lui, de la partition physique. À titre anecdotique, Arsenic et Vieilles Dentelles a aussi été la première pièce de théâtre que j’ai vu à Chomérac en Ardèche, dans laquelle jouait mon professeur de français. Pour les Lettres de non-motivation de Julien Prévieux, je voulais travailler avec des interprètes dramatiques uniquement, explorer l’art du théâtre… J’ai alors choisi un ensemble de textes qui n’avait pas été pensé pour la scène mais qui constituait un formidable travail sur l’écriture et le langage. L’aspect chorégraphique était absent de cette pièce. Médail Décor et Les Protragronistes s’appuient tout deux sur des textes écrits en amont, agencés lors du processus de création. Les textes sélectionnés l’ont été pour leur hétérogénéité et chaque séquence proposait un parti-pris différent : que ce soit Lorenzo De Angelis en play-back sur une séquence d’apprentissage de texte, ou encore, se déplaçant au milieu du texte comme dans un labyrinthe, ou moi-même proposant milles gestes par accident lors d’une autobiographie express.

Comment avez-vous rassemblé les différentes matières textuelles présentes dans Carrousel ?

Le point de départ consistait à mettre en relation l’art équestre et l’art chorégraphique avec, comme fil conducteur, la notion de pouvoir liée au dressage du vivant (corps animal, corps humain). J’ai alors rassemblé différents écrits aussi bien théoriques que fictionnels : certains sont restés, d’autres non. La lecture d’un livre a été prépondérante : La danse comme texte, idéologies du corps baroque de Mark Franko. J’y ai découvert, notamment, les Lettres patentes du Roy pour l’établissement de l’Académie royale de Danse en la ville de Paris dont une partie est mise en jeu dans la pièce. Il est accompagné d’un extrait de L’instruction du Roy en l’exercice de monter à cheval d’Antoine de Pluvinel et d’extraits de la pièce de Molière, Le Bourgeois Gentilhomme, avec le maître de danse, le maître d’armes, et le philosophe. Ces trois textes ont en commun d’avoir été écrits au 17e siècle, entre 1660 et 1670. Ils constituent une micro-exploration historique autour des questionnement liés aux logiques du pouvoir qui portent sur le corps, aussi bien animal qu’humain. J’ai également tenu à garder une parole plus intime, en tout cas plus personnelle. La question du sujet parcourant la pièce en filigrane – que ce soit le sujet d’une pièce, le sujet grammatical ou encore le sujet en tant qu’individu – il me semblait important qu’à un moment donné, quelqu’un puisse s’emparer d’un texte à la première personne du sujet, en l’occurrence, la comédienne Emmanuelle Lafon.

Votre précédent projet Ensemble Ensemble s’appuyait sur des dialogues et des carnets que vous aviez trouvés dans un vide-grenier, à partir desquels vous aviez construit une dramaturgie, une fiction. En tant que chorégraphe, comment envisagez-vous l’écriture ?

L’écriture a toujours été là même si au départ, ado, j’étais dans un rapport tout à fait romantique au monde. Le rapport au texte a constamment évolué au cours des années. Lorsque je me suis positionné en tant que chorégraphe-metteur en scène, cela m’a permis de développer plusieurs écritures qui constituent une recherche plus globale sur le langage et la question du sens. 

Pouvez-vous revenir sur les différents axes de recherche et vos méthodes de travail avec Carrousel ?

Les interprètes ont dû avoir une confiance aveugle dans le processus de travail, ne sachant pas, au début, quelle forme allait prendre le spectacle ! (rires) Il y a eu de nombreuses étapes. J’ai d’abord travaillé seul avec chacun•e, l’occasion de leur demander de raconter leur parcours et de travailler autour des gestes de la parole. Je leur ai également demandé de construire des doubles fictifs. Je souhaitais que le parcours et les réflexions de chacun•e puissent nourrir le processus, que les individualités soit prisent en compte. Mais, au final, je n’ai rien gardé de ces premiers jours de travail. Cela fait partie de ces matériaux qui surgissent trop tôt et viendront très certainement nourrir le projet suivant. Lorsque nous nous sommes rassemblé·e·s, j’ai apporté de nombreux textes qui ne sont plus là aujourd’hui. Les Lettres patentes du Roy ont été un point de départ autour duquel les autres textes se sont organisés. Le processus de travail était partagé entre le travail sur le texte et le travail chorégraphique.

