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Catol Teixeira, Zona de derrama

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 9 août 2023

Catol Teixeira travaille sa première pièce de groupe comme un espace sensible. Zona de derrama est à la fois un endroit où vibrent des singularités, un tissu de sensations partagées, une zone où la multiplicité croît par la stratégie chorégraphique. Dans cet entretien, lae chorégraphe né·e au Brésil et basé·e en Suisse éclaire les sources qui nourrissent cette création, à partir des mots qui guident le travail en cours, et qui sera présenté pour la première fois au far° festival des arts vivants à Nyon ce mois d’août. 

Peut-être pouvons-nous partir du mot « zone » contenu dans le titre. Comment cette notion d’espace est intervenue dans la mise en mouvement de cette création ? 

Dans mon travail, j’approche la chorégraphie comme une zone, soit un espace avec une temporalité spécifique. Nous savons quand nous sommes à l’intérieur de cette zone, mais parfois ses frontières et ses limites ne sont pas claires. Je relie la danse à une manifestation qui se joue entre le visible et l’invisible, et le mot zona vient de là, de cet hybride de temporalité, avec des corps qui sont en mouvement constant au milieu. C’est aussi une zone où l’on se demande en permanence “que va-t-il se passer” parce que quelque chose peut arriver à tout moment et cela vous place dans un entre-deux. Au Brésil, une zone désigne aussi un endroit désordonné, multiple et chaotique, mais qui a sa propre organisation. J’aime l’idée que la danse est ce qui se produit dans un tel endroit. 

Qu’est-ce que cet endroit particulier suggère comme façon d’aborder l’écriture chorégraphique ?

C’est la première fois que j’invite d’autres artistes à performer à mes côtés, dans un travail que je guide et j’initie, alors zona est un mot d’autant plus important dans l’approche chorégraphique que j’essaie de proposer à plusieurs. J’ai été interprète plusieurs années pour des compagnies au Brésil et auprès de collectifs, et maintenant je prends cette position de chorégraphe comme celle d’un·e guide. Un·e guide qui n’essaie pas de trouver une solution à quoi que ce soit mais plutôt d’ouvrir et de soutenir un espace où nous pouvons être occupé·es et sensibles à des questions communes, qui résonneraient différemment dans nos différents corps. Pour cette première pièce de groupe, le mot zone m’enveloppe donc agréablement, il me porte. Nous voyageons entre une zone de tendresse,  de risque, de sécurité, de célébration, de danger… une zone d’affection, de désaccord, une zone pour se rencontrer, pour reconnaître et jouer sa reconnaissance. Je trouve fascinante la possibilité  de transformations que la danse peut manifester, comment elle peut donner des formes aux sentiments et aux affections, et comment cette forme est en fait une vibration, un geste réminiscent, un désir. Toutes les tâches avec lesquelles je travaille sont des états physiques et émotionnels qui s’entremêlent constamment. J’aborde toujours le matériel de mouvement comme un matériel émotionnel et spirituel, il y a toujours une relation entre les postures et les sentiments, les mouvements et les sens, l’intimité et l’exposition… Cette Zone est donc une invitation à cet événement où nous évoquons ces espaces liminaux : espaces de transitions, espaces d’intimité et de protection, zones à fuir ou à habiter… Il pourrait s’agir d’une sorte d’exercice de reconnaissance de ces lieux pour nous et entre nous…

Deux versions de la pièce sont donc prévues ?

Oui, au far° festival des arts vivants à Nyon au mois d’août il s’agira du premier partage de la version en extérieur, et la version pour le théâtre arrivera plus tard en 2024. Dans la version extérieure, Luara Raio et Auguste de Boursetty sont les performers qui partagent l’espace et créent avec moi le matériel chorégraphique, et Luisa Lemgruber est en collaboration pour la création sonore. D’autres artistes nous rejoindrons pour la suite du projet au cours de l’année et demie à venir, l’idée est que cette zone est perméable et qu’elle peut voyager et être informée par les contextes dans lesquels elle est activée.

En tant que chorégraphe-guide, que proposez-vous comme pratiques à ces collaborateur·trices pour habiter, nourrir cette zone chorégraphique ? 

