Photo Cyril Porchet

Marco Berrettini « Venir du disco plutôt que de la danse classique me rappelle que j’ai commencé à danser pour le fun »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 2 décembre 2019

Ancien champion allemand de danse Disco en 1978, Marco Berrettini est ensuite devenu l’une des figures incontournable de la scène contemporaine en France et en Europe, renouvelant pièce après pièce son écriture et son approche de la danse. Si le chorégraphe continue aujourd’hui un travail de création avec des propositions toujours plus surprenantes, il présente actuellement Sorry, do the tour. Again ! et prochainement No paraderan, deux pièces emblématiques des années 2000 qui ont été déterminantes dans son parcours. Dans cet entretien, il est question des souvenirs toujours vivaces de cette période, des histoires relatives à ces deux spectacles et des enjeux de les remonter aujourd’hui.

Vous avez créé Sorry, do the tour ! en 2001 et No paraderan en 2004. Que représente cette période en particulier dans votre parcours artistique ?

Ces deux pièces font en quelque sorte rupture avec l’héritage de la danse-théâtre allemande dans lequel je m’inscrivais à cette époque. J’avais déjà créé de nombreuses pièces et je commençais à penser différemment la dramaturgie de mes spectacles, à abandonner progressivement l’expressionnisme, la narration… Travailler en France m’a bien sûr énormément influencé. A la fin des années 90, un nouveau contexte artistique a commencé à émerger… Aujourd’hui avec du recul, je crois que je peux dire que nous étions simplement une nouvelle génération d’artistes dans un même bateau qui n’arrivait pas à s’identifier aux artistes qui étaient à la tête des Centres chorégraphiques nationaux… Nous étions tou·te·s ami·e·s, nous nous influencions mutuellement, nous partagions nos idées, nos préoccupations, nous développions de nouvelles façons de travailler, de penser la danse, nous remettions en question tout ce qui avait été fait avant nous… On ne comprenait pas exactement ce qu’il se passait à cette époque, aussi bien les artistes que les journalistes ; Dominique Frétard, la journaliste danse au journal Le Monde à l’époque, avait d’ailleurs écrit un article qui a fait du bruit dans le milieu où elle nommait ce mouvement « la non-danse »…

Comment est né le désir de remonter aujourd’hui ces deux pièces ?

Ce n’était pas mon idée. Je ne fais pas partie de ces artistes qui souhaitent entretenir un répertoire ou une technique… D’ailleurs si on mavait demandé de choisir de remonter certaines de mes anciennes pièces, je naurais absolument pas choisi ces deux-là. Ce sont deux pièces qui mont beaucoup apportées et avec lesquelles j’ai avancé mais je nai aujourd’hui plus rien à résoudre avec elles… La reprise de Sorry, do the tour est avant tout une demande d’Aymar Crosnier (directeur général adjoint en charge de la création, programmation et activités internationales au Centre national de la danse, ndlr). En plus de soutenir des créations, le CND fait la part belle aux pièces de répetoire, en commandant des remontages notamment. On a pu voir notamment des anciennes pièces emblématiques de Mark Tompkins, Claudia Triozzi, Vera Monteiro… En plus de ce désir de mettre en lumière une certaine partie de l’histoire de de la danse, se rajoute aussi, je crois, un sentiment de nostalgie car Sorry, do the tour est l’une des premières pièces programmées par Aymar lors de sa première prise de poste à la programmation dans un théâtre. Pour la reprise de No Paraderan, il s’agit d’une proposition de Philippe Quesne (directeur du CDN Nanterre Amandiers, ndlr) et Karl Regensburger (directeur du festival ImPulsTanz à Viennes, ndlr). Ils souhaitaient offrir une nouvelle vie à cette pièce qui, à cause du scandale lors de la première au Théâtre de la Ville, n’a finalement jamais eu de tournée ni rencontré ses spectateur·rice·s. Il y a peut-être aussi une certaine mythologie autour de cette époque, je crois que c’est un cycle : sans doute que dans 20 ans les programmateur·rice·s re-programmeront les pièces d’aujourd’hui…

Pouvez-vous revenir sur la genèse de Sorry, do the tour ! ?

