Par Belinda Mathieu
Publié le 19 mai 2023
Le premier est chorégraphe et danseur, la seconde est plasticienne sonore et maître de conférence en esthétique. Depuis 2013, Thierry Micouin et Pauline Boyer déploient des paysages sensibles, aux accents rock, où se croisent les modes d’expression : danse, musique, arts numériques et installation. Pour leur dernière création Jour Futur, le duo se saisit de Future Days, album de 1973 du groupe de Krautrock CAN, territoire acoustique de leur expérimentations musicales et chorégraphiques. Dans cet entretien, Thierry Micouin et Pauline Boyer partagent les enjeux de leur démarche artistique, leur rapport à la musique et reviennent sur le processus de création Jour Futur.
Le point de départ de votre nouvelle création Jour Futur est l’album Future Days, du groupe de Krautrock CAN. Comment votre intérêt s’est-il arrêté sur cette musique et cet album en particulier ?
Thierry Micouin : Il faut rappeler que nous nous sommes rencontrés en 2013 avec Pauline et que jusqu’à présent nous appréhendons la danse par son hybridation avec d’autres disciplines artistiques : la musique, l’installation, la performance, la création numérique. Et il se trouve que nous avons tous les deux une grande affection pour les musiques des années 1970. Un jour, nous avons discuté de CAN. De fil en aiguille, nous nous sommes décidés à travailler sur ce groupe. C’était la première fois qu’on utilisait une œuvre existante. Déjà, le titre de cet album nous paraissait intéressant pour penser cette période de crise, où la collapsologie et les menaces climatiques sont omniprésentes. Ensuite, il faut rappeler que l’album est sorti en 1973, qui est une période charnière où le monde a basculé dans ce qu’on a appelé le « Nouveau Monde », avec toutes les crises qui ont suivi. Il évoquait quelque chose de prémonitoire, puis la réalité l’a d’autant plus percuté quand nous sommes tombés dans la crise pandémique. Et personnellement, c’est mon opus préféré du groupe CAN !
Pauline Boyer : Comme le souligne Thierry, tout part de cette affection commune pour les esthétiques musicales des années 1970. Je me souviens des premières répétitions, au tout début de notre collaboration, où les échauffements s’accompagnaient de Faust, de Neu… J’ai saisi que l’on partageait cet appétit pour cette période de bouillonnement musical. Par la suite, les structures autant chorégraphiques, sonores que scénographiques que l’on a engagées sur nos pièces précédentes, ont toujours été traversées par des constructions hybridées par les formes musicales. Que ce soit à partir d’un travail sur des motifs itératifs et leur transformation, sur des variations de dynamique et d’énergie, ou encore de glissement vers la transe, on a trouvé dans notre matériel artistique beaucoup d’échos à cette période. Travailler à partir de cet album, a donc été pour nous une manière d’assumer cette filiation, de questionner cet héritage et de se saisir de ce qu’il nous invitait à créer. Il faut aussi noter que cet album est charnière chez CAN : c’est le dernier réalisé en présence du chanteur Damo Suzuki et il fourmille d’expérimentations sonores. Il fait basculer dans une forme populaire l’esthétique minimale outre-Atlantique à travers sa pulsation lancinante, qui revient encore et encore, et à laquelle on ne peut pas échapper. C’est donc à partir de ce matériel formel qu’on a travaillé. Et plus largement, au regard d’un contexte social et politique, cet album et ce titre en forme d’alerte nous invite à considérer ce que nous avons fait depuis ces années 1970 où sont nés les mouvements d’écologie politique.
Thierry Micouin : J’ai découvert Future Days il y a environ une dizaine d’années et sa consonance avec la motorik music me plaisait beaucoup. Je savais aussi qu’un des membres du groupe avait été un élève du compositeur allemand Karlheinz Stockhausen. Le groupe CAN a élaboré un courant musical aux atmosphères hallucinatoires, hypnotiques, influencé par la musique minimaliste répétitive américaine de Steve Reich et Philip Glass, tout en laissant une grande place à l’improvisation : le Krautrock. Ce mouvement sera l’une des principales influences de l’ambient, du post-rock ou encore de la new age.