Je propose un travail à partir de consignes, de tâches que l’on se donne, basées sur l’imagination. Dans cette pièce nous sommes occupé·es à des tâches qui peuvent être subjectives, vraiment impossibles à faire parfois, ce qui permet à chacun·e de construire sa propre narration à l’intérieur de la demande. Nous avons chacun·e nos façons de la goûter, de l’apprécier, l’espace de cette zone partagée permet cela. Je fais pleinement confiance au corps lorsque je propose une chose spécifique. L’une des tâches que nous faisons par exemple est de regarder d’un côté et de marcher à l’opposé, ce qui est une indication à la fois précise et aride, mais toute une poétique entre en jeu dans cette mise en action. En étant très simple dans le corps, comme lors d’une marche, celui-ci montre sa propre poétique, il commence à créer des images, à être en relation avec les autres corps présents, en relation avec l’espace. J’aime beaucoup observer comment de simples variations déploient une poésie propre à chaque corps, en fonction de la durée pendant laquelle on est occupé·e à la tâche, de l’endroit depuis lequel les spectateur·ices l’observent… C’est ce que j’aime dans le fait de cheminer avec une action très précise, voir comment elle est progressivement piratée, elle s’écarte du sens de l’action pour emprunter sa propre voie. J’aime proposer ces pratiques qui nous engagent physiquement, et laisser ensuite les relations vivre, la poésie arriver parce que je fais confiance aux corps.

Ce qui demande un travail d’attention subtil entre vous, pour nourrir ces relations partagées tout en étant attentif·ves à ses propres sensations, et à l’espace. 

Oui, et je précise que nous n’essayons pas d’illustrer, de représenter, nous sommes occupé·es et les relations émergent. Bien sûr certaines choses doivent être prises en compte, le type de lecture que nous offrons par exemple, parce que c’est une performance, il y a un public. Mais au cœur de ma pratique réside vraiment cette confiance accordée au corps, ce désir d’aller au cœur du geste, avec toute sa rugosité, pour trouver la justesse, sans avoir besoin de le contrôler. Il y a eu différentes phases de travail pour Zona de derrama, des moments de recherche en solitaire de ma part, de collecte d’images, de souvenirs, puis un travail virtuel à distance avec Luisa autour du son et en proximité avec Luara et Auguste. Je prends très au sérieux le rôle de collaborateur·ice, je soutiens une certaine clarté dans toutes les positions qui sont impliquées. L’autre mot qui me vient à l’esprit est celui de consentement. Nous consentons à occuper ces lieux, à danser et à être en relation avec le public, comme vous consentez à regarder. Nous partons d’un lieu de communion, mais il y a bien sûr des projections, des distorsions. Je ne considère jamais comme acquis ce que signifie chorégraphier. Les réflexions autour de l’auctorialité sont également très présentes dans la danse aujourd’hui, j’essaie aussi d’avancer avec ces questions-là. 

Cela signifie-t-il que la pièce est constamment en mouvement, que l’improvisation est une partie importante du processus ? 

Pour l’instant, la structure de la pièce est établie, nous avons les tâches à traverser, que nous avons déjà essayées dans l’espace, et nous devons voir comment elles vont continuer à vivre. Il y aura le défi d’être à l’extérieur aussi. J’ai l’image d’une recherche constante, jouant avec la distance et la proximité avec le public, changeant la perspective. En ce qui concerne le mouvement, oui, absolument, il est surtout improvisé, mais ses qualités sont définies, par exemple s’il est plus musclé, plus lent, élastique, c’est établi à l’avance. Mais en ce qui concerne les formes ou nos positions dans l’espace, cela surgit au moment de jouer, l’ordre ou le temps où nous restons dans une tâche varie complètement.

Le mot derrama fait référence à un débordement, donc à un type d’énergie différent de ce dont nous avons déjà parlé. Il évoque également l’élément de l’eau et sa force, pouvez-vous me dire en quoi cet imaginaire-là est un endroit de travail dans la pièce ? 

Le mot derrama apporte avec lui de nombreuses images : déverser, répandre, mais aussi transporter, transborder. Le suffixe trans- est très présent en tant que moteur de mouvement, transiter, transitionner, il va vers l’avant. J’ai cette image claire d’une fontaine, et c’est aussi lié à un certain aspect érotique, à un corps qui a la possibilité de déborder de lui-même. Cette image liquide convoque aussi la question des ressources, mais pas seulement dans un contexte de crise environnementale : dans le domaine culturel avoir accès ou non à certaines ressources est aussi d’une importance capitale. Étant la personne que je suis et considérant d’où je viens, « avoir accès » a une signification vraiment intime. Lorsque je me sens submergé·e par le travail, j’essaie de réfléchir aux ressources dont je dispose, or ma principale ressource est mon corps. C’est donc assez vertigineux, d’utiliser son propre corps comme principale ressource pour son travail, et de faire face à l’épuisement de cette ressource aussi. C’est la même chose pour l’eau à vrai dire, le Brésil possède de grandes ressources en eau et beaucoup de gens n’y ont toujours pas accès. C’est toujours le croisement du politique avec l’intime. L’eau oblige aussi les gens à bouger, à migrer, il y a à la fois la beauté, la poésie de ce que l’on nomme nature, mais aussi la brutalité de sa réponse. Qui refuse de se déplacer et qui est forcé de le faire, cela change le rapport à la ressource elle-même. Je ne prétends pas travailler à propos de quelque chose, mais plutôt en relation avec, toujours. Dans Zona de derrama, il ne s’agit donc pas d’eau, de transition ou de migration, rien de tout cela, mais de cette zone où tous ces éléments coexistent, où ils sont nécessairement entrelacés et forment en partie les corps qui y vivent. La chorégraphie et les tâches qui la composent, c’est aussi cet entrelacement.

