Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Publié le 6 février 2021
La crise sanitaire a révélé l’extrême fragilité des structures culturelles ainsi que des activités liées à la production, à la création et à la diffusion du spectacle vivant. Il est essentiel aujourd’hui, plus que jamais, de faire un état des lieux auprès des artistes, en prenant des nouvelles de celles et ceux qui subissent de plein fouet cette mise à l’arrêt. A la direction de VIADANSE, Centre chorégraphique National de Franche Comté à Belfort, Héla Fattoumi et Éric Lamoureux reviennent sur les conséquences de cette catalepsie du secteur chorégraphique. Dans cet entretien, ils partagent les grandes lignes de leur recherche chorégraphique, reviennent sur leur nouvelle création AKZAK et sur la difficulté d’envisager aujourd’hui la bonne vie d’un spectacle en période de crise sanitaire. Rencontre.
La crise du Covid-19 a révélé l’ampleur de la fragilité des structures culturelles. Comment VIADANSE – CCN Bourgogne-Franche-Comté à Belfort s’est-il organisé pendant le premier confinement ?
Il est difficile d’avoir une vision d’ensemble et de parler de la fragilité des structures culturelles en général, tant leurs singularités, leurs caractéristiques sont différentes. Certaines sont dans de grandes difficultés, malgré leur engagement, d’autres s’en sortent mieux. Il est indispensable de considérer collectivement que l’écosystème dans lequel nous sommes est fragile, plus que jamais, et de rappeler là l’interdépendance de toutes les strates qui le composent. Plus largement, c’est tout le système néolibéral arrimé à un horizon théorique néo darwinien qui est fragilisé. Il y aurait beaucoup à dire sur les valeurs humaines trop souvent reléguées derrière le règne de l’efficacité, de la compétitivité, du contrôle, du quantitatif… Or c’est justement ces valeurs humaines, de partage, de solidarité et de fraternité qui fondent notre engagement en tant qu’artistes. Nous espérons que se déclenche une intense réflexion prospective surtout pour les générations qui viennent. Nous y contribuons et y contribuerons toujours, à notre mesure, via nos engagements. Concernant VIADANSE, nous avons tenté de nous organiser au mieux en prenant en compte l’ensemble des problèmes posés grâce à une formidable équipe dont l’engagement a été et demeure remarquable. La fermeture du lieu a basculé toute l’équipe administrative en télétravail. Nous avons pris contact avec les artistes attendus sur la fin de la saison pour des résidences et honoré la part de coproduction pour certaines compagnies qui bénéficient du dispositif de l’accueil studio lorsque les reports n’étaient pas possibles. Quant à nous, la tournée du printemps a vu une dizaine de représentations s’annuler. Nous avons honoré les cachets de ces spectacles auprès des artistes et techniciens intermittents concernés. À partir de là et comme toutes les compagnies en diffusion, chaque lieu où nous étions programmés a été contacté dans l’optique d’un report ou d’un paiement du coût plateau et des frais engagés.
Comment s’est passée la reprise au printemps dernier ?
La reprise après le confinement a été facilitée par l’architecture du CCN qui offre une configuration propice à organiser des circulations différenciées. Cela a permis d’organiser le retour dans le bâtiment en différenciant la circulation des artistes, des intermittents techniques et celle de l’équipe administrative permanente. Le nombre de bureaux individuels a rendu possible d’alterner entre télétravail et retour dans les murs du bâtiment. Très vite, s’est posée la question du lien aux publics de VIADANSE, principalement ceux qui participent aux ateliers et aux créations participatives que nous chérissons. Nous avons donc mis en place avec l’équipe un dispositif de transmission hebdomadaire via internet pour lancer une création participative avec et pour les habitants du Territoire de Belfort. Chaque samedi de Mai et de Juin, rendez-vous a été donné, doublé chaque lundi d’un tutoriel pour appréhender une des séquences rythmiques, base du spectacle participatif à venir titré : HOURRA. Étant donné les circonstances, l’équipe a accepté d’adapter ses vacances afin que le CCN reste ouvert tout l’été et accueille des compagnies en résidence. Les actions concernées par LES CHEMINS VERS LA DANSES (éducation artistique) ont également été poursuivies voire amplifiées grâce aux interprètes de notre nouvelle création AKZAK bloqués en France qui ont imaginé des dispositifs de transmission en direction de la jeunesse, tout en travaillant à leurs propres projets. Nous nous sommes aussi organisés pour accueillir au mieux les équipes en résidence durant l’été, nous avons tenté de nous adapter au fur et à mesure de l’avancée de la crise en appliquant les préconisations des différentes instances malgré parfois un sentiment d’incohérence et d’incompréhension. Des directives parfois en total décalage avec les activités que nous menons. En tout état de cause, personne ne peut prédire les conséquences à plus long terme de la déstabilisation dans laquelle le monde est propulsé. Une vaste zone d’inconnues est devant nous et il nous faudra collectivement trouver les ressources pour surpasser ces temps difficiles.
