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Sylvère Lamotte, Danser avec d’autres mobilités

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Publié le 9 janvier 2023

Après cinq années d’immersion en centres de soin, au travail sur la question de la réappropriation sensible du corps par des patients, leurs proches et des soignants, le chorégraphe Sylvère Lamotte créait Tout ce fracas, un détonnant trio féminin s’appuyant sur des relations et vibrations entre des corps à différentes mobilités. Fort de ce long processus de recherche puis de création, l’artiste conçoit aujourd’hui une conférence dansée avec Magali Saby, danseuse porteuse d’une infirmité motrice de naissance, pour éclairer son expérience de la danse avec des capacités autres. Dans cet entretien, Sylvère Lamotte dévoile le processus de création si particulier de Tout ce fracas, développe les intentions de Danser la faille et décrit sa démarche artistique avec les corps dits empêchés. 

Sylvère Lamotte, comment la pièce Tout ce fracas, devenue emblématique de votre travail avec les corps empêchés, s’inscrit-elle dans votre parcours ? 

J’ai élaboré, travaillé et sorti Tout ce fracas en pleine période de pandémie. C’est une pièce que j’aime beaucoup à titre personnel, humainement avant tout, pour ce qu’elle a apporté à la compagnie et à mon travail. Auparavant, j’avais réalisé trois pièces professionnelles avec ma compagnie. J’avais aussi fait de nombreux pas de côté, dans le théâtre, le cirque, ou encore avec des amateurs. Cette pièce est particulièrement importante pour moi parce qu’elle vient ponctuer un travail de recherche mené dans les centres de soin auprès des corps empêchés, au sein desquels je me suis immergé pendant plus de cinq ans, en impulsant des dynamiques et des questions mêlant patients, soignants et familles gravitant autour de ces corps empêchés, et parfois de ces désastres. 

Quelles étaient les intentions de cette recherche ? 

L’idée était de mobiliser ces personnes pour venir pratiquer d’égal à égal : « On ôte sa blouse et on questionne ». J’avais intitulé cette démarche Recherche, car je n’avais absolument aucune réponse à apporter à ces gens, aucune vérité absolue, d’autant que, parmi elles et eux, il y avait des posturologues, des chirurgiens, des médecins, des sommités dans leur métier, à qui on ne peut décemment pas prétendre proposer des solutions. Les personnes empêchées étaient atteintes de tous types d’empêchements, du plus minime, passager, au plus handicapant. J’ai alors découvert des chemins de corps tout à fait étonnants. Cette recherche portait sur la « réappropriation technique du corps par des outils sensibles », vaste champ dont les contours se sont affinés et dessinés lors de ces cinq années de rencontres humaines maîtresses et d’expérimentations, qui m’ont véritablement déstabilisé en tant que danseur et chorégraphe. Étant chorégraphe de danse-contact, le contact est mon médium favori. C’est le contact, le rapport à l’autre, qui me donne envie de créer une pièce, mais comment parler de contact avec quelqu’un qui est paraplégique incomplet, c’est-à-dire qui peut marcher mais qui ne se sent pas marcher, par exemple ? 

En quoi cette longue et intensive recherche vous a-t-elle donné envie de créer une pièce ?

J’ai eu envie de voir un plateau à l’image de cette recherche, c’est-à-dire d’y créer une complémentarité entre des personnes dites valides, ou en tout cas ne portant ni handicap ni empêchement visible, et une personne clairement empêchée dans son corps. Lors d’une audition, j’ai rencontré Magali Saby. Avec Carla et Caroline, il y a eu une sorte de cercle vertueux : ce sont elles trois qui font toute la beauté de la pièce. Tout ce fracas questionne nos limites, notre rapport à l’empêchement, à la fragilité. Magali y porte sa fragilité à bout de bras, sans pouvoir la cacher, quoiqu’elle ne danse pas en fauteuil. C’est d’ailleurs l’une de ses plus grandes fiertés (sourire). Magali invite les autres danseuses, très performantes, absolument incroyables techniquement et artistiquement, à questionner la fragilité. Moi-même, cette démarche m’a conduit dans des endroits d’extrême fragilité en tant que chorégraphe : comment capter, saisir cette fragilité et comment l’offrir à un public ? Et selon quel tempo ? La question du timing est très importante parce qu’il y va du lâcher-prise qui, dans la vie, ne prend pas du tout le même temps en fonction des personnes. Dans la pièce, Magali se lâche, se donne la liberté d’évoluer sur tout le tapis de danse, tandis que Caroline lâche petit à petit et Carla seulement à la toute la fin.