Lors de ma formation de danseur, j’ai plus ou moins traversé tous les styles de danse : j’ai pratiqué le disco, le jazz, le classique, le néo-classique, le moderne, la technique Martha Graham, Limon… Je suis allé à la London School of Contemporary Dance de Londres puis à la Folkwang-Hochschule à Essen dirigée à cette époque par Pina Bausch…. On retrouve dans mon travail toutes ces influences, jai énormément mixé, samplé, la danse avec tout ce que je voyais : Pina Bausch, Maurice Bejart… Mes spectacles avaient toujours de nombreuses entrées. C’était comme des patchwork… Sorry, do the tour ! a été ma première pièce où je me consacrais uniquement à un seul motif chorégraphique : celui du disco. Je souhaitais utiliser le langage disco comme un réservoir folklorique dans lequel nous allions pouvoir piocher des idées, un peu comme les ballets russes avaient pu le faire avec les danses folkloriques polonaises et hongroises…

La danse disco occupe une place importante dans votre formation. Comment avez-vous découvert cette pratique, qui était au final quelque peu inédite à cette époque en Allemagne ?

Lorsque j’étais à l’école je me suis inscrit à des cours de danse de salon pour faire comme mes ami·e·s, on y pratiquait le tango, la valse, la rumba, le cha-cha-cha… Je n’aimais pas réellement ces danses, ça me stressait car je n’arrivais jamais à suivre le rythme et je marchais toujours sur les pieds des filles… Puis un jour, des cours de disco ont été proposés le samedi après-midi et, pour la première fois, on n’était pas obligé de danser en couple… Au-delà du plaisir de danser seul, j’ai aussi découvert une nouvelle musique que j’aimais beaucoup : Sylvester, Donna Summer… Mes parents écoutaient à cette époque de la vieille musique italienne et il faut rappeler que dans les années 70 à Aschaffenbourg (banlieue de Francfort, ndlr) on n’avait pas accès à ce genre de musique… Mon oncle tenait une pizzeria et connaissait beaucoup de soldats américains, grâce à lui j’ai pu rentrer dans une discothèque uniquement réservée à l’armée américaine. C’était des expériences incroyables pour moi : j’avais accès à de nouvelles chorégraphies, des pas et des mouvements que je ne voyais nulle par ailleurs, mais surtout, des nouveaux tubes de musiques que je n’avais jamais entendus auparavant. La musique était directement importée des États-Unis par les DJs, introuvable dans les disquaires en Allemagne… Il faut rappeler qu’a cette période nous étions tous en train de copier John Travolta dans La Fièvre du samedi soir… J’ai senti ici que j’avais la possibilité d’apprendre encore davantage et que je pouvais créer quelque chose de différent. Je me suis inscrit en 1978 au championnat allemand de danse Disco, que j’ai gagné, s’en sont suivis de nombreux voyages en Allemagne, pour danser dans des bals, des événements… Sans que je puisse le conscientiser encore aujourd’hui, la danse disco a totalement prédiposé ma relation de la danse depuis : venir du disco plutôt que de la danse classique me rappelle que jai commencé à danser pour le fun.

Entre 1978 et 2001, j’imagine que votre pratique du disco n’était plus la même… Quels souvenirs gardez-vous du processus de création Sorry, do the tour ! ?

En effet, je ne dansais plus comme avant, mon corps et ma condition physique avait beaucoup changé… On était tou·te·s beaucoup trop vieux.vieilles pour danser du disco. On avait la quarantaine et on voyait des jeunes danseur·se·s faire des pirouettes incroyables… Je ne pouvais plus pratiquer la danse classique comme avant, je n’avais plus de souffle après 15 minutes, je fumais, je buvais et je ratais les trainings du matin car je me couchais beaucoup trop tard… Ça me rappelle Rudolf Noureev à la fin de sa carrière où il faisait des soirées galas avec des extraits de ses plus grands ballets mais qu’il ne pouvait plus suivre le rythme… Je l’ai vu recevoir des laitues et des tomates sur scène à Covent Garden à Londres… Notre état physique, le vieillissement des corps a ainsi influencé la direction de la pièce. Le film Opening Night de John Cassavetes a été l’une de nos références pendant la conception du projet : l’intrigue principale de ce film repose sur l’acceptation de vieillir ou non pour une comédienne de théâtre. A titre anecdotique, Sorry, do the tour est un jeu de mot avec le titre du film Opening Night : en français « soirée d’ouverture » s’entend « sorry do the tour » lorsqu’il est prononcé par un·e américain·e. Ce titre convoquait tant de choses que l’on retrouvait dans les intentions de la pièce que j’ai décidé de le garder.

Et aujourd’hui, en 2019, quels sont les enjeux de la jouer ?