Les danseurs de votre nouvelle création AKZAK sont pour la plupart originaires du Burkina Faso, d’Égypte, du Maroc et de Tunisie. Quels sont les enjeux artistiques, sociaux, politiques, “d’aller chercher” des interprètes aux quatre coins de l’Afrique et de les réunir dans un projet porté par une structure française ?
Cette volonté de créer des ponts et des liens entre des structures de par la Méditerranée est aujourd’hui toujours très compliquée. Même si ce projet s’inscrit dans le cadre de la saison Africa 2020, aucune facilité n’a été donnée aux équipes pour créer et collaborer avec des artistes ou des structures en Afrique : il n’y a pas eu de dérogation ou des facilités qui ont permis la circulation des artistes avec plus de facilité. Nous avons dû travailler d’arrache-pied avec les consulats, les instituts français et les ambassades de chaque pays dont les danseurs sont originaires. AKZAK s’inscrit dans la continuité de notre engagement depuis plus de dix années, l’idée n’était pas de faire des castings à l’autre bout du monde pour avoir une distribution Benetton. Nous connaissons certains des artistes depuis leur adolescence, nous les avons vu grandir au fur et à mesure de nos allers et venues, des spectacles en tournée, des ateliers menés, des invitations lancées. Ce sont des jeunes que nous avons aimé voir grandir au plateau, s’affirmer artistiquement. Leur proposer de participer à ce grand projet collectif est une manière de leur permettre d’avoir accès à d’autres conditions de travail que celles auxquelles ils doivent faire face dans leurs pays. Certains cumulent les jobs, d’autres n’ont pas de lieux de répétitions à disposition, etc. Ce projet fait partie de l’engagement artistique et politique que nous essayons de mener avec VIADANSE, c’est-à-dire offrir les conditions que permet un centre chorégraphique à des artistes afin qu’il ait la possibilité de vivre une expérience professionnelle de manière optimale. Certains sont aussi porteurs de projets dans leurs propres pays et nous poursuivons cet engagement en leur proposant des résidences et de la visibilité lors de notre festival VIA LES AILLEURS au printemps prochain.
AKZAK témoigne de votre attachement pour certains pays d’Afrique. Vous y développez depuis de nombreuses années des ateliers ou des partenariats, avec le CCN de Caen (2004-2015) puis avec VIADANSE à Belfort. Qu’est-ce qui motive cet intérêt pour tisser des liens artistiques en particulier avec le continent africain ?
Lorsque nous avons créé le festival Danse d’ailleurs au CCN de Caen, une des punchlines de l’événement était que « l’occident n’avait pas l’apanage de la modernité ». Cette formule a réellement été révélatrice et fondatrice de notre volonté de montrer que dans ces pays la création est présente. C’est aussi une manière d’attiser l’intérêt d’un éventuel public potentiellement originaire de ces pays, ce type de programmation permet parfois de créer un déclic. Lorsque nous avons commencé le festival, la danse dite « plasticienne » occupait une place importante sur les scènes de danse contemporaine, l’engagement physique y était reconsidéré pour faire focus sur d’autres régimes de sens concernant les processus et les spectacles. C’est aussi important de pouvoir avoir accès à d’autres formes de travail, de faire découvrir d’autres talents. [Héla Fattoumi] Puis de manière plus souterraine, ce rapport à la minorité, à l’ailleurs, fait aussi partie de mon histoire, à ce que je suis. Étant née en Tunisie, j’ai un véritable besoin de m’impliquer dans ce pays en particulier. J’ai aussi toujours été attiré par la question du corps dans les pays musulmans et comment la danse peut exister dans ces pays-là. Aujourd’hui, je travaille dans un CCN, je ne peux plus dire que je suis une minorité. Mais je reste arabe et j’ai besoin de créer des relations avec d’autres endroits du monde et de travailler avec des artistes qui viennent d’ailleurs pour avancer.
