Photo Le Grand Sommeil

Marion Siéfert, Le Grand Sommeil

Propos recueillis par Wilson Le Personnic

Publié le 3 avril 2023

À la croisée de plusieurs champs artistiques et théoriques, Marion Siéfert désarçonne par son habilité à surprendre à chacune de ses créations. Créée en 2018, sa deuxième pièce Le Grand Sommeil l’a rapidement imposée comme l’une des jeunes figures les plus prometteuses et audacieuse de la scène contemporaine. Dans ce solo pour et avec la performeuse Helena de Laurens, la metteuse en scène sonde les zones d’ombre de l’enfance. Initialement prévue pour être un duo avec une pré-adolescente, le processus de la pièce s’est vu bouleversé après que celle-ci ne fut contrainte de quitter le projet. Construit autour de cette absence, Le Grand Sommeil esquisse en creux la présence et les mots de l’enfant à travers le corps singulier d’Helena de Laurens. Figure deux en une, enfant grande à la parole équivoque et au physique élastique, la performance d’Helena de Laurens sème le trouble et sidère par sa fascinante obscénité. Dans cet entretien, Marion Siéfert partage les rouages de sa recherche et revient sur le processus de création du Grand Sommeil.

Le Grand Sommeil fait suite à votre premier solo 2 ou 3 choses que je sais de vous. Voyez-vous une suite logique entre ces deux pièces ? 

La première chose qui me vient à l’esprit, est qu’en commençant Le Grand Sommeil, je voulais embrasser un processus de travail radicalement différent que celui de 2 ou 3 choses que je sais de vous. Lorsque j’ai fait cette première pièce, j’ai essentiellement travaillé chez moi, seule, face à mon écran d’ordinateur, assise à mon bureau, dans ma chambre… C’était une position physique que je connaissais car j’avais fait des études universitaires. Finalement je me suis aperçue que ce processus de création correspondait à une manière de travailler à laquelle j’étais habituée. Je me suis dit ensuite que si je faisais du théâtre c’était justement parce que je n’avais pas envie de rester assise devant mon ordinateur. Je ne voulais plus travailler à partir d’une idée ou d’un concept, mais à partir de la rencontre et de l’inattendu. Je crois que j’ai besoin d’aller chercher une matière très connectée au réel, à la vie. Dans 2 ou 3 choses que je sais de vous, j’utilisais la vie des gens qui venaient voir le spectacle, telle que je pouvais la percevoir sur leurs profils Facebook ; dans Le Grand Sommeil, j’ai provoqué une rencontre entre Helena et Jeanne, entre deux filles qui n’ont pas le même âge. Au départ, je ne savais pas ce que je voulais faire exactement avec elles deux, si ce n’est que j’avais profondément envie de les voir ensemble. Mon désir pour ce duo était très clair. Mais pour revenir à la question, je pense qu’avec le recul, je vois une sorte de logique entre ces deux pièces : elles travaillent le portrait et la question du double. Ce n’est pas quelque chose que j’ai prémédité, mais qui est advenu par la force des choses. 

Pourriez-vous revenir sur votre rencontre avec Helena de Laurens ? Quelles sont ses singularités d’interprète qui ont animé votre envie de lui proposer ce rôle ?

J’ai rencontré Helena grâce à une amie, Caroline Lionnet. Helena faisait partie des Travlator$, un collectif de jeunes artistes qui faisaient des performances. J’avais remarqué Helena car sa manière d’être sur scène me faisait beaucoup rire. Il y avait quelque chose d’à la fois généreux et cruel, et je sentais chez elle un plaisir du jeu totalement enfantin. Elle a un corps incroyable, une extrême souplesse qu’elle mettait en scène dans ses photos Facebook : ça dégageait quelque chose d’assez monstrueux, comme une danseuse classique qui part en vrille. Elle m’intriguait. Puis j’ai fini par la rencontrer à une soirée et on a bien rigolé ensemble. Je l’ai d’abord invitée à participer à un projet que j’essayais de mettre en place au Grand Trianon du Château de Versailles. Et tout de suite, j’ai senti qu’elle comprenait ce que je cherchais. Je me souviens que je lui avais demandé de réaliser plusieurs grimaces que j’avais photographiées. Ses grimaces étaient à la fois terrifiantes et jouissives. Je sentais qu’elle y exprimait quelque chose de très intime. Comme si elle maîtrisait une angoisse, lui donnait forme et la rendait drôle, sans en gommer le danger. C’est à ce moment-là que j’ai senti qu’une relation se construisait, dans le jeu, entre celle qui regarde et celle qui se laisse regarder. 

