Photo Le Fil Sylvain Prunenec©Marc Domage scaled

Sylvain Prunenec, Le Fil

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 26 octobre 2022

Avec sa nouvelle création Le Fil, le chorégraphe Sylvain Prunenec s’attelle à retraverser des instants qui l’ont marqué dans son parcours de danseur : un geste inattendu qui survient, une décision prise en une fraction de seconde, une sensation surprenante qui traverse. En parlant du travail de création auprès de Trisha Brown ou Dominique Bagouet, il analyse ces surgissements, qui en percutant le moment présent éclairent ce qui fait le cœur du métier d’interprète. Naviguant entre strates de sa mémoire, inconscient, oubli et histoire de la danse, le chorégraphe construit un solo qui agence les souvenirs en une trame de mots et de gestes précis, livrant sur l’interprétation une expérience intime et partageable à la fois.

Le processus de création de ce solo s’est déroulé sur un temps long, puisqu’il a commencé en 2011, avec l’attribution d’une bourse d’aide à la recherche pour le patrimoine en danse proposée par le Centre National de la Danse, et que les premières représentations ont eu lieu en 2021. Quels questionnements ont enclenché le travail au départ ?

J’ai un parcours de danseur interprète, et tout en chorégraphiant mes propres projets depuis plusieurs années, je continue à danser pour d’autres compagnies. En 2011, j’ai eu l’envie de prendre le temps de revenir sur certaines expériences qui m’ont construit et nourrit en tant qu’interprète, qui font partie de ce que je suis et dont je peux observer les effets un peu mieux aujourd’hui, avec le recul. Cette question de l’interprétation m’a toujours beaucoup intéressée. J’ai pu sentir, même des années après, à quel point le travail auprès de Dominique Bagouet ou d’Odile Duboc par exemple était inscrit dans mon corps, à quel point l’histoire que j’ai traversée avec eux était toujours vive. En entamant ce temps de recherche, des moments précis ont resurgi à la surface et ce sont ceux dont je parle dans Le Fil : des mouvements effectués sous l’œil de Trisha Brown, Dominique Bagouet, Odile Duboc et Deborah Hay. Décortiquer ces souvenirs me permettait d’entrer dans le détail de ce que j’ai pu ressentir sur l’instant, et c’est un mélange entre l’immaîtrisé, une pensée en mouvement, le surgissement d’un geste et mon ressenti de cette situation globale. Le tout, pris ensemble, fait l’expérience du danseur. J’avais envie de tenter de mettre des mots là-dessus, pour essayer de comprendre quels sont les ressorts sur lesquels je m’appuie aujourd’hui afin de continuer à créer, à traverser ou à me laisser traverser par des écritures chorégraphiques. 

Comment ces souvenirs sont apparus et pourquoi avoir travaillé avec ceux-là en particulier ? 

Je crois que le premier événement dont j’ai eu envie de parler est l’épisode avec Trisha Brown, que je raconte au début du Fil, car il m’a fortement marqué, perturbé. C’était en 1992, j’étais alors interprète dans la compagnie de Dominique Bagouet et cette année-là, il avait invité Trisha Brown à créer à Montpellier une pièce, One Story as in Falling. Nous étions six danseur.ses à y prendre part. L’improvisation avait une place importante dans le processus de création. Nous improvisions à partir d’une phrase chorégraphique de base, Trisha Brown retenait certaines variations que l’on fixait et l’on avançait comme cela. A un moment, j’ai amorcé un mouvement, que j’ai aussitôt retenu, puis finalement effectué jusqu’au bout, c’était un moment de vacillement, qui a duré en tout quelques secondes. Trisha Brown l’a vu et m’a pointé du doigt en disant « Oui ! ». Ce moment a été fondateur, parce qu’il traduit le fait que des choses nous échappent totalement et constamment dans la danse, mais qu’il est possible d’en prendre conscience au moment-même où cela nous arrive, et donc d’y répondre dans l’instant. C’est comme s’inscrire sur une ligne de crête entre essayer de comprendre ce qu’il se passe et explorer les pistes intéressantes qui s’ouvrent lorsque l’inattendu surgit. Ce moment s’est imposé et rapidement je suis allé à la médiathèque du CND pour revoir les images de la pièce. A l’écran, je n’ai pas retrouvé ce mouvement qui m’avait échappé. Je me suis alors demandé si j’avais rêvé de cet évènement, s’il n’avait pas existé en réalité. Tout un enjeu autour de la mémoire est apparu. Ce brouillage était intéressant, parce que quand bien même j’aurais rêvé ce moment, il avait son importance fondamentale. C’est aussi la fiction qui s’invitait là et venait secouer quelque peu la recherche. 

