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Arthur Nauzyciel « Faire entendre et redonner le goût de la langue »

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 5 août 2017

Pause estivale pour certains, tournée des festivals pour d’autres, l’été est souvent l’occasion de prendre du recul, de faire le bilan de la saison passée, mais également d’organiser celle à venir. Ce temps de latence, nous avons décidé de le mettre à profit en publiant tout l’été une série de portraits d’artistes. Figure établie ou émergente du spectacle vivant, chacune de ces personnalités s’est prêtée au jeu des questions réponses. Ici le comédien et metteur en scène Arthur Nauzyciel.

Depuis sa première pièce en 1999, le comédien et metteur en scène Arthur Nauzyciel n’a cessé de construire une oeuvre audacieuse et exigeante, actualisant des textes classiques (Molière, Anton Tchekhov, William Shakespeare…) et contemporain (Marie Darrieussecq, Mike Leigh, Kim Young-ha, Rainer Werner Fassbinder…). Directeur du CDN d’Orléans de 2007 à 2016, il est aujourd’hui à la tête du Théâtre national de Bretagne à Rennes.

Quel est votre premier souvenir de théâtre ?

En maternelle, la mise en scène de L’Oiseau de feu de Stravinsky sur laquelle nous avions travaillé toute l’année a été un moment initiatique. Je me suis mobilisé pour savoir lire et écrire afin de pouvoir suivre le texte de l’histoire. Nous avons fabriqué les costumes, puis mis en scène cette fable accompagnée de la musique de Stravinsky. J’ai été habité par cette œuvre et cette expérience de manière irrationnelle. C’est devenu une obsession maladive. Mais comme spectateur, je pense que c’est le Guignol du Luxembourg, les Marottes d’André Tahon, la fameuse Danse Russe qui m’a marqué à jamais, Papotin, Sourissimo, et la chenille Ploom, que je trouvais assez flippante. À partir de ce moment-là, je n’aimais que faire des marionnettes. En customiser, raconter des histoires, embaucher frère et cousins, jouer devant les parents réticents.

Simultanément, la découverte très tôt du cinéma, avec Disney et des courts métrages de Chaplin ou Laurel et Hardy, allait inscrire dès l’enfance l’envie de faire du cinéma. Je me souviens aussi à l’adolescence d’un concert de Carole Laure et Lewis Furey. On avait peu d’agent alors j’ai vu le concert de haut, du poulailler. J’ai encore cette sensation du son, de la musique, de l’attention que l’on a en étant connecté à ces petites silhouettes, si loin, là-bas, tendu vers ce lieu inaccessible qu’est la scène, et le sentiment diffus d’injustice qui a accompagné cette soirée : ce sentiment de mise à l’écart, la tristesse de ma mère qui n’avait pas alors les moyens d’acheter des places plus chères au parterre et qui prenait sur elle. Encore aujourd’hui j’ai du mal avec les séparations du public dans la salle en fonction des places et de leurs prix.

Mais c’est ma première sortie dans le théâtre public qui a été déterminante dans mon parcours de spectateur. La documentaliste de mon lycée des Ulis arrivait à convaincre et réunir des jeunes entre la seconde et la terminale pour remplir un car qui nous emmenait voir des spectacles une ou deux fois par mois. Il n’y avait pas de médiation culturelle à l’époque, elle faisait ces efforts par passion. C’était entre 1981 et 1984, et grâce à elle nous avons découvert Vitez, Chéreau, Mnouchkine, Brook, Strehler, Duras, Régy, Le Grand Magic Circus.. Jamais elle n’a transigé sur la qualité ni l’éclectisme de sa programmation. J’en ai gardé une trace fondamentale, toujours donner au public, aux jeunes, d’où qu’ils viennent, le meilleur et le plus exigeant. Parfois quand elle n’arrivait pas à remplir un car pour un spectacle, elle nous promettait un concert en fin d’année. C’est comme cela que j’ai vu Simon et Garfunkel, les Stones ou Bowie à Vincennes.