Le processus du Grand Sommeil a commencé avec votre petite cousine Jeanne. Comment se sont déroulées les répétitions entre Jeanne et Helena ? 

C’est un projet qui a vraiment changé plusieurs fois de direction. C’était la première fois que je mettais en scène d’autres personnes. Je savais que je voulais travailler à partir d’elles deux, leur construire une pièce sur mesure. Au début, j’avais envie de travailler avec une matière que je ne maîtrise pas et j’ai commencé à collecter les rêves de mes amies, d’inconnues, d’artistes. J’en ai reçu énormément et je ne savais pas trop quoi en faire, jusqu’au moment où j’ai commencé à intégrer ses rêves dans mes propres rêves. La figure du vampire de rêves est alors apparue. Une vampire féminine, comme celle que l’on trouve dans le film-feuilleton Les Vampires de Louis Feuillade. J’ai alors inventé une fiction où Jeanne et Helena seraient des vampires de rêves, qui profiteraient de la présence des spectateurs pour leur voler leurs rêves. Mais je me suis ensuite aperçue que le plus intéressant était moins la fiction que la relation qui était en train de se créer entre elles. La figure du vampire a commencé à muter au sein du duo : qui est en train de vampiriser l’autre ? Qui a le pouvoir ? Lorsqu’on travaillait toutes les trois, c’était Jeanne le monstre, c’était elle qui était la plus forte : elle était complètement imprévisible, elle prenait énormément de place, toute mon attention était focalisée sur elle. En même temps, les répétitions étaient devenues un cadre d’exploration pour elle, où elle laissait s’exprimer les parties les plus fantasques et les plus sauvages de sa personnalité. Avec Helena, on veillait à accompagner et à encadrer ce qui se passait. On s’amusait beaucoup. C’était très intense et très joyeux à la fois. Je crois que je n’avais pas totalement mesuré l’engagement que ça demandait de travailler et de faire une pièce avec une enfant. Et les parents de Jeanne non plus ! Puis on a dû passer devant la commission des enfants du spectacle et la visite médicale ne s’est pas bien passée. J’étais arrivée à un point de rupture… et tout a volé en éclats. Jeanne a fini par quitter le projet. 

Comment ce départ soudain a-t-il amorcé ce qui allait devenir Le Grand Sommeil : un solo ? Comment avez-vous fusionné ces deux corps en un ? 

Lorsque j’ai compris que je perdais mon duo, j’ai été extrêmement triste. Je ne me voyais pas la remplacer par quelqu’un d’autre. Le travail était enclenché et je ne voulais pas l’abandonner. Je voulais montrer cette relation qui s’était créée entre nous trois. Accepter que la pièce était par terre, que tout ce que nous avions construit était entièrement détruit et inutilisable, a été très dur. Mais j’ai compris quelque chose : dans une création, il y a toujours des morts. Et à partir du moment où l’on accepte la situation, où l’on accepte de ne pas pouvoir maîtriser l’ensemble du processus, où l’on se nourrit des résistances que l’on rencontre, on peut bâtir quelque chose de nouveau. Au départ, ça a été extrêmement compliqué car j’avais été obnubilée par Jeanne. Comment faire pour que Jeanne soit encore là ? Pour travailler à partir de son absence ? En voyant Helena seule sur le plateau, j’ai commencé à sentir ce personnage «d’enfant grande». Le projet a trouvé alors une nouvelle perspective. J’ai pu conserver ce qui m’était le plus cher, le duo, en demandant à Helena de jouer Jeanne. Voir le film Les Enfants de Marguerite Duras, dans lequel elle fait jouer un enfant de sept ans par un adulte de cinquante ans, nous a confortées dans l’intérêt de représenter l’enfance par ce qui lui est étranger : le corps de l’adulte. Avec le corps d’Helena, je voulais que surgisse, de manière quasiment automatique, la question de la sexualité de l’enfant, de la censure qui entoure son corps, du regard déformé que les adultes posent sur les enfants. En abordant l’enfance par ce qui lui est étrangé, l’âge adulte, nous pouvions représenter ce qui n’est habituellement pas représentable au théâtre. 

