Photo LA BELLE HUMEUR 012 ©Alain Scherer scaled

La Zampa, La Belle Humeur

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 25 février 2023

Profitant de chaque nouveau projet pour s’aventurer dans de nouvelles expérimentations physiques, La Zampa développe depuis plus de vingt ans un travail qui ne cesse de se reconfigurer et interroger l’écriture chorégraphique à travers des réflexions moins anthropocentré. Depuis 2018, Magali Milian et Romuald Luydlin interrogent la nuit, non pas comme une temporalité, mais comme un espace potentiellement habitable. Avec leur création La Belle Humeur, le duo explore cet imaginaire comme un contexte propice à la déconstruction et qui laisse place ensuite à la construction. Dans une forme d’élan vital face à la sidération d’un monde en crise, les chorégraphe imaginent un quintette, au cœur d’un environnement en désordre, lié dans un même mouvement par une respiration commune. Dans cet entretien, Magali Milian et Romuald Luydlin reviennent sur les enjeux de leur binôme, les rouages de leur travail et sur le processus de création de La Belle Humeur.

Magali, Romuald, vous avez fondé La Zampa il y a plus de vingt ans. Depuis votre association, comment votre recherche s’est-elle précisée au fur et à mesure de vos pièces ? Aujourd’hui, comment énonceriez-vous les grandes réflexions qui circulent dans vos projets artistiques ? 

Dans un ordre chronologique, notre recherche a été conduite par une réflexion menée autour de la résistance du corps comme modalité de son existence, en y engageant le corps dans une trêve, un arrêt, ou une lutte (Dream on en 2005, La tombe du plongeur en 2008, Requiem en 2011). Puis, dans sa disparition, confondu avec le paysage qui l’entoure, comme fondement de son émergence (Bleu en 2017, Spekies en 2013). Par la suite, l’exploration s’est orientée autour de notion d’extension du désert, un désert monde qui croît dans lequel nous sommes à la recherche de refuge (Opium en 2014, Far West en 2018). Puis à partir de 2018, nous avons eu besoin d’interroger la nuit, non pas comme un temps, mais comme espace, potentiellement habitable : « La nuit efface les contours de nos paysages, mais, ce faisant, elle offre à dessiner ceux que l’on souhaite voir », dixit Marie Reverdy, collaboratrice et dramaturge sur plusieurs de nos projets. Nous sommes entrés, alors, dans ce désordre nocturne avec Devenir Hibou (pièce jeune public, créé en 2019) et avons poursuivi sa traversée dans son explosive affirmation dans La belle humeur en 2021. Ce parcours et cheminement sont jalonnés de rencontres. D’abord, celle avec les arts martiaux, l’aïkido plus précisément, qui engage le corps et le mouvement dans une même intention. Puis aux côtés des écritures musicales « live » avec Patrick Codenys et Marc Sens nous sommes entrés en relation avec l’espace : le remplir par la musique, lui donner une densité, une façon de mesurer la boîte noire. Nous avons ensuite exploré le rapport au texte auprès des écritures singulières de la rappeuse Casey et de l’auteur Caryl Férey. Ces expériences ont participé à appréhender l’espace, comme une altérité fondamentale. L’espace n’est pas un milieu donné, à priori, il est construit par le geste chorégraphique. Nous sommes à présent dans une nouvelle étape et ouvrons un nouveau champ de recherche pour notre création à venir, Empire. Nous y cherchons les fondations, les frontières, les contours d’un mouvement à habiter et qui se tient là comme un organisme pensant à son futur ; conscients que nous sommes construits d’un héritage pluriséculaire qui nous cloue au sol, alors que la condition du vivant dans son entièreté change. Se défaire en quelque sorte, c’est par là que nous allons… Ce processus s’est amorcé avec la création de La belle humeur, en travaillant avec une certaine distance émotionnelle, une détente. Celle-ci agit sur nos capacités à saisir formes, silhouettes, territoires, ajustements, flux, désordre, persistances, espaces structurants à déconstruire et liberté qui affleure. Sur chaque pièce, nous nous sentons dans l’obligation de tout remettre en jeu, nous avons besoin d’un processus à explorer, d’un os à ronger ! D’une géographie de liens qui pourrait prendre forme, ainsi nous aventurer dans de nouvelles curiosités physiques. Nous voyons peu à peu notre intérêt grandir pour la combinaison, une sorte de proxémie dans laquelle les rapports entre les corps dans leur co-présence et leur réalité cherchent à se réorganiser. Finalement depuis 20 ans, nous avons toujours travaillé autour de la chute, de l’impasse, et des recompositions qu’elles appellent. Notre travail évolue, se déplace, se défait, se reconfigure et interroge aujourd’hui un geste chorégraphique dans un chantier moins anthropocentré.

