Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 9 novembre 2020
Après avoir interrogé la sexualité et l’écologie, Mette Ingvartsen explore dans Moving in Concert les effets invisibles des technologies sur nos corps. Pensée comme un laboratoire sensoriel et chorégraphique, la pièce interroge la plasticité du corps dans une époque marquée par la dématérialisation et l’économie de l’attention. Dans cet entretien, la chorégraphe revient sur ses processus de création, sur l’impact de la crise sanitaire, et sur la nécessité de repenser la danse face aux mutations du monde contemporain.
Moving in Concert semble marquer une nouvelle étape dans ta recherche. Comment cette création s’articule-t-elle avec tes deux précédents cycles de pièces autour de la nature et de la sexualité ?
Lorsque j’ai commencé à réfléchir à Moving in Concert, je cherchais un moyen de relier ces deux cycles de recherche. Le premier interrogeait les représentations artificielles de la nature et notre manière de percevoir les mouvements non humains, et, par extension, de concevoir un théâtre non anthropocentré. Le second abordait la sexualité et le corps nu comme lieux de luttes sociales et politiques, donc à bien des égards presque diamétralement opposé au premier. Après avoir créé 21 pornographies, la dernière pièce du cycle The Red Pieces, sans doute l’une des œuvres les plus explicites et politiquement dures que j’aie réalisées, j’ai ressenti le besoin de revenir à un mode de création plus implicite, moins frontal, voire apaisé. Cela m’a naturellement ramenée vers les « paysages évaporés » de The Artificial Nature Series, où des matériaux non humains comme le brouillard, les bulles, la lumière, le son et la couleur généraient une chorégraphie hypnotique et immersive. Cette impulsion est devenue le point de départ d’une nouvelle direction de recherche. Avec Moving in Concert, je voulais m’éloigner de la représentation au sens classique, et explorer davantage l’abstraction et son lien avec la technologie. Avec les interprètes, nous avons cherché un nouvel équilibre entre les expressions humaines et non humaines. Travailler avec des extensions technologiques introduisait d’emblée le corps dans un réseau de relations non humaines. Je cherchais un outil capable de modifier directement les capacités sensorielles et perceptives, aussi bien des artistes que du public. La question technologique a évidemment pris une tout autre résonance aujourd’hui, notamment en raison du temps passé derrière nos écrans, accentué par la crise sanitaire. Mais ce qui m’intéressait déjà à l’époque, ce n’était pas tant la manière dont nous communiquons via nos téléphones ou ordinateurs, que les effets de ces outils sur nos corps, nos esprits, nos humeurs et nos sensations. C’est ainsi qu’est née l’idée d’une chorégraphie pour un groupe d’interprètes humain·e·s et des lumières LED : une pièce où la collectivité se penserait comme une interaction dynamique entre les corps et leurs prolongements technologiques.
Ton travail naît souvent d’un croisement entre l’intime et le politique. Peux-tu décrire comment une intuition personnelle se transforme en recherche chorégraphique ?
Très souvent, mon intérêt pour un sujet naît d’une collision entre une préoccupation personnelle et une problématique sociale ou politique. Pour The Artificial Nature Series, par exemple, je lisais beaucoup sur les questions environnementales et les catastrophes naturelles, tout en ressentant un besoin personnel très fort de me reconnecter à la nature, après avoir vécu pendant dix ans dans de grandes villes. Pour Moving in Concert, ce qui m’animait, c’était le désir de comprendre, à la fois individuellement et collectivement, comment l’économie du travail immatériel avait transformé la vie quotidienne et les habitudes de tant de personnes. Je sentais que la technologie jouait un rôle central dans cette mutation, mais je ne parvenais pas encore à en saisir les mécanismes profonds. C’est justement parce qu’elle reste une abstraction puissante, omniprésente, mais souvent incomprise, que ses effets sur nos corps et nos esprits me semblaient si importants à explorer. La période récente, marquée par le confinement et la distanciation sociale, a rendu ces questions encore plus concrètes. Nous avons constaté à quel point la technologie peut à la fois isoler et relier. Elle nous permet de rester connectés, mais elle transforme aussi profondément notre rapport à la présence, à l’intimité, au collectif. Cette situation nous pousse à repenser ce que signifie être ensemble, prendre soin les un·e·s des autres, et faire société, c’est-à-dire à considérer le social comme une forme d’existence politique, même en temps de séparation.