De par cette connaissance accrue du terrain, qu’est-ce qui, d’après vous, distingue, dans la formation et la pratique, les danseurs africains avec lesquels vous travaillez, des danseurs en France ?
C’est très difficile de généraliser car ça ne nous viendrait pas à l’esprit de questionner aujourd’hui les spécificités des danseurs européens. En règle générale, dans nos processus, nous avons besoin de laisser un espace de recherche qui oscille entre le déterminé et l’indéterminé. Nous avons besoin de danseurs qui ont le goût de se jeter dans le vide, de plonger dans les situations et de laisser advenir des propositions, une forme de liberté qui souvent déclenche de l’inattendu, de l’imprévisible, ceci est relié à notre démarche. Elle privilégie l’expérience à partir d’un contexte, souvent résultant d’une « intuition source » que nous posons comme déclencheur du processus de recherche mis en œuvre. Il se trouve que les danseurs que nous choisissons ont souvent un parcours singulier, fruit d’une formation moins cadrée et moins assignable. C’est le cas des danseurs africains que nous avons rencontré au cours de nos voyages. En France, il y a bien sûr des danseurs formidables, qui se sont construits en voyant des spectacles et qui ont fait des grandes écoles de danses. Mais c’est vrai que nous avons toujours eu ce goût d’aller débusquer des danseurs en dehors du circuit de la danse contemporaine, avec des parcours hors des sentiers battus. En travaillant avec des artistes qui ont leurs propres histoires de la danse, leur propre culture du mouvement, la spontanéité qui résulte de leur formation arrimée à une sorte de combinatoire d’influence est salvatrice. Lorsqu’ils se mettent à danser, à faire une proposition d’improvisation, ils donnent toujours avec une grande force. Ils dégagent une intensité sans filtre, il y a comme quelque chose d’eux-mêmes qui s’exprime par la danse. Nous avons besoin de cette spontanéité pour faire advenir de nouvelles pistes de travail. Certaines écoles de formation en Europe tendent à lisser cette singularité. D’ailleurs, nous ne venons pas nous-mêmes d’écoles de danse (rire). Nous n’avons pas eu de formation de danse, comme beaucoup d’autres chorégraphes qui sont apparus dans les années 90 ! Avec notre travail, d’une certaine manière, nous affirmons que des singularités.
La circulation des interprètes lors de la tournée du spectacle en Europe et en Afrique a-t-elle été abordée suite à la difficulté de traverser les frontières pendant le confinement ?
De grosses incertitudes demeurent et demeureront concernant les possibilités de circulation des artistes malgré les passeports talents obtenus pour l’ensemble des interprètes. Toutes les tournées hors de l’espace Schengen sont désormais très complexes à organiser voir quasi impossibles car les interprètes africains sont toujours soumis à la grande difficulté d’obtenir un visa. Voilà un des enjeux qui va nous occuper pour permettre à la pièce de continuer à exister dans l’avenir. Il faut remettre en route la machine administrative… Personne ne peut prédire l’avenir, nous ne pouvons qu’espérer. Concernant AKZAK, la pièce est conçue pour supporter une distribution légèrement moins importante. Cela nous permet d’envisager certaines adaptations et calme légèrement les angoisses liées à cette problématique. Bien sûr, nous ferons tout pour que l’intégralité de la distribution puisse être réunie chaque fois que cela est possible. Néanmoins, durant le processus nous avons invité deux artistes à se joindre au groupe bien avant les incertitudes liées à la pandémie, en effet, bien d’autres imprévues existent lorsqu’on embarque des artistes non-européens dans un projet d’envergure comme celui-ci !
Le confinement et les protocoles sanitaires ont-ils bouleversé la manière dont vous considérez votre pratique ?