Pauline Boyer : La discographie de CAN est d’une grande finesse. Elle injecte des sons concrets, comme des bruits de l’extérieur, dans l’écriture sonore pour nous parler de l’irruption du quotidien dans l’expérience esthétique. J’aime beaucoup ce groupe car il s’inscrit dans une façon de populariser tout ce qui était de l’ordre des recherches musicales des années 1960. La musique contemporaine connaît vraiment un gros tournant au vingtième siècle et prend parfois de la distance avec une grande audience. On observe une frange qui se sent un peu au-dessus d’une société, assez élitiste. Les musiciens américains du mouvement minimal et répétitif, inversent cette tendance, même s’ils restent confinés à un underground new yorkais. Puis cette bascule s’opère en Europe : on se saisit d’une nouvelle façon de penser la musique, non plus en termes de structure mélodie, couplet, refrain, mais comme un processus, une direction et une série de gestes, une façon de traverser l’espace. Ils ont aussi popularisé toutes ces formes de musique contemporaine et cette façon de travailler, d’être dans une exigence esthétique tout en s’adressant à un large public. Cette manière de se concentrer sur le processus et non sur l’objet, se rapproche de la manière dont on travaillait déjà avec Thierry.
Future Days est composé de quatre morceaux qui durent quarante minutes. Comment avez-vous abordé le travail de recherche à partir de cet album ?
Pauline Boyer & Thierry Micouin : Nous ne voulions ni être dans l’imitation, ni dans la recopie. Notre démarche a consisté à trouver des procédés de mise à distance de l’album, pour s’en saisir comme d’un objet d’étude. En évitant l’illustration, nous nous sommes concentrés sur ses concepts abstraits afin d’en extraire des éléments chorégraphiques et des techniques de composition. Pour cela, nous avons trouvé différents objets interfaces : par exemple, nous avons écrit la partition de l’album, au sens académique du terme. Ce travail peut sembler paradoxal car cette musique est née d’un travail d’improvisations et d’écoute, mais c’était un moyen d’y voir plus clair, de cerner ce qui se répète, de quelle manière, dans le temps et dans l’épaisseur. Certaines formes et motifs sont vraiment ressortis à la lecture de cette partition et nous les avons ensuite hybridé avec l’incarnation scénique des musiciens de CAN en live. Nous avons aussi étudié beaucoup de vidéos d’archives et nous nous sommes inspirés du jeu de jambes du bassiste pour initier un travail de pulsation qui infuse le corps depuis le sol pour ensuite faire remonter ces motifs vers le haut du corps dans un jeu de phasage et de déphasage.
Comment avez-vous conceptualisé la scénographie ?
Thierry Micouin : C’est un carré de six mètres sur six, que l’on a délimité en neuf carrés de deux mètres sur deux. Nous avons travaillé avec la forme dessinée au sol pour nous aider à créer des trajets dans l’espace puis au fil des répétitions ce dessin au sol a progressivement disparu. Tout cet espace est blanc et se charge progressivement d’une matière noire, qui fait entre-autre référence aux deux énormes marées noires, l’Amoco Cadiz et le Torrey Canyon, qui ont précédé et suivi l’année 1973. On a longtemps cherché quel type de matière pouvait envahir le plateau et on a finalement eu l’idée d’utiliser des bandes magnétiques de vidéocassette, 700 au total ! Puis il y a un jeu de lumière très coloré, orchestré par Alice Panziera, qui plonge les danseurs dans un bain de couleur et renvoie à une esthétique pop 1970.