En 2018, dans un entretien, tu évoquais l’abstraction comme une stratégie de retrait face à un monde saturé de représentations, tout en soulignant sa profonde connexion au réel. Cette pensée a-t-elle guidé la conception de Moving in Concert ?
Oui, absolument. Je suis convaincue que les processus de dématérialisation liés à l’interaction numérique ont un impact profond, encore largement méconnu, sur notre corps et notre cerveau. Pour moi, l’abstraction en chorégraphie est une manière de concevoir des mouvements, des géométries et des circulations qui ne représentent pas forcément quelque chose de lisible ou d’explicite, mais qui restent toujours ancrés dans le réel. Dans Moving in Concert, j’ai voulu faire le lien entre l’abstraction du geste chorégraphique et celle du numérique, cet univers où tout est converti en séquences de données, de zéros, de flux, de vitesses variables. Nos écrans en sont la manifestation visible, mais les processus sous-jacents nous échappent souvent, tout comme les logiques qui organisent nos déplacements numériques, les tracent, les analysent, les exploitent. C’est pourquoi je n’ai pas souhaité travailler avec des objets technologiques familiers comme les téléphones ou les ordinateurs. J’ai préféré utiliser un matériau très technologique, mais moins immédiatement identifié comme tel : les lumières LED. Elles ont permis de créer une métaphore sensorielle de l’enchevêtrement entre les corps et les dispositifs technologiques, un système dans lequel les corps évoluent, se déplacent, perçoivent et se connectent autrement.
Peux-tu revenir sur la genèse de Moving in Concert ?
Au-delà des cadres conceptuels que je viens d’évoquer, l’idée très concrète de Moving in Concert est née de la dernière scène de 21 pornographies. Pour cette séquence, j’avais travaillé avec une lumière LED sans fil. J’ai trouvé les effets lumineux étonnants, les figures très intéressantes, mais dans le cadre de cette pièce, je devais rester dans une certaine économie d’action : j’ai donc conservé une seule variation, très simple. Sur le plan matériel, Moving in Concert est né de ce désir d’explorer plus en profondeur l’utilisation de la lumière dans l’écriture chorégraphique, en développant une recherche avec des modèles de lampes plus sophistiqués. Durant cette même période, j’ai aussi créé une courte pièce en duo avec le batteur Will Guthrie, où je commençais déjà à expérimenter la rotation comme élément chorégraphique central. Dans Moving in Concert, les danseur·se·s tournent pendant environ 25 minutes. C’est une pratique exigeante, qui nécessite un très haut niveau de concentration et de résistance mentale. Elle fait aussi écho, de manière métaphorique, à la forme d’épuisement cognitif que peut provoquer un usage intense et prolongé des écrans, une lutte contre la dispersion mentale imposée par le numérique.
Pendant le processus de création, tu as partagé avec les interprètes différents sujets scientifiques, sur les fascias, la tenségrité, la plasticité du cerveau ou encore la vision à longue distance. Comment ces éléments ont-ils nourri l’écriture de Moving in Concert ?
Je travaille toujours en étroite collaboration avec les interprètes de mes pièces, et pour moi, il est essentiel de partager avec elles et eux les fondements conceptuels et physiques du projet. Cette fois-ci, nous avons exploré un large éventail de sujets, dans une tentative de tisser des liens entre corps, nature et technologie. L’un des axes de recherche consistait à générer un mouvement organique à partir d’outils inorganiques, ici, les lampes LED, pour produire des formes chorégraphiques hybrides. Nous avons aussi beaucoup lu et discuté autour du livre de Catherine Malabou Que devons-nous faire de notre cerveau ?. Il nous a offert un cadre théorique pour penser la plasticité cérébrale, et a nourri nos réflexions sur la résistance mentale nécessaire à la longue séquence de rotation. Nous nous sommes intéressé·e·s à différents modèles d’auto-organisation et d’intelligence collective, comme les murmurations, ces vols d’étourneaux qui génèrent des formes spectaculaires sans collision. Les interprètes ont également apporté leurs propres références issues de domaines variés, notamment en mathématiques, avec des notions comme l’hypercube, ou des recherches en physique fondamentale. Sur le plan physique, cela faisait longtemps que je souhaitais expérimenter l’entraînement des fascias. Moving in Concertm’a semblé être le bon projet pour cela, et j’ai donc invité Anja Röttgerkamp à venir nous enseigner cette pratique chaque matin pendant le processus de création.