D’où vient votre goût pour le travail avec des personnes qui ont des empêchements ?

Ma première impulsion est avant tout très personnelle. Il se trouve que j’ai, dans ma famille, une personne qui est empêchée, dont je me suis toujours occupé : j’ai dansé avec elle, je l’ai massée, nous avons pour ainsi dire grandi ensemble. En ayant par la suite l’opportunité, en tant que danseur, d’aller donner des ateliers dans des centres de soin, j’ai constaté que le désespoir qui existe nécessairement dans ces lieux, et le côtoiement de corps martyrisés, fracassés, ne me causaient absolument aucun mal être ; j’y trouvais à l’inverse un goût de la recherche, qui m’a donné à son tour un grand désir de créer une pièce inclusive. J’avais envie d’observer comment des corps pouvaient communiquer au-delà de de la différence. J’ai voulu dépasser mon « bon sentiment » de personne valide, m’immerger véritablement, éprouver qu’il existe autant de handicaps et d’empêchements que de personnes. C’est ainsi qu’à partir de cette valeur humaine que j’ai tant rencontré dans ces centres de soin, auprès de médecins extrêmement engagés, de parvenir à porter sa fragilité, à l’accepter, l’idée de « danser avec » a émergé. J’ai conçu ce trio de femmes avec la musique live de Stracho Temelkovski, dont je percevais l’atmosphère musicale comme particulièrement adaptée à leur manière de jouer, puisque nous voulions travailler le jeu dans différentes positions, le jeu avec un handicap. Les Canadiens ne disent pas « personnes handicapées » mais « personnes capables autrement ». J’avais envie de composer avec cette définition de capable autrement.

Êtes-vous allé à la recherche de ces « capacités autres » pour écrire la partition chorégraphique ou, à l’inverse, la danse s’est-elle constituée pour vous en outil de recherche de ces capacités ?

En réalité, j’ai avancé dans le noir total ; j’ai juste appris à composer avec la fragilité. Dans mes créations, j’ai une méthodologie d’improvisation qui conduit les danseurs au mouvement avec des verbes, et une myriade d’autres leviers. Là, rien ne marchait. Avant tout, nous avons développé des chemins de corps dans le contact notamment, puisque Magali danse habituellement en fauteuil. Ici, nous avons d’abord un peu utilisé le fauteuil, puis de manière sporadique, et puis finalement plus du tout. Il n’est même plus sur scène. Mais nous avons lutté tous ensemble contre trente ans de conditionnement à un définitif « Tu ne pourras pas. » Son handicap étant inné – c’est une infirmité motrice cérébrale -, elle a vécu jusqu’à 18 ans dans un centre de soins de réhabilitation. On lui a donc toujours dit : « Tu ne pourras pas te lever, tu ne pourras pas faire tel geste, tu ne pourras pas aligner deux pas, tu ne pourras pas te libérer. » Et puis : « Tu pourras aller jusque-là, mais pas plus. Ensuite, ça, tu pourras déplier à 90 degrés, mais pas plus. » Et finalement, avec la force de la visualisation, l’envie de danser, l’envie de partager, l’envie d’aller vers l’autre, l’envie du contact… Magali a pu. Le contact, la chaleur et l’humanité ne sont pas juste des bons mots. Sur scène, c’est fou comme ils s’incarnent ! En fait, « le vivre ensemble », ça existe (rires) !  

Comment avez-vous travaillé ensemble pour débusquer et mettre en lumière ces « capacités autres » ? 

Nous avons travaillé au plateau à ce que Caroline et Carla agissent comme des phares dans le noir. Elles constituent les repères spatio-temporels et humains de Magali. Pour composer cette position avec Carla et Caroline, nous sommes partis des zones sensibles de contact pour établir le meilleur accueil possible de la fragilité de Magali, puis cette méthode nous a finalement beaucoup inspiré pour la création en tant que telle, en nous invitant à développer des moments très variés, parce que la fragilité va au plus près du singulier d’une personne : c’est presque une carte d’identité. À partir de là, nous avons quasiment développé trois pièces pour Tout ce fracas, une première de découverte : nous nous sommes découverts et Magali s’est découverte elle-même. Dans la deuxième pièce, le niveau était accru puisqu’elle maîtrisait la première. Magali se surprenait elle-même. Dans la troisième version, le dernier jour, elle s’est littéralement levée ! Je n’en reviens toujours pas. Mes pièces sont toujours vivantes, c’est-à-dire qu’il y a toujours une matière à recréer, à retravailler, mais Magali fait de tels progrès que nous ne savons même plus où ils peuvent s’arrêter. Par ailleurs, mon assistant Jérémy Kouyoumdjian et moi avons mis en place un training particulier pour Magali, qui souffre d’hyper spasticité – ses membres sont recourbés et contractés, ce qui est épuisant -, composé de verticalisation, de contact, de déliés du corps, d’étirements, et nous avons aussi travaillé sur la relaxation, le souffle et le regard. 

