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Jeanne Brouaye, À voix et à mains nues

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 8 novembre 2022

À la croisée de différentes disciplines, autant théoriques que manuelles, Jeanne Brouaye développe depuis plusieurs années une recherche engagée autour des structures liées aux espaces que l’on habite. Dans sa nouvelle création À voix et à mains nues, la danseuse et chorégraphe s’empare de l’igloo, symbole d’une architecture vernaculaire qui tend aujourd’hui à disparaître. Inspirée par les gestes d’usage tirés de la pratique de l’auto-construction et par la notion d’installation tirée du mouvement l’arte povera, elle imagine un rite plastique, chorégraphique et musical porté par trois femmes. Dans cet entretien, Jeanne Brouaye partage les rouages de sa démarche artistique et revient sur le processus de À voix et à mains nues.

Votre nouvelle pièce À voix et à mains nues s’inscrit dans la continuité d’un projet de recherche au long court initié en 2016 autour des notions de révolte et d’impuissance dans les sociétés contemporaines. Pourriez-vous revenir sur les différentes réflexions qui traversent aujourd’hui votre recherche artistique ?

Je conçois l’ensemble de ma démarche comme une enquête introspective et sociétale. On sait aujourd’hui indissociable l’histoire des affects et le contexte dans lequel se forment nos sensibilités. Les effets de la mondialisation sont identifiables et produisent de telles fractures sociales qu’il n’est plus tenable d’avoir une lecture positiviste du progrès moderne : le système néo-libérale donne le sentiment qu’il y a pas d’échappée et étouffe l’alternative. Pour ma part, j’essaye à travers mon champ d’action, c’est-à-dire la fabrication de spectacle chorégraphique, d’induire une direction vers des mondes possibles en traduisant sur scène, de façon poétique des réalités et des rêveries porteuses de sens.

L’habitat et les structures liées aux espaces que l’on habite sont devenus le fil conducteur de votre travail. Comment votre recherche initiale s’est-elle formalisée à travers ce centre d’intérêt, en particulier l’architecture vernaculaire ?

Sans doute faut-il remonter à l’enfance pour comprendre d’où je parle et comment s’est formé mon regard. Je fais partie de la seconde génération des foyers monoparentaux : j’avais à peine trois ans lorsque mes parents se sont séparés. On est au début des années 80, mon père s’est installé à Alfortville dans le 94 et ma mère dans le 12ème arrondissement de Paris, d’abord dans un joli petit immeuble haussmannien puis dans un HLM. Tous deux étaient portés par des idéaux de gauche et avaient une vision de l’éducation éclairée. Ils ont donc souhaité me scolariser à Decroly à Saint-Mandé. À l’époque, en France, c’était la seule école à pédagogie alternative gratuite car elle dépendait du ministère de l’éducation nationale et les entrées se faisaient par tirage au sort. J’ai eu de la chance. Il se trouve que cette école se situait littéralement à mi-chemin entre mes deux lieux de vie. Et durant toute mon enfance, j’ai relié ces trois points en passant d’une maison à une autre, mais aussi d’un monde à un autre puisqu’ils ne répondaient pas à la même sociologie-l’intramuros bourgeois et une banlieue dite « populaire » bien que nommé communément monde urbain. Le langage des villes m’est donc familier : je m’y suis attachée tout en en éprouvant les dérives.L’omniprésence des chantiers, l’extractivisme m’ont toujours interpellé. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles je me suis intéressé aux démarches alternatives et à l’architecture vernaculaire. Il se trouve que J’ai aussi souvent été amenée à fréquenter de près ou de loin des activistes-militants féministes, écologistes, ou encore des personnes qui plus discrètement œuvrent pour s’émanciper des structures capitalistes et ça passe notamment par l’habitat. Enfin, l’été qui a précédé le début de cette recherche, j’ai été frappé par la revalorisation des techniques vernaculaires en visitant la Biennale d’architecture de Venise. J’y ai vu le signe d’une fissure positive et ça m’a donné envie d’étudier de plus près ces mises en rapport entre technique ancestrale, alternative périurbaine, lieu de vie futur, etc.