Peux-tu donner un aperçu du processus de création ?
La pièce est conçue comme un environnement immersif, un univers fascinant dans lequel matières naturelles, corps organiques et extensions technologiques coexistent sous une forme hybride et collaborative. La chorégraphie prend la forme d’un long mouvement continu, structuré à partir de différents systèmes d’auto-organisation. Chaque danseur·se développe sa propre trajectoire, d’abord par l’improvisation, puis progressivement stabilisée dans une écriture précise à mesure que les motifs se cristallisent. Lumière et son, conçus respectivement par Minna Tiikkainen et Peter Lenaerts, participent pleinement à cet écosystème en constante évolution. Le spectacle fonctionne ainsi comme une sculpture lumineuse et sonore en mouvement, où chaque modification du geste ou de l’espace entraîne une transformation perceptive. Ce jeu subtil entre corps, objets lumineux, ombre et lumière, visibilité et opacité, couleur et atmosphère, compose une véritable écriture visuelle. Dans la première partie, les mouvements sont fluides, doux, presque éthérés. Mais dans la dernière section, les interprètes entrent dans une masse de particules noires, déversées progressivement au sol tout au long de la pièce. Cette matière introduit une nouvelle qualité de mouvement, plus visqueuse, plus résistante, qui vient altérer la dynamique initiale. Une manière d’exprimer que la technologie ne se résume pas à une interface lisse et fonctionnelle : elle peut aussi devenir une substance collante, dense, qui nous ralentit, nous absorbe, nous transforme.
Dans un précédent entretien qu’on a eu ensemble il y a deux ans, tu évoquais la nécessité de repenser la danse à l’aune d’un monde de plus en plus digitalisé et immatériel. En quoi cette réflexion a-t-elle évolué depuis, en particulier après la crise sanitaire ?
Je ne savais pas, évidemment, que le coronavirus allait surgir et porter à son paroxysme la condition de travail immatériel dès 2020. Cela a rendu cette réflexion d’autant plus urgente. Je continue de penser qu’il est essentiel de comprendre les formes de travail dématérialisées, désincarnées, et que la danse, en tant que pratique corporelle par excellence, doit être repensée à l’aune de cette réalité. Moving in Concert s’inscrit dans cette perspective. J’ai tenté d’y construire une chorégraphie à partir des extensions immatérielles du corps, notamment à travers le travail de la lumière et sa réflexion, qui prolonge et transforme la présence des interprètes dans l’espace. Mais, en parallèle, j’ai aussi développé, au fil des derniers mois, une forme de rejet presque instinctif à l’idée de concevoir la danse comme une pratique « en ligne ». J’ai encore du mal à m’adapter à cette nouvelle modalité de communication, qui, à mes yeux, évacue une dimension essentielle de la danse : sa vitalité, sa présence. Je crois qu’aujourd’hui plus que jamais, il est crucial d’insister sur la dimension vivante de la danse. J’ai aussi réalisé que le théâtre ne consiste pas uniquement à produire quelque chose sur scène, mais à générer des réponses, des échos, des discussions au sein d’une société ou d’une communauté. Les œuvres sont des catalyseurs : elles activent des formes de pensée, des modes de rassemblement, elles ouvrent des espaces de débat social et politique. C’est, au fond, l’une des fonctions historiques du théâtre, une fonction qu’il me semble important de réaffirmer aujourd’hui, en pleine mutation des modes de relation.
Plusieurs de tes projets ont été reportés ou annulés à cause de la crise sanitaire. Penses-tu que ces annulations auront un impact durable sur ton travail ?