Qu’en est-il des autres instants de danse partagés dans Le Fil ?

A la même époque, je dansais un solo dans la pièce Necesito, pièce pour Grenade de Dominique Bagouet. Un jour en répétition, alors que j’effectue un saut, j’ai la sensation d’être presque agi par le mouvement, c’est-à-dire que j’ai l’impression étrange – et je pense que toute personne qui a une expérience de danse peut ressentir cela – que mon corps est comme porté par quelque chose d’extérieur, qu’il s’est détaché de la volonté de faire, d’exécuter. Plus tard, il y a eu le travail auprès de Deborah Hay, qui a aussi été fondateur pour moi, notamment autour de cette question de l’interprétation. Pour la création de O,O, nous travaillions avec une partition de groupe, mais l’idée était aussi que chaque danseur.se fasse un solo à partir d’une proposition qu’elle nous avait transmise. De fait, même d’un point de vue juridique, chaque danseur.e était co-auteur.ice du solo avec Deborah Hay, la notion d’interprète était bousculée déjà à cet endroit-là. Le processus de travail fonctionnait avec la mémoire, puisque pendant trois mois nous traversions cette partition une fois par jour, six jours par semaine. Cette accumulation d’expériences se déposait à travers le temps, et parfois, au bout de trois semaines, des choses ressurgissaient alors que l’on pensait les avoir complètement oubliées. La pièce travaillait avec ces strates successives et leurs écarts, comme une matière vivante. Je pense que ce travail a réactivé de nombreuses questions qui étaient déjà présentes en moi, sur l’interprétation, sur ce que signifie vraiment danser, partager ou révéler l’écriture d’un.e chorégraphe, en même temps que cette écriture nous révèle également. 

Comment Le Fil a pris forme à partir de là, d’abord à travers cette volonté de mise en mots ? 

Ce solo a justement avancé par strates d’expériences successives. La première partie du travail a consisté en effet à s’atteler à traduire en mots ces instants que je viens de décrire, en essayant d’être précis, d’analyser ces fragments de danse pour moi-même et dans une visée de partage. Lorsque je travaillais sur Les Vagues de Virginia Woolf (pour la pièce Vos jours et vos heures en 2015 ndlr), j’ai rencontré une traductrice de ses textes, avec qui l’on parlait des rapprochements possibles entre travail de l’interprète et travail de traduction. En décrivant sa pratique, elle racontait qu’elle traduisait d’abord tout le texte, puis laissait reposer, y revenait, ajustait tout l’ensemble et avançait ainsi par couches. Ce qui est proche, finalement, du travail de composition pour un.e danseur.se ou un.e chorégraphe. Lorsque l’on avait interrogé Deborah Hay pour savoir comment elle créait ses partitions, elle avait raconté ceci : je vais en studio très tôt le matin, j’improvise, je prends des notes dans un carnet, puis je le mets dans un tiroir. En le ressortant un an après, je ne sais plus du tout à quoi se réfèrent les notes que j’ai prises, mais je m’en sers comme un moyen de réactiver des choses, qui sont là quelque part. Cette question de ce que l’on laisse, de ce qui s’enfouit profondément à l’intérieur de la conscience et puis qui ressurgit et est réinterprété, réinventé, m’intéresse beaucoup. 

Quelle a été la suite du processus ? 