Considérez-vous votre recherche chorégraphique comme engagée ?

Oui, il y a un arrière-plan politique puisque je me fais le relais de pratiques et d’usages qui dans le champ législatif peinent à obtenir gain de cause. L’habitat léger, par exemple, n’est pas autorisé alors qu’il est d’un point de vue écologique absolument viable. C’est intéressant d’observer que, juridiquement, il est une menace et non une solution. Cela étant dit, il ne faut pas tout mettre sur le même plan avec le terme « engagé ». Lorsque des activistes-militants occupent une ZAD, ils peuvent aller en prison pour désobéissance civile et risquent parfois leur vie quand les forces de l’ordre interviennent. Pour le moment, fabriquer des spectacles d’essence chorégraphiques n’a rien de menaçant du point de vue de l’intégrité physique et morale, en tout cas pas dans ce dispositif étatique, mais aux vues des tendances néo-libérales et conservatrices qui sévissent en Europe, on peut imaginer que certains contextes politiques pourraient rendre compliqué la position de certains artistes. Quoi qu’il en soit, À voix et à mains nues, plus qu’un manifeste, est un rite plastique chorégraphique et musical à partager : il s’agit d’entrer en dialogue avec les spectateurs par une porte d’entrée qui appartient au champ du sensible.

Le moteur, au départ, de votre recherche pour votre nouvelle pièce À voix et à mains nues a été l’igloo. Comment cette forme architecturale a-t-elle suscité votre intérêt ? Pourriez-vous retracer la genèse de ce projet ?

Dans mon précédent solo Ce qu’il reste à faire et là où nous en sommes (dernier volet du triptyque J’épuiserai le blanc, ndlr), j’ai souhaité donner à voir un geste de construction en temps réel, le moins mécanique possible, sans avoir de plan ou d’idée préconçue de ce que j’allais construire. En manipulant des tasseaux de bois récupérés, avec mes limites conceptuelles et corporelles, le trépied a fini par s’imposer. Cette forme générique qui est éminemment ancestrale évoque le passé nomade des humains. Ça m’a intéressé de me relier symboliquement à cette réalité historique. Les formes que je construis sont abstraites et je tente dans leur organisation et le choix des matériaux de faire-valoir des notions auxquelles je suis attachée. L’igloo est l’un des exemples d’architecture vernaculaire les plus connus. J’ai eu envie de l’étudier tant pour ces qualités formelles – il est modeste et ingénieux, que pour le symbole social qu’il incarne puisqu’il nous rappelle qu’au nom de notre modèle économique occidental, d’autres populations sont en train de disparaître. Pour moi, l’igloo pose la question de ce qu’on perpétue ou non à travers nos usages. Je me suis également intéressée à sa réinterprétation dans le champ de l’art au-delà du fait social et de son ancrage nord américain à travers le travail de l’artiste plasticien Mario Merz (artiste contemporain italien représentant du courant de l’Arte Povera, ndlr.). Initialement peintre, il a peu à peu développé une série d’installations notamment autour de l’igloo à partir de matériaux d’usage ou de débris en réaction à la société de consommation. Il y a dans son travail une économie du presque rien mais avec laquelle il parvient à faire surgir des formes plastiques très émouvantes, notamment grâce à l’agencement des matériaux et à leur essentialisation. Cette démarche m’a inspiré pour À voix et à mains nues : le travail repose sur l’articulation entre la restitution de gestes d’usage tirés de la pratique de l’autoconstruction et la notion d’installation tirée du champ de l’art.

Pour cette nouvelle recherche, vous avez suivi une formation en terre crue. Quel potentiel avez-vous pressenti dans ce type de matériaux ? Comment cette nouvelle pratique a-t-elle nourri, induit, conduit, la recherche de À voix et à mains nues ?