En vous écoutant parler, je pense à la façon dont différent·es penseur·euses écrivent que nous sommes dans une crise de la sensibilité, et certaines propositions peuvent nous connecter à quelque chose de plus profond, à une sensibilité plus subtile. Peut-être que la zone est aussi celle-là, un travail sur une danse relationnelle. Votre parcours de danseur·euse est fait de nombreuses approches et pratiques différentes, danse classique, contemporaine, techniques de cirque, etc. Un corps qui traverse tout cela superpose les expériences et les techniques, et je me demande comment ce feuilletage participe de votre façon de chorégraphier aujourd’hui.

Ce que j’ai surtout appris, c’est la possibilité pour un corps de se transformer. J’ai pratiqué ces techniques avec beaucoup de sérieux et de dévouement, et j’ai aussi appris que certaines techniques sont liées à certains mondes. En réalité, tout fait partie de l’apprentissage, autant la technique en elle-même que nos contextes de vie lorsque nous l’assimilons. Par exemple, j’étais un enfant très seul·e, très silencieux·se. Ma famille était ma mère, ses ami.e.s et un chien qui vivait avec nous, et j’ai commencé à danser parce que j’avais beaucoup de plaisir à être dans le silence, avec la rythmicité du mouvement. J’ai commencé un entraînement assidu et je suis entré·e dans la seule école de ballet publique du Brésil, à Rio, ce qui a représenté un énorme effort pour ma mère. J’y ai été victime d’abus sexuels, j’ai souffert de boulimie, et je me souviens d’avoir eu très tôt cette compréhension, que les gestes d’enseignement de la danse se superposaient à la structuration de mon contexte en terme de classe, de genre, de racialisation, de sexe. C’est une chorégraphie sociale que l’on intègre, que l’on apprend. Dans ma pratique du cirque c’est pareil, il est impossible de dissocier ce que j’ai appris et ce que l’expérience personnelle m’a apporté, c’est en même temps : l’âge que l’on a, la couleur de peau, le contexte, la sexualité… tout ce qui s’articule ainsi est aussi une sorte de chorégraphie. Je pense qu’aujourd’hui je travaille à articuler tout cela. Lorsque je suis arrivé·e à la Manufacture de Lausanne, j’avais déjà beaucoup travaillé, mais je n’avais pas eu le temps d’articuler tout ce que j’avais vécu, et c’est ce temps que j’ai pris. Mon travail, c’est la tentative de danser avec tout cela. Je n’ai pas besoin que les gens sachent que je suis passé·e par ici ou par là quand je danse, je suis heureux.se d’offrir un endroit sensible où vous pouvez associer votre propre chemin aux images. Pour l’instant, je suis juste très curieux·se de construire cet endroit où nous pouvons avoir des associations sensibles, des échos, sans nécessairement savoir que je suis en transition ou que je suis étranger·e. Lorsque cela vibre pour vous, cela vous appartient et je suis heureux·se.

Quels autres matériaux font également partie de cette danse ?

Traiter de l’invisible fait partie de ce que nous essayons de faire, et je pense que chacun·e d’entre nous dans la pièce a une façon très différente d’aborder cette relation. Chorégraphiquement parlant, cela passe par ce langage secret où nous connaissons les tâches que nous avons à faire mais avec toute la latitude d’interprétation que l’on évoquait précédemment. Ce qui est déjà une façon de gérer des présences non-maîtrisées à vrai dire, qui apparaîtront, nous serons à un moment donné en relation avec un arbre, une carte de tarot, le souvenir de quelqu’un qui est mort, et nous n’en parlons pas, mais nous invitons ces éléments à être avec nous, sans les nommer. Même en produisant des mouvements nous créons des formes que nous ne choisissons pas entièrement. Nous travaillons avec notre propre sensibilité à l’égard de nos corps, nous avons une responsabilité parce que nous mettons en scène et nous invitons les gens à regarder, et j’aime cette perspective de ne pas faire seulement ce que je veux mais de faire pour être vu, j’ai une considération pour la personne qui vient pour être témoin de cela, c’est une zone d’attention. 

