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Les Idoles, Christophe Honoré

Par Wilson Le Personnic

Publié le 8 octobre 2018

L’œuvre de Christophe Honoré est hanté par une foule de fantômes. Qu’il soit fictionnel ou autobiographique, chacun de ses films, livres, spectacles, recèle de souvenirs nostalgiques ou de ressacs du passé. Avec son dernier spectacle Les Idoles, le metteur en scène continue d’explorer les chemins tracés par les spectres de ses maîtres et orchestre un rendez-vous nocturne d’un autre temps, au coeur même du mausolée de ses souvenirs. Le metteur en scène redonne corps et voix à six personnalités qui ont façonné son identité artistique dans le Paris des années 90, pendant l’épidémie du sida, toutes mortes des suites de la maladie : Jacques Demy, Bernard-Marie Koltès, Cyril Collard, Hervé Guibert, Jean-Luc Lagarce et Serge Daney s’invitent à notre époque pour nous offrir le soubresaut d’un dernier souffle.

L’homme et ses doubles

Les Idoles succède au roman Ton père et au film Plaire, aimer et courir vite, troisième et dernier volet d’une série revenant sur sa propre construction en tant qu’artiste homosexuel, déclinée en plusieurs médiums : « Je savais que ces trois projets allaient se succéder et que ça allait être l’occasion de prendre la parole à la première personne. » La question de l’autoportrait agit en effet comme un pont entre ses trois projets. Teintée d’une mélancolie auto-fictionnelle, son travail laisse toujours entrevoir le visage de l’homme : « C’est vrai que je ne suis pas très dissimulé dans mon travail, mes films et mes livres sont en effet toujours reliés à des moments de ma vie… J’ai une sorte de discipline de sincérité. »

Au théâtre, le metteur en scène creuse le sillon de cette sincérité émotionnelle : « Lorsque j’ai travaillé sur Nouveau Roman, je m’interrogeais sur l’émergence des artistes à mon époque. J’étais frustré par l’absence de groupe autour de moi, comme celui du Nouveau Roman – alors qu’aujourd’hui on constate plutôt des émergences solitaires. » Dans cette création, Christophe Honoré ressuscitait le groupe fondateur du Nouveau Roman, formé par les écrivains phares des Éditions de Minuit en 1968 : Robert Pinget, Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute…

À la différence des auteurs présents dans ce précédent opus, les personnalités réunies dans Les Idoles ne faisaient pas groupe à leur époque, ni même courant. Le metteur en scène explique qu’un travail de contextualisation a permis de dessiner entre eux des histoires communes : « Nous avons imaginé de possibles rapports entre eux, comment ils auraient pu s’intéresser les uns aux autres. Nous nous sommes concentrés sur les supposées hiérarchies. Nous savions que Lagarce était passionné par Daney car il avait chez lui tous les Cahiers du Cinéma et les numéros de Traffic. La rivalité de Koltès et Guibert se cristallisait autour de la personnalité de Chéreau. Nous nous sommes nourris de ces rapports là. »

Danser avec les morts

Les Idoles s’ouvre sur un souvenir fondateur pour Christophe Honoré, celui d’assister à une représentation de Jours Étranges du chorégraphe Dominique Bagouet, quelques temps après sa mort des suites du Sida en 1992 : « J’étais étudiant à Rennes et je profitais de mes passages à Paris pour aller voir des spectacles, un peu de manière désorganisée et sauvage car je ne connaissais absolument rien à la danse. En écoutant les spectateurs autour de moi, j’ai vite compris que ce n’était pas un simple spectacle, mais qu’il était chargé d’une lourde histoire, que le chorégraphe était mort des suites du sida peu de temps avant… J’ai vu beaucoup de spectacles de danse depuis, mais aucun ne m’a plus marqué que celui-là. » Alors que la voix off du metteur en scène revient sur cette anecdote, apparaît sur le plateau un mur d’enceintes (décors de Jours Étranges) diffusant When the Music’s Over des Doors, matérialisation d’un fragment de mémoire, l’écho lointain du souvenir de la chorégraphie de Bagouet, incarné furtivement par les comédiens.

Dans la frustration d’un impossible dialogue avec ses propres idoles, le metteur en scène orchestre une remarquable danse macabre : « Il existe une coutume dans un village à Madagascar : un sorcier réunit les habitants tous les cinq ans et ils déterrent ensemble des corps du cimetière. Ils les habillent avec de nouveaux linceuls et pendant toute la journée ils mangent, boivent et dansent avec leurs morts. C’est un peu comme ça que je conçois ce spectacle. Je suis triste de n’avoir jamais pu rencontré ces gens – peut être à tord car j’ai dû les idéaliser – sans qui je n’aurais sans doute jamais écrit une ligne ni tourné un film… Ce spectacle me permet de danser avec eux une dernière fois. »

Un mausolée des souvenirs

L’espace de la scène rappelle une ancienne gare désaffectée, aux murs ternis par le temps, aux poutres rongées par la rouille et au sol poli par les pas qui l’ont foulé. L’atmosphère en huis clos évoque au metteur en scène l’ambiance des lieux de drague gay de l’époque. Des pieds de micros y sont disposés à différents endroits. Les six artistes rassemblés dans cette atmosphère hors-du-temps échangent parfois avec fougue, frictionnent leurs pensées dans des dialogues parfois désopilants, jettent ensemble un regard dans le rétroviseur d’une époque, tout en étant conscients d’être épiés pas les spectateurs d’aujourd’hui.