Si les textes ont été la matrice du travail avec les interprètes, Carrousel semble être votre pièce la plus chorégraphique…

En effet. J’avais notamment ressenti une certaine frustration de ne pas avoir eu le temps de creuser cet aspect dans le précédent projet Ensemble Ensemble. Cela faisait partie des enjeux de départ liés à la notion même de carrousel : un ensemble de figures produites par un cavalier et sa monture. J’ai utilisé des procédés assez simples mais suffisamment complexes pour nécessiter un gros travail de répétition, l’équipe étant pluridisciplinaire : une danseuse, un danseur, trois comédien•ne•s. Nous avons notamment travaillé autour du graphisme des lettres, les interprètes reproduisant le mouvement du stylo. J’ai chorégraphié l’ensemble de l’alphabet, d’après l’écriture cursive, en créant des déplacements en fonction du lever de la plume, des retours en arrière, des boucles, etc.

Vous introduisez toujours de l’intime dans vos pièces, chacune des vos créations recèle des fragments ou des références biographiques…

De l’intime, je ne sais pas. Peut-être. Je préférerais ne pas. De l’expérience plutôt, oui, m’appuyer sur ce que j’ai pu traverser. Cependant, la frontière peut être poreuse entre des réalités qui peuvent être multiples, réappréhendées au fil des années, et la fiction opérée par l’écriture, le passage au plateau. J’ai souvent convoqué l’équitation, sport que j’ai pratiqué enfant puis adolescent, pendant 12 ans. C’est une activité particulière, où la relation entre le cavalier et sa monture laisse place à de l’intime, de la colère, de la frustration, de la peur, de l’excitation mais surtout, la nécessité d’arriver à établir un rapport de confiance mutuel, sans quoi le danger n’est jamais loin. J’ai utilisé l’équitation à diverses reprises en croisant la figure du metteur en scène avec le moniteur d’équitation, mettant ainsi à jour, de manière ludique, des rapports d’autorité, de force que j’avais pu connaître en tant qu’interprète. Carrousel vient très certainement clore une longue période qui a démarré en 2007, lors de mes toutes premières expérimentations au Centre Chorégraphique National de Montpellier, lorsque j’y suivais la formation Ex.e.r.ce. S’il y avait une manifestation de l’intime, elle pourrait très certainement provenir d’un rapport singulier au savoir : je sais que je ne sais pas. J’ai envie de défendre un endroit singulier où il n’y aurait pas de lignes de sens claires et définies, ou alors plusieurs, afin de démultiplier le champ des possibles. Au final, c’est la question du langage qui m’occupe, qu’il soit verbal ou physique. Enfin, tous mes projets s’inscrivent, à un moment donné dans un rapport très ludique aux éléments, essayant de garder intacte cette liberté, cette invention qui appartient au monde de l’enfance. C’est peut-être anecdotique, mais j’ai remarqué que mes pièces coïncident avec le parcours scolaire de mon fils, aujourd’hui âgé de 9 ans, notamment en ce qui concerne le langage, la grammaire. J’en reviens à nouveau à l’expérience, plutôt que l’intime, le plateau permettant de remettre en jeu des endroits déjà traversés.

Vu au festival June Events à l’Atelier de Paris / CDCN. Conception Vincent Thomasset. Interprétation Julien Gallée-Ferré, Jacquelyn Elder, Emmanuelle Lafon, Nicolas Perrochet et Anne Steffens. Lumière Florian Leduc. Création sonore Pierre Boscheron. Regard extérieur Ilanit Illouz. Costumes en collaboration avec Angèle Micaux. Photo © Julie Balagué.