Le titre La belle humeur fait référence à Nietzsche. Pourriez-vous expliquer ce « concept » / l’histoire de cette référence ? Pourriez-vous retracer la genèse de cette pièce ?

La belle humeur est une pièce qui a pris sa source dans le besoin de ne pas être seulement les témoins d’un monde en difficulté… mais de faire corps avec ce qui nous entoure. Faire corps n’est pas facile car c’est le contraire de la fuite, du jugement, de l’affrontement. Faire corps c’est trouver les moyens de rester en mouvement, et d’y trouver des ressources. Dès le début de cette création nous avions deux citations qui se faisaient face, presque contradictoires, pourtant nous avions l’intuition que l’une et l’autre se répondaient. Il y avait cette phrase d’Antonio Gramsci : « La crise consiste en ce que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître, dans cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » et « La belle humeur » un terme emprunté à Nietzsche lorsqu’il exprime sa nécessité de faire corps avec le monde, tel qu’il est, dans son déséquilibre. Si la « crise » est un état du monde, « la belle humeur », quant à elle, est une modalité d’être au monde. D’un côté une incertitude, une sidération, de l’autre un acquiescement, un élan vital. Nous avons cherché le moteur qui allait nous permettre d’écrire cette pièce. Le souffle s’est imposé comme une évidence.

La belle humeur explore le motif de la nuit. Comment cet « imaginaire » de la nuit a-t-il nourri le terreau de la pièce ? Pourriez-vous partager les différentes réflexions qui traversent cette recherche chorégraphique ?

Il y a eu cette exposition au Centre Pompidou-Metz Peindre la nuit en 2018/19 qui certainement est restée en mémoire active d’une certaine manière. Mais pour faire le lien entre nuit et belle humeur, il faut revenir à la phrase d’Antonio Gramsci « La crise consiste en ce que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître, dans cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » La nuit pourrait alors se penser comme le motif de cet interrègne (temps d’interruption, ndlr). Une transition qui dilate le temps, labile, qui sépare et joint deux journées, deux ères, deux mondes et rend le regard incertain. Il nous fallait convoquer un temps comme celui-là, incertain, en devenir, un environnement propice à la déconstruction et qui laisse place à la construction. Crise, nuit, respiration sont ici liés dans un même mouvement. Nous avons cherché comment créer du temps sans s’y soumettre, c’est ici que l’imaginaire de la nuit se trouve.

Comment s’est engagé le travail avec les interprètes à partir de ces réflexions ? Pourriez-vous revenir sur le processus de création de La belle humeur ?