Pauline Boyer : Nous avons en effet récupéré la collection complète d’un fan de cinéma : que des VHS enregistrées à la maison, un trésor cinématographique que l’on a eu un peu de mal à démonter ! C’est une référence aux phénomènes de dématérialisation que l’on observe aujourd’hui et à la perte de nos capacités à avoir la main sur les processus de fabrication des contenus. Par exemple, je ne sais pas fabriquer une clef USB, en revanche produire des disques souples, c’est une chaîne de fabrication que l’on peut encore mettre en œuvre à petite échelle. On nous vante les mérites du cloud et d’un monde de données éthérées quand on sait aujourd’hui le coût écologique de ces pratiques. L’éparpillement de cette bande magnétique au plateau nous parle donc de celui de nos données sur des data centers aux quatre coins du monde. Et d’un point de vue formel, cette bande VHS nous permettait une dilution progressive de ce carré blanc, un floutage qui fait écho à plusieurs morceaux de l’album.
Pauline, pourriez-vous nous partager le processus de création de la musique de Jour Futur ?
Pauline Boyer : J’ai abordé ce travail avec beaucoup d’appréhension, car se mesurer au mastodonte qu’est CAN est loin d’être une entreprise confortable ! Le travail de déconstruction de l’album m’a fait identifier différents climats et variations de dynamique pour reconstruire une composition. L’écriture de la partition m’a permis de me saisir d’une couleur globale, de l’arrivée progressive de masses qui s’empilent, qui s’effondrent, pour à nouveau revenir. Et en tant que compositrice, cette construction m’a aussi beaucoup interrogée sur l’évolution des écritures musicales. A savoir, comment glisser d’une musique analogique, qui se construit à l’écoute et dans la sensation d’un son qui circule vers des protocoles numériques faits d’algorithmes ? Je me suis donc saisie de cette transition comme d’une coupe chronologique dans les modalités de constructions sonores. J’ai commencé par travailler à partir de matrices numériques pour développer un environnement musical accumulant différentes synthèses sonores. Puis j’ai injecté progressivement des accidents dans cet enchaînement d’opérations pour vriller cette musique hyper métrée et qui avance toute seule. Ce travail du glitch s’hybride avec des empreintes acoustiques et des synthèses électroniques pour nous conduire progressivement vers les textures sonores d’une lutherie analogique. En somme, il s’agit de jouer de l’hybridation des sources pour glisser d’une logique du nombre vers celle du flux et de travailler la diversité des textures du son analogique. Je me suis employée à jouer des couleurs fantômes de la composition initiale et des qualités des timbres pour rejoindre le temps de l’album à travers les quatre morceaux réécrits.
Thierry, pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique et comment il s’est articulé avec la structure musicale de l’album ?
Thierry Micouin : Nous sommes quatre danseurs de générations différentes au plateau et, même si nous avons la même partition, chaque interprète se distingue par sa singularité. Pour chaque titre de l’album, nous avons travaillé avec une approche différente de la musique. Pour le premier, Future days, nous avons analysé la partition musicale de ce titre, fait apparaître quatre motifs récurrents qui ont donné naissance à une partition pour chaque danseur. La musique étant constituée de moments de phasage et de déphasage, les partitions, lorsqu’elles sont réalisées ensemble, intègrent dans le mouvement ces synchronisations et désynchronisations. Pour le deuxième morceau, Bel air, nous nous sommes appuyés sur l’écoute des motifs répétitifs qui créent un effet de trames qui s’enroulent sur elles-mêmes. Il en a résulté un travail chorégraphique sur la marche et la spirale. Pour le troisième titre, Spray, nous sommes partis de nombreuses improvisations libres à l’écoute de ce morceau qui fonctionne par vagues qui s’empilent et se défont pour formaliser une écriture de solos, duos, trios, quatuors. Et pour le dernier morceau Moonshake, le plus pop-rock de l’album, très chanté, qui invite à la danse et à l’envol, les danseurs sont traversés individuellement et collectivement par l’énergie du son. Il s’agit ici d’une chorégraphie minimaliste où les interprètes évoluent sur le plateau en suivant la formule du « carré magique » composé de nombres entiers de 1 à 9, où la somme de chaque colonne et ligne équivaut à 15.