La question de la vieillesse est encore plus présente (rires). Je ne danse plus comme il y a 20 ans et désormais je ne peux plus faire certaines séquences du spectacle. Jje me suis énormément questionné autour de cette reprise, en plus du casting qui lui aussi a vieilli… Après quelques essais je me suis rendu compte que ça n’allait pas être possible de reprendre la pièce avec l’équipe originale, certains ne pouvaient plus faire certaines chorégraphies ou simplement tenir le rythme… J’ai dû alors prendre une décision qui ne me ressemble pas du tout et faire comme de nombreux chorégraphes que je déteste : remplacer les anciens danseurs pour engager des plus jeunes… J’ai cependant trouvé un compromis en mélangeant deux générations d’interprètes.

No paraderan marque un tournant dans votre parcours. Cette création est librement inspirée du ballet Parade des ballets russes. Qu’est-ce qui animait votre intérêt pour cette pièce en particulier ?

En effet, No paraderan est beaucoup moins narratif et plus conceptuel que mes précédentes pièces. Je suis tombé un peu par hasard sur Parade en m’intéressant aux Ballets Russes. J’étais fasciné par cette pièce car je n’arrivais pas à comprendre comment on avait réussi à réunir autant d’artistes avant-garde (Erik Satie, Jean Cocteau, Pablo Picasso, Léonide Massine, ndlr.) sur le plateau du Théâtre du Châtelet devant la très haute élite et bourgeoisie parisienne. Je suis vraiment très étonné par la liberté qu’ils ont eue en 1917. Ce type de projet serait impossible aujourd’hui : Jérôme Bel a dû présenter ses pièces pendant dix ans dans de nombreux festivals et des lieux undergrounds avant d’arriver sur la scène de l’Opéra national de Paris. Le répertoire des ballets russes était principalement composé de pièces grandioses, luxuriantes…, alors que Parade est une pièce conceptuelle, anti-spectaculaire… En 2000, on essayait des nouvelles formes et on pensait être ultra moderne mais ces artistes avaient déjà tout fait avant nous… J’ai eu envie de reprendre le concept de Parade pour l’amener encore plus loin : explorer les vides, les zones d’ombre cachées dans cette pièce historique…

Comment avez-vous travaillé sur ces « zones d’ombre » avec votre équipe ?

Nous avons eu trois mois de répétitions et le processus de création a mis du temps à voir le jour. Je me souviens encore des premières semaines dans les studios du Théâtre contemporain de la danse (aujourd’hui Micadanses, ndlr.) à chercher quoi faire avec les danseur·se·s. Je souhaitais travailler sur « le vide », trouver une manière « d’être » au plateau sans être nonchalant ou provocant. Mais ça a été impossible de faire sortir quoi que ce soit des répétitions, je ne savais pas quoi faire. Toute l’équipe me regardait en déperdition, je pense qu’ils devaient s’attendre à ce que j’annonce qu’on arrête et qu’on change de direction. Bruno Faucher (à la fois danseur et scénographie de la pièce, ndlr.) a senti que nous étions en train de perdre les danseur·se·s et a proposé d’avancer sur les choses pratiques : le décor et les costumes. Nous sommes arrivés avec des smokings pour les garçons et des robes Chanel pour les filles. Aussitôt l’ambiance des répétitions a changé, tout s’est décoincé : passer des joggings aux costumes de soirée à permis de créer un nouvel imaginaire fertile pour moi et les danseur·se·s. Pour le décor, Bruno a eu l’idée d’un rideau rouge qui se retire progressivement vers le fond du plateau. Il a trouvé deux vieux moteurs de bateau à Marseille qui ont été modifiés pour être silencieux et grâce à un système de câble en acier le rideau recule de 14 centimètres par minute. Lorsque j’ai eu cet élément j’ai pu commencer à construire la dramaturgie du spectacle en fonction de la profondeur du plateau et de l’espace disponible. On était aussi à une époque où l’on buvait et fumait beaucoup, j’ai décidé d’apporter de l’alcool et des cigarettes lors des répétitions pour expérimenter quelles types de propositions artistiques pouvaient émaner de cet état second que nous connaissions lorsque nous étions en soirée.

Pourquoi les costumes et l’alcool ?

Je suis un grand fan des comédies musicales américaines, jai vu énormément de productions musicales aux États-Unis. En Europe nous avons de grands artistes au talent indéniable mais les productions sont incomparables à celles des États-Unis où tout est démesuré. Jai été vraiment ébloui lorsque j’ai découvert les concerts de Frank Sinatra à Las Vegas. J’ai ensuite regardé de nombreuses vidéos de concerts avec son groupe The Rat Pack. Il y avait dans le fond de la scène une grande table avec des bouteilles et un énorme bol de sangria quils vidaient à la louche. Peter Lawford, Dean Martin, Sammy Davis Jr et Frank Sinatra chantaient chacun leur tour des chansons pendant que les autres buvaient des verres visibles par le public. Ils étaient saouls et les concerts pouvaient durer plusieurs heures… Entre les chansons ils clopaient, buvaient et parlaient entre eux en oubliant totalement le public. J’étais fasciné par ces moments où il ne se passait « rien » sur scène, où ils étaient simplement en train de fumer et de boire en costume sans se soucier des spectateur·rice·s.