Avec Marie Reverdy, dramaturge, nous exprimons nos ratés et frustrations ! Ici et avant de s’immerger au plateau, nous avons longuement échangé sur cet espace de transition, un espace élastique à faire respirer : poumon, ballon, cavité, la plasticité de ce souffle et les relations qu’il sous-tend. Nous avons aussi interrogé la nuit non pas dans son sens littéral mais en termes de principe, voire de concept philosophique. La première résidence s’est faîte chez nous dans une forme d’intimité, nous avons réuni les interprètes Alice Bachy, Anna Vanneau, Camilo Molina Sarasa et l’assistante à la création Laurie Bellanca. Nous avons posé un début « d’espace » par quelques praticables inclinés et demandé à cette équipe d’interprètes d’y trouver une place, celle qui leur convenait/plaisait. Nous avons fait confiance à notre intuition en leur demandant de respirer, de rendre tangible leur respiration et nous avons observé la nature de cette respiration : ce souffle, sa capacité à faire lien, à faire corps, et par relai, ramification, mélange, fait que l’espace se transforme et devient un milieu. Laurie Bellanca, nous avait préparé un corpus littéraire, et à partir d’extraits choisis nous a livré d’autres sensations et images de ce «faire corps» : habiter/considérer les ressources/explorer la frontière/percevoir les liens racinaires… Ces lectures ont musclé, déplié nos imaginaires et activé ce que la respiration soulevait comme interrogations : L’impermanence, la condition de notre présence, le lien entre intérieur et extérieur, et par embranchement, étirement, rupture, décomposition, recomposition, nous avons perçu comment cela évoluait sous l’apparent désordre d’un feuillage. Ce feuillage est devenu au fil du temps «le biotope» des liens singuliers entre chaque corps, chaque respiration, un commun qui se tramait. La respiration comme mode opératoire a soulevé différentes problématiques sur la nature du mouvement : comment est-il advenu ? Quelles sont ses conditions d’apparition ? Nous avons alors identifié les motifs, lisibles ou à peine tangibles, leurs durées, leur émergence, connexion et disparition, leur parcours, l’atmosphère qui se dégageait, les besoins d’énergie, les bifurcations et les cohabitations dont nous avions besoin. Et sur chaque résidence nous avons épaissit un champ lexical, précisé une grammaire, formulé la modalité d’expression de ce processus, à savoir : habiter les espaces de la respiration, y trouver des ressources et avancer à l’intérieur de ce feuillage.

Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour ce projet ? Comment s’est organisée l’écriture chorégraphique de La belle humeur ?

La matière était constituée de changements physiques, d’ajustements et de dynamiques qui se mettaient en place seul ou à plusieurs, avec un désir indéfectible d’être entre et avec les autres. Les outils de composition ont été les notions de convergence et de divergence nous permettant de comprendre les relations spatiales, les attractions et rétractations entre les matériaux des danseur·euse·s. Respirer, s’ajuster, observer, considérer, tenir, l’aller-retour, ont été les principales consignes et sont devenues les principales règles. Nous avons par la suite décidé d’inscrire ces consignes en improvisations à partir d’un oval, un parcours secret nous reliant à l’espace commun. Ce tracé inscrit au milieu des praticables, nous a permis d’activer des zones de mémoire et d’utiliser une ressource d’écriture par la récurrence de certains motifs : leur lisibilité, leur place, qui ponctue, renvoie les matériaux les uns aux autres. Certaines zones de l’espace ayant «ce pouvoir magique» d’activer ces mémoires, permettent une permanence et une circulation des motifs. Ce sont des rendez-vous qui, sans les développer individuellement, doivent se traverser collectivement. L’aller-retour entre l’inspiration et l’expiration, à la fois airbag émotionnel et carburant, a construit physicalité et langage, dans une intensité (un trait de notre travail en général) que nous avons exploré ici dans ses différentes nuances. Nous avons construit en considérant que l’écriture ne pourrait émerger seulement si elle parvenait à abriter la plasticité d’une respiration qui se transforme sans cesse. Celle-ci se fait mouvement, espace, musique. Elle est un moment fortuit autour duquel on tourne, et dont le travail d’agrégation d’éléments, de convergence/divergence, a eu un rôle fondamental. Par ce chemin nous avons pu ouvrir des espaces rythmiques : des silences proches de l’apnée, des crépitements presque timbrées, des éclats de voix, de rire, mais aussi des espaces dans l’espace, des hauteurs, des directions nous donnant accès à des zones de tension, d’agglutinement, d’éclatement ou d’homogénéité. La danse trouve ici son équilibre dans l’alliage entre l’épaisseur de ce souffle, de sa matière, mais aussi dans la précision de l’écriture. Le ciselage des formes et l’imbrication des rythmes génèrent une grande amplitude, une liberté au plateau. Cette liberté permet un engagement physique « assez haut », déplace le mouvement et lui donne un goût d’aventure ! Nous sommes cinq au plateau, un groupe suffisant pour être choral, et pas trop grand non plus, pour y voir comment tout cela vit, se compose, s’articule.