L’igloo était une première base de recherche mais je n’ai jamais envisagé de restituer sa forme exacte ni même de travailler avec de la glace. il s’agissait pour moi de la substituer à un autre matériau. J’ai donc suivi une formation en terre crue guidée par l’intuition que j’allais y trouver des réponses d’un point de vue plastique et scénographique, et plus largement que ça contribuerait à augmenter mes réflexions sur nos lieux de vie futurs. Cette formation s’inscrivait dans le cadre d’un cycle intitulé terre femme et savoir-faire. Différentes techniques ont été abordées, l’adobe, le torchis, le pisé, la bauge et la terre allégée, et c’est cette dernière technique qui a retenue mon attention (la terre allégée est un mélange de terre, bois et paille, ndlr.). Les bottes de pailles ont une forme sensiblement équivalente aux blocs de glace et permettent d’engager un vrai corps à corps avec la matière ; son usage est de nouveau promue dans le champ du bâti, imaginer de nouvelles habitations avec reste très compliqué d’un point de vue législatif mais aujourd’hui la paille est reconsidérée et on la trouve sur le territoire franco-belge relativement facilement. J’ai donc décidé d’imaginer un projet avec, même si c’est un matériau qui, dans une salle de théâtre, est complexe à maîtriser parce qu’il est inflammable et poussiéreux… Mais lorsqu’on s’attache à une idée, il convient de la défendre et de trouver les solutions appropriées pour la faire exister ! Il y a donc une vingtaine de bottes de paille sur le plateau, des modules en bois hémisphériques, des sangles.

Au regard de vos précédents projets, vous semblez entretenir une relation singulière avec le geste artisanal et manuel…

L’articulation entre un geste manuel et sa dimension chorégraphique m’intéresse. Il s’agit de convertir des usages en une forme poétique. Je m’inscris dans le champ de la danse élargie et ce qui fait langage sur le plateau ne dépend pas uniquement du geste chorégraphique : il est pris dans un contexte dramaturgique. Ce que je cherche à restituer sur le plateau, c’est l’idée que pour infléchir sur notre présent, nous avons besoin de reconsidérer des durées, des agencements, des savoirs-faire qui permettent l’émergence de nouvelles formes de sensibilités, et cette vision je la traduis avec différents outils dont ceux de la danse. Construire une forme plastique en temps réel dans le cadre d’un spectacle suppose avoir mené une réflexion en amont et développé une pratique qui permet la mise en ordre des gestes. C’est à cet endroit qu’apparaît la dimension chorégraphique, puisqu’il s’agit de prendre en compte toute une série de paramètres qui appartiennent au champ de la danse : rythme, orientation du corps dans l’espace, mémorisation des gestes, synchronisation, etc.

Comment se sont déroulées les étapes de travail ? Avez-vous développé des outils de composition, d’écriture, spécifiquement pour ce projet ?

Il y a eu plusieurs résidences de recherches dédiées à la scénographie, des temps de composition musicales et d’écritures avant de convoquer Lucie Piot et Estelle Delcambre, les deux interprètes danseuses avec qui j’ai fait le choix de travailler, également des temps d’échange avec la philosophe dramaturge Camille Louis avec qui j’ai la chance de collaborer. Ensuite, nous avons eu  une session de travail avec la quasi totalité de l’équipe pour se mettre ensemble au cours de laquelle il y a eu une transmission des chants, de la recherche sonore, de la construction, de la manipulation ( bois, paille),enfin une courte session d’improvisation inspirée du view point.. Il s’agit d’une technique d’improvisation basée sur le temps et l’espace conçue par la chorégraphe Mary Overlie dans les années 70 aux états unis et qui bien sûr a évolué au fil du temps. Elle fournit des outils simples qui augmentent notre acuité à l’environnement et permet de mettre rapidement en jeu l’interdépendance entre les médiums (corps, son , lumière, objets) et de multiplier les « prises de paroles ». Il s’agit d’une approche exigeante qui engage chacun à faire des propositions selon son médium et à se tenir très à l’écoute de ce qui s’invente au plateau durant le temps de l’improvisation. Après il a fallu scindé l’équipe pour se concentrer sur le dispositif scénographique qui a nécessité plus de temps de pratique et d’ajustement; il nous fallait prendre en compte de façon quasi simultanée la dimension plastique, la dimension chorégraphique et la dimension dramaturgique,  avant se retrouver de nouveau tous ensemble

Votre recherche chorégraphique s’entremêle avec la voix, le chant. Pourriez-vous partager le processus de recherche vocale de À voix et à mains nues ?