Mon premier « vrai » spectacle a donc été au Théâtre National de Chaillot, et c’était Britannicus de Vitez. Un choc. Pas forcément d’amateur, je n’étais pas encore acquis à la cause théâtrale, je venais là par curiosité et pour ne pas rester chez moi un vendredi soir. Un choc s’est imprimé en moi de façon durable, celui de la découverte d’un monde totalement nouveau et auquel je n’étais pas censé avoir accès, le Théâtre. Celui des adultes, des connaisseurs, des savants, des bourgeois. Le choc de la descente des immenses escaliers de Chaillot, de la scénographie trifrontale du spectacle, alors que j’attendais la scène traditionnelle et les rideaux rouges, des acteurs aux voix et corps si singuliers, si peu orthodoxes, qui rassuraient en moi l’ado mal dans sa peau… Les voix dans la salle, les odeurs venant du plateau, l’écoute silencieuse des spectateurs, le temps que je trouve long, l’étirement de la soirée, tout cela a laissé en moi des traces inoubliables. Au bout d’un moment, trouvant le temps trop long et le spectacle trop « spécial » pour mon conformisme adolescent, j’ai mis dans mon walkman une cassette de Murray Head et ai écouté le reste de la représentation doublée de « Say It Ain’t So… ». L’expérience paradoxalement n’en a été que plus forte et probablement cela a inscrit en moi une sensation que je cherche encore à reproduire dans mes spectacles. Sans le savoir, nous avons été marqués, à notre corps défendant, par cette soirée. C’est la force des grandes œuvres.

Mes efforts plus ou moins conscients pour devenir réalisateur vont me mener à passer quelques années plus tard l’audition pour le concours d’entrée à l’école de Vitez. Et c’est comme cela qu’en 87 je deviendrai son élève au Théâtre National de Chaillot. Finalement cette première expérience du théâtre aura été déterminante puisqu’elle a décidé de la suite de ma vie.

Quels spectacles vous ont le plus marqué en tant que spectateur ?

À la même époque, nous avons eu la chance de voir ce qui se faisait de mieux à Paris. Certains m’ont plus marqué que d’autres, et c’était souvent lié à l’utilisation de l’espace, à la découverte « en vrai » d’acteurs que j’aimais au cinéma, ou de l’accès à la fabrication du théâtre :  le bifrontal de Combat de nègre et de chiens aux Amandiers par Patrice Chéreau en 1983, avec Piccoli et Léotard, sur le plateau, et Fanny Ardant et Koltés au bar ; Les Paravents, de Chéreau, toujours en 1983, où j’étais à la fois saisi par la présence d’acteurs dans la salle, mais aussi par celle de putes et d’arabes sur scène, et par l’écriture de Genet ;  sa mise en scène de La Fausse Suivante en 1985 avec Jane Birkin qui donnait tellement d’elle-même ; Terre Etrangère (1984) par Bondy, avec Piccoli toujours, et Bulle Ogier jouant au tennis sur un terrain grandeur nature. La cartoucherie, où Mnouchkine déchirait les billets et d’où en haut à droite du gradin je pouvais observer les acteurs se préparer avant d’entrer en scène. Je finissais par être attaché aux lieux, dont on devenait familier. Et à des esthétiques aussi, bien que cela ne soit jamais formulé. Chaque théâtre avait son identité, son atmosphère particulière, un rapport au public singulier, moins formaté qu’aujourd’hui. J’avais alors entre 14 et 17 ans, et c’est à travers toutes ces expériences que je me suis progressivement construit une culture théâtrale et que mon désir « d’en faire partie », on pourrait dire, s’est affirmé, mais de façon encore assez inconsciente.