Le dispositif de La Belle humeur occupe une place importante dans l’écriture de la danse. Pourriez-vous revenir sur le décor et l’espace de La belle humeur  ?

Nous cherchions à évoluer dans un espace plutôt neutre et offrant une dynamique. Dès le premier laboratoire, dans le cadre de notre résidence à la villa Kujoyama au Japon, nous avions assez rapidement mis des praticables dans l’espace, nous cherchions quelque chose d’accidenté, d’instable, nous donnant des appuis spatiaux et rythmiques. Antoine Desnos, dessinateur, nous a aidé à dessiner ce paysage en désordre, ses pentes, dans laquelle une zone libre, au sol, sans obstacle, comme une coulée, distribuait le reste, les à-côtés, une sorte de foyer autour duquel des chemins se présentaient. Denis Rateau, éclairagiste, a par la suite pris en charge la réalisation de cette composition, lui a donné une matière, une couleur, a précisé ses inclinaisons, ses angles et sa place dans ce paysage et à penser la lumière à partir de cet espace.

La musique occupe une place essentielle de la dramaturgie. Pourriez-vous revenir sur votre collaboration avec le compositeur Jean-François Laporte et les enjeux de la musique dans La belle humeur ?

La dimension sonore est importante car l’espace est sonorisé, très vivant donc par la présence de micros qui captent et mixent en direct les impacts des corps, les respirations, les sonorités… L’écriture sonore est réalisée par Valérie Leroux. Elle est un partenaire de choix, nous disons souvent que nous sommes six au plateau, les cinq danseur·euse·s et Valérie. Elle mixe en direct sans tricher sur notre réalité, tient à garder la vérité acoustique mais amplifie et distribue car sur un grand plateau le son se perd et resterait inaudible pour les spectateur·ice·s. Elle a donc la responsabilité de restituer les sensations, les contours, les résonances des sons qui affleurent et rebondissent. Le travail avec Jean-François Laporte, quant à lui, a commencé par notre rencontre en 2019 lors de sa performance Explosion présentée au TAP Poitiers. Cette pièce nous a fasciné, dans son hyper densité et sa musicalité. Nous cherchions à travailler avec une œuvre classique, une écriture forte, connue, préexistante à notre projet. Jean-François nous a proposé d’expérimenter à partir de la Symphonie nᵒ 5 de Mahler sur laquelle il avait déjà travaillé. Nous avions depuis le début l’envie ou l’intuition que ce morceau devait arriver au bout de trente minutes. Toutes les improvisations étaient alors traversées à trente minutes par cette musique. Elle faisait irruption, puis disparaissait, avait cette fonction de poser un avant et un après, qui nous a beaucoup plu, car sa puissance et sa disparition avaient finalement la même place. Cette intuition est restée, Jean-François par Zoom, et en plein confinement, a suivi le travail, a confirmé et affiné la force de cet apport, surgissant dans un temps plus ample que celui du plateau. Un rendez-vous à la fois autoritaire, extérieur qui, après sa fin, sa chute, laisse le vide, la mémoire, la pression acoustique encore opérante afin d’y construire la suite de nos présences respirantes !

Chorégraphes Magali Milian, Romuald Luydlin. Assistante Laurie Bellanca. Interprètes Alice Bachy, Romuald Luydlin, Magali Milian, Camilo Sarasa Molina et Anna Vanneau. Scénographie Magali Milian, Romuald Luydlin, Denis Rateau et Antoine Desnos. Musique Jean-François Laporte. Oreille extérieure Marc Sens. Costumes Lucie Patarozzi. Lumière Denis Rateau. Régie son Valérie Leroux. Dramaturgie Marie Reverdy. Photo © Alain Scherer.

Le 7 mars 2023, à L’Onde, Théâtre Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay
Le 23 mai 2023, au Théâtre Molière, Sète scène nationale archipel de Thau
Les 31 mai et 1er juin 2023, à l’Archipel, scène nationale de Perpignan