Je travaille avec une pédale de sample et compose des chants polyphonique a cappella qui sont d’essence pré-linguistiques, il n ‘y a pas de parole. En me concentrant sur la formation du son et non du sens à travers la musique, il s’agit d’accéder à d’autres règnes intérieurs que celui du langage, d’autres formes de communication. Les influences sont multiples, chants traditionnels, beat box, musique ancienne, concrète, pop. Là encore, je travaille par improvisation. La construction de ces chants ne répond à aucun système, certains sont composés très rapidement d’autres s’écrivent sur un temps plus long. Le point commun repose sur le principe de boucle, il y a une base rythmique, à laquelle s’ajoute d’autres éléments et la construction se fait par empilement. Les chants se performent essentiellement en live sans métronome mais le principe de boucle telle que je les conçois nécessite une pulsation régulière et il faut compter. Il s’agit donc de faire fusionner une approche du chant traditionnel d’essence orale avec les outils de la musique savante : sans avoir besoin de se référer à une partition, il faut néanmoins réfléchir en termes de mesures pour se repérer dans la construction des chants. Enfin pour cette pièce en particulier, je développe de façon plus ostensible le fait d’associer un son à un geste qui mit bout à bout génère un langage corporel et permet de trouver une articulation organique entre le chant et la danse : c’est ce que j’appelle les performances vocales chorégraphiées.

À voix et à mains nues témoigne d’un nouvel intérêt des chorégraphes contemporains pour les gestes ancestraux, traditionnels, les pratiques manuelles, etc. Constatez-vous, vous, ce nouvel intérêt ? Si oui, comment voyez-vous, comprenez-vous, analysez-vous ce nouvel intérêt de la part du milieu de la danse ?

Il me semble que la danse contemporaine à toujours été en dialogue avec les mémoires ancestrales et si le phénomène s’accroît, cela témoigne du fait qu’on se situe déjà dans le post-capitalisme et qu’il s’agit ici d’inventer d’autres trajectoires. Les artistes sont le reflet de ce que traversent les sociétés, il n’est donc pas surprenant que dans le champ de la création contemporaine, on rende compte du besoin de se réapproprier des gestes millénaires dont on s’est, au nom de la modernité, peu à peu coupé. La délégation de l’habitat, de la subsistance, de la médecine à des experts comme le dit si bien Geneviève Pruvost dans son livre Quotidien politique – Féminisme, écologie, subsistance, a produit l’émergence d’un monde oublieux et négligent à l’égard des pratiques vernaculaires. Les artistes ont un rôle à tenir dans l’histoire de représentations, les formes produites sont porteuses de sens et perpétuent justement des visions nécessaires à l’avancée des sociétés humaines, bien évidemment ça ne suffit pas mais tant mieux si le champ de la danse y prend part, nous en avons grandement besoin !

À voix et à mains nues, conception Jeanne Brouaye. Interprétation Jeanne Brouaye, Estelle Delcambre, Lucie Piot. Composition musicale Jeanne Brouaye. Création sonore et conseil en chant David Guerra. Dispositif scénographique Jeanne Brouaye, Alice Panziera et Margaux Hocquard. Régie plateau Margaux hocquart.  Création lumière Alice Panziera. Régie lumière yuri El Fassi. Régie générale NIcolas Douchet. Costumes Marjorie Potiron. Conseillère dramaturgique Camille Louis. Accompagnement Boom’Structur. Photo romain Paquet.

À voix et à mains nues est présenté le 8 novembre à l’Atelier de Paris CDCN