L’expérience fondamentale sera Savannah Bay au Rond-Point, dans la mise en scène de Marguerite Duras. Avec Madeleine Renaud, une légende vivante, dont mon père me parlait souvent, et Bulle Ogier, plus proche de moi et de mes goûts cinématographique en train de se définir. J’ai vu le spectacle deux fois : à sa création en 1983, puis à sa reprise qui dans mes souvenirs suivait de peu le décès de Pascale Ogier, fille de Bulle, et icône naissante de ma génération grâce au film de Rohmer, Les Nuits de la pleine lune. Je n’oublierai jamais la sensation foudroyante de la résonance du texte dans son rapport au réel, à la réalité biographique de ce que venait de traverser Bulle Ogier, cette épaisseur de l’atmosphère, chargée de l’intrusion du réel dans la fiction, la biographie de l’actrice venant troubler mon écoute et mon regard sur la représentation. Cette sensation, et la capacité des mots à convoquer et ressusciter les absents, seront au cœur de mon travail de metteur en scène par la suite, la quête de ce mystère, de ce trouble. Un soir, en 2009, Bulle est venue assister au Théâtre du Rond-Point à un filage de mon spectacle Ordet, qui racontait comment la parole fait revenir les morts, et qui se jouait sur ce même plateau où 20 ans avant je l’avais vu jouer Savannah Bay. Elle était assise devant moi. La boucle se bouclait, et tout en assistant à ce filage que je regardais à travers ses yeux à elle, mon expérience de spectateur adolescent se doublait d’une nouvelle émotion qui donnait du sens à mon travail.

Quels sont vos souvenirs les plus intenses en tant qu’interprète ?

Il y en a plusieurs. Le souvenir d’un spectateur monté intrusivement sur le plateau, et qui a pris la parole avant de quitter le théâtre alors que nous jouions Brancusi contre Etats-Unis par Eric Vigner. Je me souviens avoir adoré notre sidération sur le plateau. Encore une fois parce que la frontière entre la scène et la salle était devenue poreuse. Puis il y a eu la création et les représentations du Malade imaginaire ou le silence de Molière, mon premier spectacle, dans lequel je jouais au côté de mon père, qui n’était pas acteur et n’avait jamais joué, et où nous étions ensemble le père et le fils Diafoirus. Un vrai père et un vrai fils au cœur d’une fiction sur la transmission et la mémoire. Je me souviens de son trou de mémoire le soir de la première, sous le regard de Laurent Poitrenaux placé dans la salle et qui jouait le rôle principal. Nous étions en apnée, je me retenais pour ne pas lui souffler, parce que je voulais qu’il trouve par lui-même comment se sortir d’un trou de mémoire en représentation. Le temps se dilatait. Il y a eu aussi son anniversaire, ses 75 ans, que nous avons fêté pendant la représentation, en l’intégrant au spectacle. Les spectateurs de Belfort ce soir-là n’y ont vu que du feu. Dans tous les sens du terme d’ailleurs, puisque le gâteau couvert de 75 bougies s’est enflammé sous ses yeux en brûlant sa perruque.

Et puis, il y a eu dix ans plus tard, toujours avec Laurent Poitrenaux, la première de Jan Karski (Mon nom est une fiction), adapté du livre de Yannick Haenel, en ouverture du festival d’Avignon en 2011. Je ne pense pas revivre quelque chose d’aussi intense. J’ouvrais le spectacle par un monologue, la retranscription par Haenel du témoignage de Karski dans « Shoah » de Lanzmann, et sa visite du ghetto de Varsovie. C’était la première, face à une salle assez hostile pleine de professionnels et de toute la critique, après des mois d’une polémique très violente lancée par Lanzman contre Haenel. Et en présence de mes parents, intimement concernés par cette histoire, et terrifiés pour moi. C’était jouer comme aller à la guerre. Je ne sais pas où j’ai trouvé la force d’entrer en scène. Mais depuis je n’ai plus jamais eu peur au théâtre. Puis il y a eu les représentations du même spectacle, cette fois à Varsovie, à quelques mètres du ghetto. Enoncer devant des spectateurs polonais, et à l’endroit même où il a été énoncé, le message si désespéré transmis à Karski par des juifs du ghetto, et qu’il n’a pas réussi à temps à faire entendre au monde, reste un moment tellement intense que lors de la dernière répétition le jour de la première, je pensais ne jamais y arriver, je n’arrivais au bout d’aucune phrase, j’étais étouffé par des montées de sanglots incontrôlables. Le théâtre quand il devient à ce point acte de réparation et rituel d’évocation, ça submerge, c’est au-delà des mots. Ces deux expériences m’ont blindé.