No paraderan est marqué au fer rouge par son scandale lors de sa première au Théâtre de la Ville à Paris. Quels souvenirs gardez-vous de cette soirée ?

Nous avions créé la pièce à Chambery quelques semaines plus tôt et tout s’était bien passé. Rien ne prédisait ce qui allait se passer au Théâtre de la Ville – la saison précédente nous avions présenté Sorry, do the tour à guichet fermé au Théâtre des Abbesses… Dès les premières minutes du spectacle un groupe de spectateur·rice·s nous a insulté·e·s et rapidement la salle s’est enflammée. Nous avons un enregistrement audio de la soirée : on entend tout, les insultes, le bruit des sièges qui se claquent… Les spectateur·rice·s se criaient dessus, certain se sont empoigné·e·s, une spectatrice est montée sur scène pour vérifier que nous buvions bien de l’alcool… On a même dû couper les micro-HF et arrêter de jouer pendant de longues minutes car il y avait trop de bruit… Il y avait ce soir-là une quarantaine de programmateur·rice·s et de producteur·rice·s dans la salle : aucun·e n’a pris la pièce de peur de créer la même situation dans leur théâtre, j’ai aussi perdu des soutiens financiers pour les saisons suivantes… Pour être honnête, le soir de la première je ne suis pas sorti aussitôt après le spectacle pour rejoindre l’équipe au café Sarah Bernhardt pour le pot de première. J’ai quitté le bâtiment par la sortie des décors car j’avais peur que quelqu’un m’attende pour me cogner… Quelques années plus tôt, un spectateur m’avait agressé devant le Théâtre de la Bastille quelques minutes avant que je monte sur scène et j’avais dû jouer avec le nez cassé…

Avec le recul, pensez-vous que ces réactions sont liées à une raison particulière ?

Loin de moi l’intention de provoquer le public ou de vouloir être subversif avec No paraderan. Je ne pense pas que ce soit réellement mon spectacle qui ait provoqué cette situation mais un ensemble de facteurs… Quelques semaines plus tôt, le Théâtre de la Ville avait programmé deux pièces qui avaient fait énormément de polémiques : The Crying Body de Jan Fabre avec des danseur·se·s qui urinaient et se crachaient dessus, et Sonic Boom de Wim Vandekeybus avec un danseur qui se tailladait le torse… Avec la nouvelle vague des artistes conceptuels des années 2000, le public du Théâtre de la Ville était pourtant habitué à voir ce genre de spectacles, mais je crois que là c’était trop : le public était échauffé et devait nous attendre au tournant. Après la première de No paraderan Gérard Violette (directeur du Théâtre de la Ville de 1985 à 2008, ndlr) avait reçu de nombreuses pressions et des lettres de politiques exigeant sa démission…

Êtes-vous nerveux de re-présenter cette pièce aujourd’hui ?

Nous navons pas encore attaqué les répétitions mais je tremble déjà de panique. Depuis quinze ans les gens me parlent de No Paraderan comme d’une œuvre incroyable dans leur parcours de spectateur·rice. Ça ne m’intéresse pas que No Paraderan fasse partie d’une anthologie de spectacles un peu scandaleux à avoir vu… J’ai peur que tout ce fantasme autour de cette pièce finisse par retomber comme un soufflé. En tant que spectateur, il m’arrive de revoir des pièces que j’ai vues pour la première fois il y a vingt ans. Évidemment, je suis souvent déçu car je nourris pendant toutes ces années une sorte de souvenir enjolivé du spectacle. C’est parfois peut-être bien de rester sur des souvenirs ou des mythes.

Sorry, do the tour. Again !, vu au Centre national de la danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Direction artistique Marco Berrettin.  Chorégraphie et interprétation, Marco Berrettini, Jean-Paul Bourel, Natan Bouzy, Bryan Campbell, Ruth Childs, Simon Crettol, Marion Duval, Bruno Faucher, Chiara Gallerani, Milena Keller. Photo © Cyril Porchet.

No Paraderan, du 29 janvier au 1er février 2020 au Théâtre des Amandiers à Nanterre