J’ai présenté ma recherche à l’oral, lors de la restitution au CND, et je n’ai pas pu m’empêcher de la performer un peu. Je n’arrivais pas à parler en étant derrière l’ordinateur et mon cahier, j’avais besoin d’être actif, de montrer quelques gestes. À ce moment-là, l’Association des chercheurs en danse était en train de mettre au point un numéro sur la question de l’interprétation et m’a proposé de participer à plusieurs colloques pour partager ce travail. A chaque fois, j’essayais d’agrandir ce qui devenait un solo, qui est passé de dix minutes à quinze, puis vingt. Cette matière a voyagé, au sein d’un duo composé avec Dominique Brun, aux Sujets à vifs à Avignon, puis à l’invitation de Fanny de Chaillé qui organisait un colloque autour de l’interprétation. Le Fil dure maintenant une quarantaine de minutes, peut-être que dans dix ans il aura encore grandi ! A chaque fois, de nouveaux éléments s’ajoutent. L’été dernier par exemple, j’ai ajouté une partie qui découle d’un long voyage que j’ai fait à l’occasion du projet 48ème parallèle, où j’ai traversé le continent eurasien. J’avais découvert la langue russe et ses déclinaisons. Dans la langue russe, même les noms propres se déclinent, et j’y vois un rapport avec le métier d’interprète : à chaque projet nous sommes la même personne, un radical fixe, et en même temps chaque chorégraphe invente des déclinaisons de l’interprète, nos terminaisons changent et elles sont multiples. 

A travers tous ces terrains où le solo a avancé c’est un pas important que de passer d’une recherche par l’écriture au travail par le corps, en studio. J’imagine que ce sont des chemins différents qu’empruntent la mémoire ? 

En réalité, lorsque j’ai mis en pratique ma première idée, celle de mettre des mots sur certaines expériences de danse en essayant d’être le plus précis possible sur mes ressentis, c’est venu éclairer la façon dont l’inconscient vient percuter le moment présent. Et cela arrive tout le temps dans la vie, on fait toujours avec notre inconscient. De même, lorsque Deborah Hay nous propose de traverser une partition, non pas de répéter mais de vraiment traverser une chose du début à la fin, tous les jours, quels mots choisir pour raconter l’expérience de corps et de mémoire que cela représente ? Ce que l’on vit à ce moment-là est bien plus vaste et diffus que ce que l’on pourra jamais en dire, mais quand même, pouvoir faire le récit de certains détails, raconter comment un geste que l’on aimait a été oublié et ressurgit de lui-même trois semaines plus tard, cela questionne profondément la façon dont la mémoire travaille le corps. Je trouvais intéressant de pouvoir nommer cela, car si mon éclairage se fait au travers d’un travail de danse, une telle expérience peut être observée par tou.te.s dans des situations de la vie quotidienne. Lors de représentations du Fil dans des contextes a priori éloignés de la danse contemporaine, j’ai eu de nombreux retours de spectateur.ices qui se retrouvaient dans ce que je racontais, qui reconnaissaient des modes de fonctionnement que l’on partage de façon perceptible : être traversé.e par une hésitation, surpris.e par un geste, attrapé.e par l’inattendu et rebondir dans l’instant.

Justement, on comprend en étant spectateur.ice du Fil qu’une danse ne cesse de s’écrire à chaque fois qu’elle est interprétée, y compris une pièce de répertoire qui s’inscrit dans une histoire de la danse. Il s’agit toujours d’une matière vivante. 

Oui, la notion de répertoire est toujours confrontée au moment présent, elle est un moteur pour aller de l’avant, pour continuer d’explorer. Necesito est par exemple reprise par les étudiant.e.s du Conservatoire de Paris en ce moment. Rita Cioffi, qui en assure la transmission, m’a demandé de transmettre le solo que j’interprétais dans la pièce à un jeune danseur, Pierrick Jacquart. J’ai beaucoup aimé ce qu’il s’est passé au moment de la transmission. C’est une danse technique, ciselée, très précise, et je suis passé en grande partie par les mots pour décrire l’imaginaire de la pièce, pour raconter ce que ce solo signifie pour moi en tant qu’interprète. Comment activer l’imaginaire, une pensée, tout en traversant une danse ou en se laissant traverser par elle, ces questions étaient présentes dans le dialogue avec Pierrick.

Cela renvoie à l’intime de l’expérience de l’interprète, qui intervient dans la transmission d’une partition.