Ça m’a aidé pour la création de De mes propres mains avec Pascal Rambert. Jouer son texte sous sa direction, c’était formidable. Sa confiance, son absence totale de doute quand il est venu me chercher pour que je reprenne ce texte qu’il avait écrit il y a déjà quelques années, l’envie de l’entendre à travers moi, fait que j’ai pu absolument m’abandonner à ce travail, et éprouver pour la première fois cette sensation d’acteur assez rare, c’est-à-dire se laisser complètement traverser par une écriture sous le regard confiant de quelqu’un qui compte sur vous. Et jouer ce spectacle c’était, par ailleurs, comme conduire à 150 km/h sur des petites routes de montagne, une excitation, un danger que j’ai adoré. Savoir qu’une fraction de seconde de distraction c’était se prendre le mur et décrocher, c’était comme un trip. J’ai adoré ce retour sur scène en étant acteur, « passant et repassant dans l’œil de quelqu’un » comme dit Beckett.

Quelles rencontres artistiques ont été les plus importantes dans votre parcours ?

Elles sont nombreuses, mais je commencerais par Damien Jalet, que j’ai rencontré en 2003 et qui est danseur et chorégraphe. En 2006 nous avons fait notre premier travail commun, L’image de Beckett, que nous avons conçu ensemble et où il était interprète. J’aime beaucoup son parcours, son érudition musicale et chorégraphique, son regard sur le théâtre. Après cette première expérience, je lui ai demandé de me rejoindre à l’American Repertory Theater à Boston, où je mettais en scène Julius Caesar avec des acteurs américains, afin de régler un combat et une chorégraphie de groupe. J’ai adoré ce dialogue qui commençait, où Damien trouvait les gestes et les mouvements qui se substituaient à la langue, un vocabulaire parallèle qui donnait leur sens aux corps. Progressivement Damien est devenu un important collaborateur artistique. Ce travail sur le mouvement que nous avons mené au sein de presque toutes mes créations depuis 2008 nous ont permis d’inventer une forme de langage, quelque chose de très singulier qui a fini par donner forme au théâtre que je fais.

Je le dirais aussi de Xavier Jacquot, mon créateur son, qui travaille avec moi depuis le début. Le son est un matériau primordial pour moi, et avec Xavier nous menons une recherche ensemble, de spectacle en spectacle, où nous affinons et faisons évoluer ce travail. Le travail avec le décorateur Riccardo Hernandez et l’éclairagiste Scott Zielinski, tous deux américains et rencontrés pour Julius Caesar, a aussi été important parce que ça m’a permis de sortir d’un cadre que je connaissais trop, d’une esthétique « française » qui m’était trop familière. Le dialogue avec eux se nouait sur une base commune à inventer, faite de nos échanges d’influences. Ils m’ont aidé à penser à grande échelle, parfois proche du cinéma, qui nous inspire beaucoup, et à bâtir des images et des lieux habités, un espace hanté qui est aussi un partenaire pour les acteurs.

Il y a eu Miroslaw Balka, qui a signé la vidéo qui est au cœur de « Jan Karski ». La rencontre avec lui en Pologne, où il vit, a été très forte et très inspirante. Son travail est, pour des raisons qui m’échappent, encore peu visible en France. Il poursuit un chemin radical et puissant, qui allie la force du concept à une profonde sensibilité. C’est l’un des grands artistes d’aujourd’hui, et aussi une belle personne.