Comment avez-vous imaginé cette figure «irreprésentable» ? 

Il y avait cette idée d’hydre à deux têtes. Dans la version avec Jeanne, Helena était une sorte de monstre, versatile et dangereux : le monstre domestique de Jeanne, en quelque sorte. Je voulais garder cette qualité hybride. Mais une fois Jeanne partie, cela devenait tout à coup très simple car à partir du moment où l’enfant est incarné par un corps d’adulte, on est dans le monstrueux. Il suffit de regarder au cinéma les films où les actrices veulent se faire passer pour des petites filles. Comme dans Bette Davis dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? Dans ce film, Bette Davis joue une femme de cinquante ans qui est restée bloquée dans son rôle d’enfant star… C’est une adulte qui joue toujours à la petite fille. Les moues charmantes sont devenues des grimaces. Le mignon est devenu répugnant. Je ne voulais pas travailler une femme enfant, mais une «enfant grande». Je me souviens que je cherchais à exploiter le corps d’Helena dans ses moindres détails : les mains, la natte, les fesses, la jupe, le pied, la langue, les côtes… J’ai écrit aussi à partir de ses particularités physiques : sa souplesse, ses bras hyperlaxes, sa grande taille. Je voulais que l’imaginaire chorégraphique d’Helena puisse se fondre dans le spectacle. Que tout soit intégré dans ce personnage «d’enfant grande». Nous sommes finalement revenues sur les sujets qui étaient à la base du projet : les peurs. Jeanne avait des peurs très spécifiques, notamment autour du visage. Nous avons donc convoqué les peurs de Jeanne, dans lesquelles je trouvais qu’il y avait aussi beaucoup de plaisir et de désir… 

Le visage occupe en effet une place importante dans le jeu d’Helena. Comment avez-vous exploité cette particularité dans Le Grand Sommeil ?

Helena a écrit un mémoire sur la danseuse, chorégraphe et cabarettiste Valeska Gert. Je savais qu’elle nourrissait une fascination pour son œuvre. Helena avait écrit autour du corps grotesque dans les performances de Gert, mais aussi dans les rôles qu’elle a joués au cinéma. Ce que j’admire dans le travail de Valeska Gert, c’est sa capacité à intégrer la société de son époque dans sa danse, à faire émerger des caractères, des types sociaux, mais aussi des angoisses, sans aucun jugement moral. Elle pouvait danser aussi bien la mort que le cirque, la prostituée ou la maquerelle, des personnages qu’elle rencontrait dans la rue ou qui étaient issus de la vie quotidienne. Les films dans lesquels elle a tourné la mettent en scène dans un jeu extrêmement physique. Elle aborde ses personnages de manière très honnête, avec le corps, elle joue avec les pulsions et les désirs. Ce qui me fascinait chez elle, c’était aussi sa manière d’être perméable au monde qui l’entoure ; comment les rires, les cris et parfois le dégoût du public pouvaient l’exciter lorsqu’elle était en représentation. Nous avons essayé de convoquer ce genre d’esprit sur Le Grand Sommeil, avec en réserve toutes les expériences que nous avions traversées avec Jeanne. 