Dans Jour Futur, vous comparez les années 1970 et notre époque comme deux moments charnières, où se joue un changement de paradigme. Comment ces mutations s’illustrent aujourd’hui ?
Pauline Boyer : L’intersectionnalité, projetée à différentes échelles de la société, a changé notre compréhension des rapports de pouvoir et nous engage à déconstruire les modèles dominants. Ce phénomène se manifeste dans l’éclatement des stéréotypes et nous invite à nous désassigner de places délimitées pour s’insérer dans des mouvements traversants la société. Cette transversalité rayonne dans nos corps, dans nos rapports à l’autre, aux autres et au vivant, pour habiter le monde comme un système d’interactions mobiles. Cette plasticité dans la perception des mécanismes d’exercice des pouvoirs nous incite à adopter une approche plus réticulaire, qui pense des directions et des croisements plutôt que des localisations, une façon de vivre et de faire « parmi ».
Thierry Micouin : Cette période fait écho aux années 1970 qui a mis en avant le droit à l’avortement pour lequel on doit se battre encore maintenant, le féminisme avec aujourd’hui les sensibilisations suscitées par le mouvement #MeToo quant aux violences sexistes et sexuelles faites aux femmes, la libération homosexuelle avec le mouvement des LGBTQI+ mais aussi les discriminations subies par ces minorités et leur impact sur leur santé mentale et physique dont on entend parler chaque jour. Qu’avons-nous fait de nos jours futurs ? Un monde plus juste, moins sauvage et agressif ? J’en doute.
Future Days charrie les révoltes/crises de son époque de création. Comment résonne-t-il avec notre aujourd’hui ?
Pauline Boyer : Il nous invite à faire avec ce qui existe déjà, à inventer sans se dire « on a merdé, on rase tout et on fait du neuf », comme si rien n’avait existé avant nous. C’est une incitation à mesurer ce qui s’est construit sur ces dernières décennies et la manière dont c’est structurant dans nos attitudes. Nous sommes les héritiers d’actions, de cultures, d’esthétiques différentes et en questionnant ces héritages, il s’agit de prendre conscience de ce qui nous construit et des moyens d’action qu’il reste à inventer. Jour Futur est une manière de questionner la soutenabilité de nos sociétés contemporaines. Et même si l’on n’a pas de réponse de notre côté – d’ailleurs, ce n’est pas le job des artistes d’avoir des réponses – tout commence par se saisir d’éléments qui nous questionnent. C’est peut-être une invitation à se retrousser les manches !
Thierry Micouin : Nous avions la sensation que cet album aurait pu sortir aujourd’hui. Je ne me suis d’ailleurs pas du tout sentie relié aux années 1970 ou nostalgique en travaillant sur la pièce. Sur la recherche du mouvement, nous avons d’ailleurs travaillé sur des imaginaires contemporains à travers ce groupe qui se forme au fil de la pièce, qui tente de sortir cette matière noire et de l’enlever, dont il est pourtant le fossoyeur. C’est exactement ce que nous vivons ! Qu’avons-nous fait des jours futurs ? On s’est vautré dedans, maintenant on essaye de pousser les saloperies de côté et en même temps on les ramène en permanence à nous.
Conception Thierry Micouin (chorégraphie) et Pauline Boyer (musique). Interprétation Marie-Laure Caradec, Steven Hervouet, Théo Le Bruman, Thierry Micouin. Création costumes Laure Mahéo. Réalisation costumes Isabelle Beaudoin. Scénographie et lumières Alice Panziera. Stagiaires Sefana Boubendir, Nina Tourte. Administration et production Laurence Edelin. Photo François Stemmer.
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