J’ai l’impression que parler de l’existence de cette zone d’attention concentre ce qui est au travail précisément dans Zona de derrama. 

Lorsque nous montons sur scène, nous déployons des sensibilités différentes sur un terrain sûr. Nous nous entraînons à construire ce lieu de confiance en étant ensemble dans une situation donnée, en prenant en considération qui sont les présents et en canalisant le tout dans un spectacle. Nous partageons nos fiertés, nos rêves, nos désirs dans cet espace, puis nous jouons avec cela. J’ai également invité le mot régénération dans le travail, la pratique traite de la possibilité et de l’impossibilité de se régénérer, de cette friction. La pièce est peut-être aussi une zone de régénération, et parfois nous n’y parviendrons pas, alors comment gérer lorsque nous n’y arrivons pas ? Comment faire face à ce que nous ne pouvons pas réparer ? Comment aller de l’avant ? Il n’y a pas que des certitudes. Peut-être aurons-nous besoin d’aller vers l’impossible et la danse est extraordinaire pour cela, vous pouvez danser pour tout, pour faire la fête, accompagner la mort de quelqu’un, donner naissance, faire l’amour.

Vous avez aussi nommé plus haut la notion d’épuisement, en quoi ce mot est-il moteur dans ce travail ?

Ces trois mots sont présents dans le travail : ressources, régénération et épuisement. L’épuisement est arrivé en même temps que la question des ressources. Si j’ai accès à du soutien pour mon travail par exemple, mais que je n’ai pas mon visa de travail, cela me fatigue. Penser que j’ai une date en 2024 mais que je ne sais pas encore si je pourrai vivre légalement ici. J’aime ce que je fais, mais je vois aussi qu’il y a un piège à s’épuiser à faire, et comment aborder tout cela en travaillant avec son corps, c’est vraiment délicat. Peut-être qu’il y aura un moment où il ne sera plus possible de se régénérer, alors comment changer la méthode, cette injonction à être résilient·e ? Moi il faut du temps pour me fatiguer car j’adore ce que je fais, je peux improviser six heures d’affilée, mais il y a cette zone de vigilance collective. La logique des bourses et des subventions c’est comme une entente silencieuse qui maintient ce système à flot, alors que cela me pose de nombreuses questions. J’essaie de faire le travail dont j’ai besoin, ma recherche n’est pas esthétique , je cherche la pratique. La danse peut aussi être régénératrice, s’engager physiquement et traduire cette énergie en une performance à laquelle on peut assister. La question la plus importante à mes yeux est celle-ci : de quoi ai-je besoin, de quoi a-t-on besoin ? Que dois-je apprendre ? Danser seul·e ou avec d’autres personnes, danser comme si j’étais dans une fête ou aller très lentement, répéter des mouvements ? C’est toujours cette question qui revient. Ensuite, le travail me nourrit, je suis là et j’apprends, avec le processus.

Conception Catol Teixeira danse Auguste de Boursetty, Luara Raio, Catol Teixeira création, régie sonore Luisa Lemgruber production Rabea Grand coproduction far° Nyon et Südpol Luzern dans le cadre du dispositif Extra Time Plus soutiens Fondation Ernst Göhner, Fondation Landis & Gyr, Fondation Edith Maryon, Fondation Johnson en partenariat avec Cima Città remerciements Camilla Parini et Savino Caruso pour le précieux partage de l’expérience Extra Time Plus, ainsi qu’à toutes les personnes impliquées dans le dispositif. Ce spectacle est organisé dans le cadre du fonds de coproduction de Reso – Réseau Danse Suisse, avec le soutien de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia et des cantons. Photo Ary Dil, far° festival des arts vivants 2023.

Zona de derrama est présenté les 14 et 15 août au far° festival des arts vivants. Cette première création collective a été rendue possible dans le cadre du dispositif Extra Time Plus mis en place entre le far° Nyon et le Südpol Luzern. Ce partenariat donne la possibilité à trois artistes des trois régions linguistiques différentes de Suisse d’être soutenu·e·x·s dans leur travail de création et de présenter une création à Nyon et à Lucerne. Catol Teixeira (Suisse romande) prend part à l’édition 2022-2023 aux côtés de Camilla Parini (Tessin) et Savino Caruso (Suisse centrale).