En tant que chorégraphes de l’altérité et du sensible, nous ne pouvons pas nous résoudre à penser la création en intégrant la distanciation qui n’est pas vécu comme une contrainte mais comme une soumission à une « extériorité mal-menante ». Nous avons besoin de sentir l’intensité qui surgit au contact des corps, leur présence, leur charge expressive et leur énergie. La question de la relation s’affirme de pièce en pièce comme un véritable fil rouge, induisant une démarche d’ouverture à l’autre, dans la (re)connaissance de sa différence, source d’enrichissement de soi au sens d’un soi augmenté. Cette période si particulière a paradoxalement donné du temps et fait surgir, ressurgir des questions de fond aux ramifications complexes qui induisent de s’inscrire dans une visée prospective. Depuis trente années, nous avons la chance d’avoir pu inscrire notre trajet d’artiste dans la durée en tentant de déjouer le « court-termisme » d’un système qui a progressivement imposé un rythme effréné concernant notamment la création, la production, la vie des œuvres, l’artiste lui-même jugé, jaugé parfois trop hâtivement sur des critères quantitatifs. Or, nous le savons bien, les modalités de l’existence d’une œuvre, au sens générique, c’est-à-dire comprenant l’ensemble du champ de ses expérimentations et réalisations, sont liées à la nécessité du temps long. Le « marché » a déjà des difficultés d’absorber le nombre de projets créés chaque saison, les multiples reports et les nouvelles créations vont inévitablement engorger les programmations à venir. Les lieux de diffusion vont devoir choisir des projets et se positionner en donnant la primeur à des nouvelles créations ou des projets reportés. Certaines nouvelles pratiques posent aussi question : comment montrer une œuvre sans public à des programmateurs ? Doit-on continuer à travailler et attendre que la pièce soit vue avec du public ou devons-nous accepter de jouer devant une salle vide avec une poignée de professionnels ? Cette dynamique, cette relation vivante entre la salle et la scène, c’est la raison pour laquelle on travaille. Ou devons-nous faire circuler des vidéos du spectacle ? Quels sens ça a de montrer des captations réalisées sans véritable moyen et qui risquent d’abîmer les objets qui prennent la mesure de leur puissance et/ou fragilité via les vivants qui les incarnent ?
Nous sommes actuellement en janvier 2020 et la pièce a déjà subi plusieurs annulations et reports. Comment s’annoncent les mois à venir ? Comment voyez-vous la reprise ?
Avec les annulations successives dues à la prolongation de la fermeture des théâtres, maintenir les équipes artistiques des spectacles va devenir de plus en plus compliqué. La difficulté pour notre discipline c’est que les distributions sont constituées par des danseurs intermittents qui travaillent sur plusieurs projets en même temps et qui se trouvent à la croisée des calendriers de chacun. On devine que ça va être une situation inextricable et terrible à vivre. Les multiples reprises de rôle ont également un coût financier qui peut mettre en péril certains projets, mais artistiquement, ça peut simplement « tuer » les spectacles. Et puis reprendre un rôle d’une pièce qui n’a pas été vu, ça pose question. Des questions de fond qui attaquent sérieusement le moral des artistes et qui les amènent parfois à faire le deuil d’une création. C’est déjà le parcours du combattant pour trouver des moyens, des interprètes, des lieux et des dates ! Alors devoir remettre sans cesse ces démarches sur le tapis c’est épuisant et c’est difficile de ne pas baisser les bras. Nous ne savons pas quelles saveurs auront les œuvres qui ont été mises en stand-by pendant 8, 9 ou 10 mois pour certains. Qu’on le veuille ou non, le temps qui vient de passer nous a transformés. On sait à quel point un artiste est sensible pendant la période de création, nous avons pu le constater avec les chorégraphes que nous accueillons à VIADANSE. On ne peut pas encore en parler mais nous pensons que ces effets seront visibles les prochains mois voire les prochaines années. Nous pouvons simplement dire que nous avons eu la chance de présenter quelques dates d’AKZAK avant le nouveau confinement. C’était à chaque fois des moments incroyables, avec la stupéfaction heureuse de constater que les spectateurs ont toujours une appétence pour se retrouver dans un théâtre et vivre des intensités en partage. Être public dans un théâtre aujourd’hui crée une réception accrue et le regard porté sur les œuvres est forcément modifié par ces retrouvailles. C’est ce que nous avons pu ressentir…
Photo AKZAK © Laurent Philippe
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