Chaque personnage est dépeint avec justesse et profondeur. Pour façonner les personnalités de chacun, Christophe Honoré a multiplié les entrées usant de textes et de paroles qui s’entremêlent : des sources réelles – des extraits de romans, des journaux personnels, des entretiens radio, des archives, des récits fantasmés, écrits par les comédiens eux-mêmes au cours des répétitions, ou encore les textes personnels du metteur en scène qui viennent ponctuer la représentation, en voix off. Cette écriture composite permet ainsi une liberté vis-à-vis de la parole des artistes, sans pour autant les trahir.

Le réalisateur Jacques Demy (incarné par une flamboyante Marlène Saldana) occupe une place singulière dans la pièce. C’est le seul personnage qui refuse à priori la partie, qui reste à l’écart du groupe. En effet, les personnalités réunies ici ont toutes publiquement fait état à l’époque de leur homosexualité et de leur séropositivité. Aucun texte ni entretien de l’époque ne confirment en revanche l’homosexualité présumée du réalisateur de Lola et des Parapluies de Cherbourg, encore moins sa séropositivité, qui n’a été révélée au grand public qu’en 2008 par Agnès Varda. La parole de Jacques Demy est ainsi volontiers détournée : il se métamorphose soudain en une Elisabeth Taylor vêtue d’une cape de soirée dorée et partage le point de vue américain sur l’épidémie, notamment à travers l’affaire médiatique de Rock Hudson, qui, en 1985, dans son lit d’hôpital, fut le premier acteur hollywoodien à révéler publiquement son homosexualité et sa séropositivité. Lorsqu’il reprend la chorégraphie des jumelles Garnier sur la chanson Un Jour d’été dans Les Demoiselles de Rochefort, la performance se termine par des enchaînements de voguing, nouveau clin d’oeil à une sous-culture LGBT, sous les encouragements du reste des personnages. D’autres scènes sont tout aussi fulgurantes, à l’image du long monologue de Marina Foïs / Hervé Guibert, seule sous une poursuite, qui évoque la mort de Michel Foucault, extrait du poignant roman À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie.

Mémoire et héritage

Jeune adulte dans les années 1990, Christophe Honoré s’est construit avec un lourd bagage de modèles et de références qu’il préfère aujourd’hui questionner que vénérer. « J’appartiens à une génération qui vient après. On arrive aujourd’hui après les artistes qui ont réinventé la littérature et le cinéma. J’appartiens à un mouvement dit “post post moderne”, nous en sommes aujourd’hui à l’après-littérature, l’après-cinéma… Notre génération est “après coup”… Et je pense qu’une des manières de rester pertinent, c’est interroger cette mémoire – de faire de nos œuvres des temps retrouvés – c’est plus une histoire de conviction que de nostalgie. » Après la table-rase idéologique de ces années là, une des grandes questions est celle des racines.

Mais ce n’est pas pour autant que le metteur en scène revendique une quelconque généalogie : « Je ne prétends pas être l’héritier de quiconque. Ce ne sont pas les fils qui décident s’ils sont héritiers ou non. J’ai la sincère conviction que nos pères héritent plus que nous héritons d’eux. Ce qui permet à un artiste de perdurer au delà de la mort, c’est la manière avec laquelle les suivants s’en emparent. Lorsque je fais Les Idoles, j’espère nourrir Guibert, Koltès et les autres, par ma mise en scène, j’essaie de réinvestir leur capital. » S’il ne s’inscrit pas dans une continuité, Christophe Honoré attise ainsi les braises d’une parole qui continue d’être vivante. En témoigne la vive curiosité avec laquelle les jeunes spectateurs se ruent sur les livres des auteurs en vente à la librairie du théâtre à la sortie de la pièce.

Le temps de la résilience

Les années 90 sonnent le glas d’un millénaire et enterrent définitivement trois décennies de libertés : l’épidémie du sida met fin à la libération des moeurs, la guerre du Golfe et les crises pétrolières ralentissent les économies… Cette période charnière, inquiète, violente a meurtri sa jeunesse : « J’avais le sentiment que ces années signaient la fin de quelque chose, dans l’espoir que quelque chose allait péter pour qu’autre chose puisse advenir. Mais ça a pété d’une manière inattendue avec le 11 septembre 2001, ça s’est réinventé ailleurs, avec le libéralisme, l’état policier… Aujourd’hui en 2018, avec la poussée de l’extrême droite, l’expression de pensées homophobes et racistes… l’effet de miroir entre ces deux périodes est frappant. »

Ces deux dernières années, un ensemble de travaux permet de raviver auprès du grand public les mémoires du sida, des sexualités et des années 1990 : la série Fiertés de Philippe Faucon, le livre Ce que le sida m’a fait d’Elisabeth Lebovici, 120 battements par minutes, le film de Robin Campillo… Chacun de ces auteurs, à sa façon, a subi les ricochets de l’épidémie. Christophe Honoré témoigne d’une certaine pudeur et explique qu’il il y a encore dix ans ce projet au long cours n’aurait pu être réalisé, sans qu’un délai de décence ne soit respecté, pour que le deuil puisse avoir le temps de se faire : « Je ne me sentais pas légitime de prendre la parole à ce sujet. Il y a d’abord eu les récits des malades… et puis après une espèce de moment de silence, car il était malvenu de dire qu’on y avait échappé. Aujourd’hui j’ai un rapport beaucoup plus assuré à cette mémoire. »

Vu au Théâtre Vidy-Lausanne. Livret et mise en scène Christophe Honoré. Scénographie Alban Ho Van. Lumière Dominique Brugurière. Avec Youssouf Abi-Ayad (Bernard-Marie Koltès), Harrison Arévalo (Cyril Collard), Jean-Charles Clichet (Serge Daney), Marina Foïs (Hervé Guibert), Julien Honoré (Jean-Luc Lagarce) et Marlène Saldana (Jacques Demy). Avec la participation de Teddy Bogaert et Aurélien Gschwind (Bambi Love). Photo © Jean Louis Fernandez.