Comme vous le nommez dans le travail chez Valeska Gert, il y a dans Le Grand Sommeil, mais aussi dans vos autres pièces, une tension exacerbée entre la scène et la salle. Le spectacle creuse cette sensation précaire, où tout semble presque possible… 

Lorsque j’étais petite je faisais de la danse, puis un peu plus tard j’ai fait du théâtre… je ne voyais pas ces deux pratiques comme séparées : c’était pour moi juste une expérience de la scène. J’évoque ces souvenirs car c’est vraiment le sentiment que je retrouve lorsque je fais des pièces aujourd’hui, un plaisir que j’avais lorsque j’étais enfant. Lorsque j’ai commencé à voir des spectacles plus performatifs, où l’on ne se demande plus si c’est de la danse ou du théâtre, mais où la question se déplace sur le rapport qui se construit entre les spectateur·ices et le·la performeur·euse, j’ai eu comme une sorte de révélation. J’aime la scène, je crois que je cherche à chaque fois à rendre la relation aux spectateur·ices la plus intense possible. Par exemple, j’ai vu hier un film complément incroyable, Ennemis intimes de Werner Herzog. Le réalisateur consacre un documentaire sur sa relation avec Klaus Kinski. On y découvre notamment des images d’archives du spectacle Jesus Christ Sauveur de Kinski. En 1971, Kinski avait décidé de jouer Jésus et avait écrit un texte dans lequel il s’identifie totalement à la figure du Christ. Il était seul en scène devant 5000 spectateur·ices. Il se passe quelque chose d’assez extraordinaire pendant la représentation. Un certain nombre de spectateur·ices étaient venus pour en découdre avec Kinski. C’était l’Allemagne de l’Ouest des années 70, et toute une frange de la population critiquait son statut de star et lui reprochait de choisir ses rôles uniquement en fonction de l’argent. Mais dans ce spectacle, Kinski se mettait en scène dans un rôle d’artiste pauvre et marginal, dans une figure christique. Les gens n’ont pas supporté cette posture et certains se sont mis à l’invectiver depuis la salle, à questionner l’autorité que lui confère la scène. Kinski s’est interrompu. Certains sont montés sur scène pour s’exprimer au micro, Kinski les insultait, devenait fou, puis recommençait son monologue… Pour moi, c’est ça le théâtre : une relation de pouvoir. En général, pendant la représentation, on ne sent pas ce rapport-là, les gens se taisent et écoutent. Mais c’est intéressant de voir comment, parfois, il suffit que quelques conditions soient réunies pour faire sauter des verrous. Il y a toujours une tension entre la scène et la salle. La scène a l’avantage de l’autorité et de la préparation ; la salle à l’avantage du nombre. La question est de savoir comment on négocie ce rapport de pouvoir, comment on l’utilise, qu’est-ce qu’on en fait. Cette relation aux spectateur·ices, qui peut parfois être violente, c’est ce qui rend la chose vivante. Dans 2 ou 3 choses que je sais de vous, je performe dans les gradins à quelques centimètres du public. Je me suis déjà retrouvée au milieu d’une salle en délire, où des gens hurlaient de rire, criaient, parlaient fort, bougeaient… Il faut être constamment en alerte, en train de négocier avec l’énergie du public et celle de la scène, et je crois que c’est cet espace-là qui m’excite le plus. 

Conception et mise en scène Marion Siéfert. Collaboration artistique et interprétation Helena de Laurens. Chorégraphie Helena de Laurens et Marion Siéfert. Scénographie & assistanat à la mise en scène Marine Brosse. Lumière Marie-Sol Kim, Juliette Romens. Création sonore Johannes Van Bebber. Régie son Patrick Jammes Costumes Valentine Solé. Photo Matthieu Bareyre.

Le 4 avril à La Manufacture CDCN
Du 12 au 21 avril au Théâtre des Bouffes du Nord