Mais j’ai envie d’ajouter à cette liste beaucoup d’autres artistes, musiciens, écrivains. Mon travail s’est construit avec eux. Avec chacun, chacune, j’ai appris quelque chose, j’ai pu me déplacer, explorer de nouveaux territoires artistiques et imaginaires : Marie Darrieussecq, Marcel Peres, Sjon, José Lévy, Barði Jóhannsson, Keren Ann, Gaspard Yurkievich, Winter Family, Matt Elliott, Valérie Mrejen, Pierre Alain Giraud…Enfin, il y a aussi les acteurs et les actrices. Mon travail avance et s’élabore avec ou à partir d’eux. Laurent Poitrenaux, Pascal Greggory, François Chattot et Xavier Gallais, Christine Fersen, Marie-Sophie Ferdane, Catherine Vuillez ou Adèle Haenel. L’actrice coréenne Moon So-Ri, et les acteurs américains avec qui je travaille depuis si longtemps. J’ai fait Splendid’s de Genet avec eux pour continuer à faire évoluer et grandir notre travail commun. Ce sont des frères et des soeurs d’armes.

Quelles oeuvres composent votre panthéon personnel ?

Je vais en citer beaucoup parce que ça me fait plaisir de les évoquer et que ça pourrait donner à certains l’envie de les (re)découvrir. Il y a eu le choc du cinéma très tôt, avec Peau d’âne de Jacques Demy, Chantons sous la Pluie de Stanley Donen et surtout Bugsy Malone d’Alan Parker, comédie musicale inspirée des films de gangsters américains et jouée par des enfants, qui m’a autorisé à penser que moi aussi je pouvais en être. Puis il y a eu La fièvre du samedi soir qui m’a rendu fou, et Truffaut que j’apprenais par coeur, Fassbinder, Godard, Dis moi de Chantal Akerman, 10 d’Abbas Kiarostami, La jetée de Chris Marker, Ozu, Sirk, Cimino et Murnau. Les acteurs aussi : Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Delphine Seyrig, Jean Pierre Léaud, Charles Denner, Michel Piccoli et au théâtre Philippe Clévenot et Hélène Lapiower. Autres que les spectacles dont j’ai parlé précédemment, il y a eu La classe morte de Kantor, Hamlet et La MouetteLe soulier de Satin par Vitez dans le cour d’honneur du Palais des Papes, mon premier Avignon comme spectateur, tout Grüber dont Le récit de la servante Zerline avec Jeanne Moreau, Les six personnages en quête d’auteur et Le Bal masqué de Lermontov par Vassiliev, La mort de Tintagiles de Maeterlinck par Claude Régy qui m’a laissé dans un état de sidération et d’émotion inouï, Mademoiselle Julie de Langhoff, Giulio Cesare et Voyage au bout de la nuit de Castellucci, Mesure pour Mesure et La Cerisaie de Zadek, la reprise bouleversante de 1980 de Pina Bausch. J’ai été marqué par tous les spectacles vus d’elle, notamment Nelken, j’ai aimé tout Forsythe mais garde un souvenir mémorable du premier que j’ai vu, Impressing the Czar et le fameux Bongo Bongo Nageela qui a été un choc, le Mozart/Concert Arias en 1992 d’Anne Teresa de Keersmaeker, Alain Buffard, Strange Fish de DV8. Certaines découvertes vues quand je suis revenu sur Paris après mon bac : Bacon à la Tate Gallery, les performances de Michel Journiac, Annette Messager, Derek Jarman, les journaux intimes en super 8 de Joseph Morder, les concerts de Tuxedomoon et New Order. Le travail de ces artistes a eu pour moi quelque chose d’initiatique qui m’a aidé à me construire, pas seulement artistiquement.

Quels sont les enjeux du théâtre aujourd’hui ?