Pourquoi avoir travaillé sur le regard ? 

En étant à l’extérieur, du point de vue du regard – et bien que j’aie beaucoup dansé avec Magali pendant les répétitions – je me posais souvent de grandes questions dramaturgiques pour éviter l’écueil d’une pièce qui paraisse misérabiliste. La dernière chose dont j’avais envie était que l’on voie Magali aux abois et que le public se sente mal à l’aise. Or ce réflexe témoigne d’une autre fragilité, celle de la crainte de regarder quelqu’un qui a une mobilité autre. Travailler sur nos regards à tous, nos réseaux de regards, a constitué un véritable mode d’écriture : nous avons travaillé sur la mobilité au sol de Magali, qui est très particulière, et sur le rythme de ses déplacements, tout aussi singulier. Il y a quelque chose de navrant dans l’idée d’avoir pour but de « réhabiliter » un corps, puisqu’il s’agirait de le réhabiliter par rapport à une norme. Par exemple, les déplacements au sol sont quelque chose que l’on trouve avilissant, comme si se déplacer au sol signifiait ramper, drainant son lot d’imageries, depuis le registre du reptilien jusqu’à celui du monstrueux en passant par l’infirme. En réalité, Magali a une mobilité particulière mais qui n’est finalement ni plus compliquée, ni plus surprenante qu’une marche. Ça claudique, ça va un peu dans tous les sens, mais, en définitive, ces lignes qu’on voudrait droites et qui ne sont jamais rectilignes, toutes ces courbes, tous ces angles, ces allers-retours parfois, dans ses mouvements, sont de toute beauté. 

Avec Danser la faille, votre nouvelle création, vous proposez une forme très différente, assez conférencière. Quelle est l’intention qui a impulsé ce choix ? 

Danser la faille est une réponse à une commande de la part de Maif Social Club et à une invitation de Christophe Martin de Micadanses, à partager un témoignage de mon expérience, en tant que chorégraphe et danseur, avec des corps empêchés. Là encore, je ne voulais pas m’en tenir aux mots, qui versent trop souvent dans le bon sentiment, et j’ai souhaité que ce témoignage soit dansé. Je m’entoure de Magali parce qu’il est essentiel d’être avec une personne qui soit porteuse d’un handicap pour en parler, et le projet prend de fait la forme d’une conférence dansée. Je souhaite être à la fois dans le « faire » et retracer une sorte de méthodologie de corps que nous avons développée au plateau avec Magali en dansant ensemble. Il s’agit donc d’une conférence sur les façons humaines d’accueillir sa fragilité. En ce moment, avec Magali, nous questionnons aussi nos peurs propres et respectives ; nous nous sommes passé des « commandes » : j’essaie de formuler ce qui m’inspire dans l’empêchement et ce qui m’effraie dans l’idée d’être empêché, car c’est bien le cauchemar absolu pour un danseur. 

Magali et vous travaillez donc ensemble pour cette création ? 

Nous ne cessons de grandir ensemble et de nous éduquer réciproquement. En tant que danseur tétanisé par cette épée de Damoclès qu’est la blessure, voire la perspective de ne plus parvenir à danser, qui est une peur très ancrée chez moi, travailler avec Magali m’aide énormément. Ce sera le sujet même de la conférence, qui se jouera en bi-frontal dans un rapport de grande proximité, de grande humanité, avec de très petites jauges de 50 à 60 personnes. J’ai envie justement que cette dite « méthodologie » ne soit plus un mystère ou quelque chose de l’ordre de l’inatteignable pour certaines personnes, mais qu’elle puisse a contrario toucher ces 10 % de Français qui vivent l’empêchement dans leur corps et toutes les familles et les proches qui vivent avec ces personnes. Je pense que, dans notre famille proche ou éloignée, nous avons tous une personne qui est en situation de dépendance.

Avez-vous ressenti, à l’occasion des représentations de Tout ce fracas un besoin d’éléments d’explication de la part du public concernant ce travail ? Et la création de Danser la faille est-elle née de cette nécessité ? 