Oui, et il est vrai que Dominique Bagouet ou Deborah Hay sont des chorégraphes qui déploient une poésie telle dans leur danse que quelque chose d’intime s’en dégage. Et ce même si la matière des pièces n’est pas un récit intime en soi, ne touche pas à leurs vies privées. C’est une forme d’intimité qui peut se déployer à travers un mouvement du corps, un son, le grain de la voix, une manière de se poser dans l’espace ou d’imaginer des rythmes.

La mémoire, l’intime et l’expérience vécue ont autant de valeur que l’archive en ce sens. Est-ce qu’il a fallu consulter des supports d’archives pour mettre en rapport vos souvenirs à des images ? 

C’est en allant voir la captation de One Story as in Falling au CND que je me suis rendu compte que le mouvement que je ne retrouvais pas sur la bande vidéo était en réalité lié au travail d’Odile Duboc, et non à Trisha Brown. Ma mémoire avait combiné deux pièces, deux moments de vie et j’en profite pour raconter cette superposition dans Le Fil. Pour parler du travail d’Odile Duboc je suis allé voir des archives très récemment, parce que c’est un des moments que j’ai eu envie de rallonger. J’ai revu des partitions et vidéos d’Insurrection, pour les danser, afin de faire imaginer que l’on est vingt sur le plateau alors que je suis seul dans Le Fil. Par ailleurs, j’ai l’impression que le solo de Necesito est inscrit en moi de manière indélébile.

C’est quand même impressionnant de se rendre compte de cette inscription de la mémoire dans le corps, non ?

Oui ! Mais en réalité, au tout début d’une création, lorsque j’essaye des choses en studio, certains mouvements reviennent toujours, inlassablement, d’un projet à l’autre. Je les identifie, je les vois revenir. En réinterprétant de courts extraits dansés des pièces dont je parle dans Le Fil, je me rends compte aussi à quel point ces danses sont inspirantes. Par exemple, lorsque j’évoque One story as in Falling, la phrase que je décortique est très belle quand on la voit dans son entier, la manière dont chaque partie du corps est présente, le regard, les doigts, les mains… Dans la manière dont composent Trisha Brown ou Dominique Bagouet, il y a un vrai goût pour le dessin du corps, pour une précision de rythme, de durée, qui sont réjouissantes. Ce n’est peut-être pas étonnant alors que certains mouvements ressurgissent dans le corps régulièrement. Parfois il peut être pertinent de garder ce surgissement, de le mêler à l’écriture. D’autre fois il faut un peu chasser ces mouvements connus, accepter qu’ils arrivent d’abord et puis continuer en les laissant de côté. 

C’est faire un travail actif avec les fantômes. 

Oui exactement, c’est vraiment faire avec les fantômes qui sont en nous. Cet été par exemple j’ai été invité à intervenir au festival à domicile à Guisseny. Chaque artiste y propose une danse à partager avec un groupe de participant.e.s. Le premier geste que j’ai proposé, ou plutôt qui est arrivé, c’est ce fameux geste de bras que je connais bien et qui vient directement de Bagouet, je le sais. A chaque fois je me dis qu’il faudrait peut-être en proposer un autre, mais au moment où j’y suis, où il faut démarrer, c’est celui-ci qui arrive alors je le prends. C’est un bon geste pour démarrer une danse qui se partage.

Cette négociation sur l’instant fait pleinement partie du travail de l’interprète. 

Oui, quand on danse, tout se mélange : la mémoire n’est pas séparée de l’espérance en l’imprévu, on est dans un état où tout est en jeu. Être interprète c’est être avec une écriture qui nous engage à faire telle chose, et en même temps générer en permanence de l’imprévu, à d’autres endroits du corps. Cette idée me plaît, de me dire qu’il y a comme des lignes de tension sur lesquelles je peux agir, et se faisant elles-mêmes font bouger des choses que je n’avais pas prévu. Il y a toujours une part de surprise, d’inconnu dans ce que l’on va faire, même si l’on espère être assez précis.

Chorégraphie, récits, interprétation Sylvain Prunenec. Production Association du 48. Photo Marc Domage.

Sylvain Prunenec présente Le Fil le 17 novembre à la Salle Robert Métairie à Le Hom, avec Chorège – Centre de Développement Chorégraphique National Falaise Normandie.