Je crois profondément encore en la puissance du théâtre et en la pertinence de cet art dans le monde contemporain. Au moment où notre pays traverse une crise identitaire, où l’on tient à définir ce qu’est « être français », il me semble que ce qui nous réunit, ce que nous avons en commun, c’est la langue française. Mais nous ne sommes pas égaux devant la maîtrise de la langue. Faire entendre, redonner le goût de la langue, est une priorité aujourd’hui, car maîtriser la langue, c’est maîtriser le monde. Mon théâtre s’appuie sur un théâtre de texte, et ses fondamentaux, la langue, l’acteur. Paul Virilio écrit : « la première façon de s’aimer, c’est la parole ». Mon théâtre est un théâtre de la parole, réparatrice et nécessaire, un théâtre de texte, qui doit relever aussi bien du sens que de l’esthétique. Car le renouvellement de la forme est un enjeu crucial aujourd’hui. La réponse politique que le théâtre veut aujourd’hui donner dans l’urgence à des questions de société fait que l’on en profite pour ne plus interroger la forme. Le message « bien-pensant » justifiant la pauvreté artistique ou esthétique. Or c’est la forme qui est politique. Il faut repenser le théâtre, tenter de le réinventer avec les outils qui sont les siens, ceux du plateau. Tous les arts peuvent participer du renouvellement de la mise en scène, qui est, pour moi, la matérialisation d’un enjeu politique, sensible et intime. Par ailleurs, nos spectacles et nos équipes devraient davantage rendre compte de la diversité du monde pour que les spectateurs puissent s’y reconnaître. La France est en retard sur ces questions mais c’est en train de se faire, on assiste à une prise de conscience, suivie de réels effets. Enfin, politiquement, une menace plane sur le théâtre public aujourd’hui. En dehors des 50 millions qui viennent d’être retirés du budget du ministère de la culture, il y a le fameux rapport Bonnel qui incite à prélever un euro sur les billets vendus dans le théâtre public afin de constituer un fond de soutien pour le théâtre privé. C’est hallucinant. Cette année est celle des 70 ans des Centres Dramatiques Nationaux et on sent déjà une mobilisation de l’ensemble très soudé des directeurs et directrices des CDN sur ces questions.

Quel rôle doit avoir un artiste dans la société aujourd’hui ?
 

Ni plus ni moins que n’importe quel citoyen. Mais je pense que l’art joue un rôle important dans la société. Je ne sais pas dans quelle mesure le théâtre peut changer le monde ou les gens, mais je crois qu’il peut aider à avancer, et offrir au public des outils précieux, aussi bien de compréhension du réel que d’élévation spirituelle. Plus personnellement, le travail qu’un artiste mène au sein de la société est pour moi indissociable de sa production artistique et je me sentirais un peu diminué de n’être reconnu qu’à travers ma seule notoriété de metteur en scène. C’est ce désir d’un engagement profond dans une période charnière de notre histoire qui m’a donné envie de diriger le TNB. La différence entre mener sa carrière en compagnie ou à la direction d’un Centre Dramatique, c’est que diriger un théâtre nous permet d’avoir un rôle politique et social plus fort, construire un public, agir sur le paysage théâtral, prendre part au développement d’une ville et d’un territoire. Alors que tout semble rongé par un artificiel réalisme télévisuel, que notre époque vit dans le culte du divertissement, je pense que la responsabilité des artistes et du théâtre public, même fragilisé par la crise, est de proposer autre chose : un théâtre d’art comme on le disait au début du XXème siècle, un théâtre qui invente ses formes, prend des risques, se dégage de l’opinion dominante. Quelque chose qui, certes, demande un effort, mais qui, finalement, rend le spectateur plus heureux parce qu’il se sent considéré non comme un consommateur ou un imbécile mais avec respect et attention, comme un être pensant, sensible et curieux. L’art est là pour nous rappeler que plus le monde est mystérieux, plus il est habitable. Je crois que les spectateurs, sans le savoir parfois, sont davantage en quête de métaphysique que de psychologie. J’essaie par les moyens du théâtre de les aider à en prendre conscience. L’art est un effort communautaire, une communauté vivant dans un monde spiritualisé et qui se propose d’interpréter et de repenser le monde. Il nous aide à vivre. J’aime beaucoup cette citation de Warhol : « peu de gens ont véritablement vu mes films ou mes peintures. Mais peut-être ces rares personnes sont-elles plus conscientes de leur existence car elles ont été poussées à réfléchir sur elles-mêmes. Il faut apprendre à vivre car la vie est éphémère et elle se termine souvent trop vite ». Je crois absolument nécessaires les lieux qui sont capables de rassembler une communauté humaine autour de l’art théâtral. 

Photo © Frédéric Nauczyciel