J’ai envie de vous raconter une petite histoire pour répondre à cette question. A l’issue de l’une des premières représentations à Nevers, alors que le public était installé en tri frontal autour de Magali pour avoir la plus grande proximité possible avec sa virtuosité, qui est très sensible, parfois quasi-imperceptible, il a régné une grande émotion dans la salle, et une femme est venue me voir après les saluts pour nous féliciter et ajouter qu’elle trouvait toutefois malvenu de « faire garder à la danseuse son rôle d’handicapée pendant les applaudissements. » Je lui ai répondu gentiment que cette personne était réellement handicapée et ne jouait pas un rôle. Elle a fondu en larmes tant elle était mal à l’aise et a voulu partir mais j’ai insisté pour qu’elle reste et répète ce qu’elle venait de me dire à Magali, car il était évident qu’elle allait en être très touchée et fière.  De fait, quand cette femme a parlé avec Magali, elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre. Après chaque spectacle, nous avions souvent besoin d’un moment de « bord plateau », pas tant pour expliquer des éléments que pour recueillir ce que les gens avaient à nous donner. Et c’est effectivement fort de tout ce désir d’échange que nous avons imaginé, avec Christophe Martin, une transformation de cette envie de parler en conférence dansée. 

Comment envisagez-vous les croisements entre les formes dansée et conférencière ? 

Nous allons danser pendant 45 minutes l’histoire de cette pièce, les grands enjeux qui nous ont traversés et qui nous traversent encore, puis proposer un moment de libre échange. Nous inviterons évidemment les gens à venir voir Tout ce fracas, mais cette nouvelle forme est pensée d’emblée comme un objet autonome, précisément parce qu’elle est dansée : nous montrons des choses au lieu de les nommer, même s’il y aura du texte. Nous voulions être dans le faire, dans le vivant, dans le concret. Parce que Magali n’a pas d’équilibre et qu’elle peut verticaliser en moyenne un jour sur deux, en fait, nous dansons réellement avec nos failles, nous ne savons donc pas encore tout à fait comment aboutira ce travail. Nous ne sommes sûrs de rien dans cette conférence dansée ; nous tentons. C’est peut-être plus difficile techniquement que Tout ce fracas, parce que j’ai voulu évoluer avec Magali, aller chercher encore plus loin. À l’avenir, je trouverais intéressant de donner à voir Tout ce fracas et Danser la faille le lendemain, par exemple, en sensibilisation pour des classes, pour des centres médico-sociaux, au plus près des gens, dans un préau, dans une salle de mobilité.

Quel est votre processus de création concernant le texte ?

Nous sommes en train de travailler tout le discours que nous portons autour des quatre moments dansés que nous avons à ce jour mis au point. Nous avons fait une sortie de résidence début septembre et Magali ne se sentait pas assez à l’aise pour parler ; j’ai donc porté notre parole tout seul, mais je souhaite vraiment qu’elle se livre car je trouve déplacée l’idée de parler de sa vie à elle, de son corps à elle, tandis qu’elle est présente à mes côtés. S’agissant de l’écriture en tant que telle, nous faisons des improvisations. J’aime bien enregistrer Magali à son insu pour capter une parole totalement naturelle, ni pompeuse ni récitante. Nous amorçons à partir de ces paroles spontanées un travail de réécriture et j’évite absolument toute posture de sachant. Je commence d’ailleurs par annoncer au public que s’il espère apprendre quelque chose aujourd’hui, il sera nécessairement déçu car il s’agit ici d’un témoignage, de notre propre expérience depuis nos propres sensibilités, qui n’a aucune prétention ou vocation à s’ériger en valeur véritable pour tous.

Tout ce fracas, conception et chorégraphie Sylvère Lamotte. Assistant Jérèmy Kouyoumdjian. Regard extérieur Brigitte Livenais. Interprètes Carla Diego, Caroline Jaubert, Magali Saby. Composition, interprétation, arrangement et sound design Stracho Temelkovski. Costumière Charlotte Jaubert. Création lumières Laurent Schneegans. Danser la faille, chorégraphie Sylvère Lamotte. Interprétation Magali Saby et Sylvère Lamotte. Photo Gaëlle Astier-Perret.

Danser la faille est présenté au MAIF Social Club les 4,6,11,13 février dans le cadre du festival Faits d’hiver
Tout ce fracas est présenté le 7 février à micadanses dans le cadre du festival Faits d’hiver