Oui, c’est certain. Même si les effets à long terme restent encore à mesurer, il est clair que les arts du spectacle ont été parmi les secteurs les plus durement touchés par la crise liée à la Covid-19. Notre domaine saigne : nous perdons des emplois, des structures, des possibilités, sans savoir quand, ou comment, nous pourrons reprendre pleinement nos activités. Certain·e·s d’entre nous ont eu la chance de bénéficier de protections sociales ou du chômage partiel, mais beaucoup d’autres en sont totalement exclus. Et la situation des travailleur·se·s précaires, qui n’ont tout simplement aucun revenu, est particulièrement alarmante. Ce contexte a des effets dévastateurs, mais il révèle aussi une réalité déjà là : la culture est sous-représentée dans les politiques publiques, reléguée à la marge dans de nombreux agendas européens, même face à une crise d’une telle ampleur. Cela montre à quel point il est urgent de réaffirmer la place essentielle de l’art, même, et peut-être surtout, en période de crise. Pour moi, cela signifie qu’il faut continuer à maintenir une pratique artistique vivante, même si les formes de partage doivent profondément changer. Après ces cinq mois d’« absence », j’ai sincèrement hâte de retourner au théâtre, de retrouver un groupe d’artistes, et de partager à nouveau une expérience sensible avec un public. De ressentir, à nouveau, ce que l’art peut produire, au-delà de celles et ceux qui le font. Je sais que c’est peut-être un peu idéaliste, mais j’y crois. Je suis aussi très curieuse de rejouer Moving in Concert, car les questions qu’elle soulève, sur l’impact de la technologie sur nos corps, ont pris une résonance nouvelle, plus immédiate, ces derniers mois. C’est ce qui m’a poussée à envisager une seconde version de la pièce. Cette fois, les interprètes évolueront nu·e·s sur scène. J’ai eu envie de rendre visible un autre niveau de douceur, de fragilité, propre au corps organique, au sein d’un environnement tissé d’extensions technologiques. Cette nudité n’est ni provocatrice ni esthétique : elle dit simplement la vulnérabilité de nos corps dans le monde d’aujourd’hui.
Le confinement a contraint de nombreux artistes à repenser leur travail. Cette période a-t-elle eu un impact sur ta recherche ?
Cette crise m’a poussée à réfléchir plus directement à des questions sociales et politiques, et peut-être un peu moins à l’abstraction. Mais elle m’a aussi conduite sur un terrain plus intime, plus affectif, presque psychologique ou émotionnel, un territoire qui, jusque-là, n’était pas vraiment une source d’inspiration pour moi. Lorsque la pandémie a éclaté, je venais de commencer une nouvelle recherche sur les manies dansantes du Moyen Âge. Il s’agissait d’étranges épidémies de mouvements incontrôlables, qui se propageaient comme une contagion dans l’espace public et pouvaient durer des jours, voire des semaines. On les considérait à l’époque comme des possessions démoniaques, mais certains historiens y voient plutôt des réactions collectives à des contextes de crise extrême, après de longues périodes de pauvreté, de deuils, et surtout après la peste. Au départ, c’est par pure curiosité intellectuelle que je me suis plongée dans ce sujet. Aujourd’hui, j’ai presque l’impression de le comprendre physiquement. Il est étrange de voir comment un objet de recherche apparemment lointain peut soudain devenir personnel, par collision avec l’actualité. C’est cette résonance inattendue qui me donne envie de creuser davantage ce thème.
Comment envisages-tu la saison à venir ?
Je suis impatiente de rejouer Moving in Concert, car les questions qu’elle soulève, sur l’impact de la technologie sur nos corps, ont pris une dimension bien plus présente et explicite ces derniers mois. C’est aussi ce qui m’a poussée à imaginer une seconde version de la pièce. Nous y danserons nu·e·s, pour rendre perceptible un autre niveau de vulnérabilité : celui du corps organique exposé, fragile, au sein d’un environnement technologique. J’espère que la crise sanitaire ne s’aggravera pas, et que le secteur du spectacle vivant pourra reprendre, au moins partiellement. Mais en parallèle, je réfléchis aussi à d’autres formes de continuité, si jamais tout devait de nouveau s’interrompre. Peut-être que j’essaierai d’écrire un livre… Une activité que je pourrais mener depuis mon extension technologique préférée : mon ordinateur.
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