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Sérénités, Danya Hammoud

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 11 juillet 2020

Se tenir ensemble, se tenir compagnie. Dans Sérénités, dernière création de Danya Hammoud, trois corps s’engagent dans le partage d’une même traversée, mais chacune depuis la singularité de son mouvement, de son corps, son expérience de vie. Aux côtés de Yasmine Youcef et de Ghida Hachicho, la chorégraphe écrit un trio chargé de la part invisible que portent celles et ceux qui quittent un endroit pour se rendre ailleurs. Alors que le temps crée une rupture dans l’ordre des choses et que les premières représentations de la pièce sont repoussées jusqu’à la réouverture des salles de théâtre, Danya Hammoud prend le temps de mettre des mots sur son processus de travail. 

Comment allez-vous ? Dans quelle ville êtes-vous ?

Ça va bien, la période n’est pas simple, avec beaucoup de reports et d’annulations bien-sûr mais c’est tellement petit par rapport à tout ce qui se passe dans le monde… je relativise. Je suis actuellement à Marseille, j’ai décidé de m’installer ici il y a quelques mois. Le Liban ne m’était plus abordable pour continuer à y vivre. J’ai créé mon association L’Heure En Commun il y a deux ans en France, en Occitanie, et étant associée à La Maison CDCN Uzès Gard Occitanie entre 2019 et 2022, je voulais être plus proche.

C’est un moment de travail, de suspens, à quoi ressemble ce temps confiné pour vous ?

Ce sont des phases. Au début c’était absolument impossible d’être dans la production de quoi que ce soit. Je n’ai pas lutté contre cela, au contraire. Je ne dirais pas que je vis ce moment comme une suspension mais plutôt comme un arrêt, une rupture. Chacun.e vit cette situation différemment, en fonction du moment où arrive cette rupture dans nos vies. Elle m’a permis de poursuivre une certaine réflexion, d’être dans un temps que l’on ne se donne pas lorsqu’on est dans la course et un rythme chargé. Depuis trois semaines j’ai retrouvé une forme de concentration que j’aime beaucoup, adéquate à cet isolement : j’écris, je collecte de la matière, je rassemble des notes… Et pas dans l’objectif de répondre à des obligations immédiates. Et je suis, (parfois avec frénésie), les événements actuels et leurs impacts, et comment chaque pays/continent révèle sa politique économique et sociale dans sa manière de gérer cette « crise ». Je suis surtout la révolte qui se poursuit au Liban depuis octobre 2019, où le virus n’est qu’une goutte dans le gouffre qui se creuse depuis des années déjà.

Où en étiez-vous du travail avec votre création en cours, Sérénités, lorsqu’est arrivée cette rupture ?

La première de Sérénités devait avoir lieu au festival Uzès Danse le 20 juin suivie d’une date au festival June Events à l’Atelier de Paris / CDCN. Sérénités est un long projet, qui a pris et qui prend son temps. J’ai écrit la première note d’intention à l’automne 2017, la première résidence avec Yasmine Youcef et Ghida Hachicho a eu lieu en août 2018. Depuis, chaque résidence a été espacée de la précédente dans le temps. La première est donc repoussée, peut-être à septembre, nous verrons. Lorsque des événements comme celui que l’on vit se produisent il y a toujours revisite. Une pièce n’est pas quelque chose que l’on exécute et que l’on continue en fermant les yeux sur ce qu’il se passe autour de nous.

Vous dites que chaque pièce que vous créez s’inscrit dans la continuité des pièces qui lui précèdent, en quoi est-ce que le cas pour Sérénités ?

Cette question là est très mouvante en ce moment. Quand je parle de continuité c’est à travers des thématiques et des éléments que j’essaie de développer au fil des pièces. Sérénités poursuit trois recherches initiées dans mes précédents projets : l’importance de l’initiation du mouvement par le bassin, la recherche d’une certaine condensation du mouvement et le travail de certains états de corps. J’essaie toujours de travailler à partir d’un état de corps ou de sa recherche. Pour cela j’entoure très souvent mes propositions chorégraphiques de contraintes physiques, qui m’aident à révéler un certain état. Qu’elles soient induites par le mouvement lui-même ou par plusieurs corps en présence, travailler à partir de contraintes me permet d’aller vers une certaine condensation. 

C’est-à-dire ?

Par « condensation » j’entends essayer de faire en sorte que l’intention d’un geste ou d’un état de corps soit présente dans chaque détail. J’essaye, je ne dis pas que j’y parviens à chaque fois. Et pour tenter d’y arriver, j’ai commencé il y a une dizaine d’années un travail d’initiation par le bassin. Lorsque le bassin, qui est la partie la plus lourde, en tout cas dans le corps féminin, initie n’importe quel mouvement, tout le corps est alerte, en tension, prêt, engagé entièrement. Cette initiation par le bassin permet aussi une autre répartition de l’énergie, avec très peu d’impulsions, mais plutôt une continuité. Sauf qu’avec ce projet en particulier, et je crois que c’est dû au fait qu’il se soit étalé dans le temps, que j’ai traversé des expériences de vie et de travail depuis son commencement, j’arrive à une certaine limite. Je commence à me libérer de certaines contraintes que je m’imposais, tout en restant dans cette obsession des états de corps, de la condensation. Avec Sérénités des impulses, des ruptures, un mouvement un peu plus… bouillonnant peuvent parfois exister aussi, et peut-être révéler autrement, par contraste, cette condensation que je cherche. 

Qu’est-ce qui singularise Sérénités alors ?

Sérénités est une traversée. Au sens spatial d’abord, il s’agit de partir d’un point pour aller vers un autre. C’est aussi la métaphore de ce qu’est une traversée, une migration. Je développe les différentes relations, les tensions qui peuvent exister entre trois corps qui partagent une même traversée mais qui ne partagent pas forcément les mêmes états de corps au même moment. Tous les éléments que j’ai nommé avant sont là, comme méthode, comme façon de développer de la matière chorégraphique mais laissent d’autres choses arriver. Ceci est aussi très lié au montage de la production de cette pièce. Je n’ai pas pu fixer dès le départ une date de première, je n’avais pas d’autre choix que de travailler étape par étape. Nous avons pu prendre chaque résidence comme un moment d’expérimentation, vraiment comme une occasion d’essayer des choses que je n’osais pas essayer dans le cadre d’un planning pré-établi. Yasmine Youcef et Ghida Hachicho étaient partantes pour cette démarche et c’est grâce à cette complicité là que j’ai commencé à voir ces chemins autres se dessiner. 

Comment avez-vous entamé le travail ensemble, qu’avez-vous amené au départ comme images, idées ?

J’amène beaucoup de propositions au départ. La collaboration avec Yasmine et Ghida se développe au sein de ces propositions. Je prépare beaucoup de points que je ne partage pas systématiquement, ou bien au fur et à mesure du processus. Lorsque je cherche un état de corps par exemple je ne l’énonce pas, c’est à travers les propositions, en faisant, que je vois si cet état de corps va aboutir, ou aller vers autre chose. Je commence par ce travail autour du bassin, avec des propositions que je développe depuis des années. C’est pour moi l’élément principal, avec toutes les personnes avec lesquelles je travaille, il faut ce terrain commun, c’est la base. Si on arrive à s’entendre sur cette base là on peut poursuivre.

L’improvisation est-elle une part du travail ?

Je travaille beaucoup sur cette question : où est-ce que le mouvement commence, quelle est l’intention de ce mouvement ? S’il y a improvisation c’est toujours à partir d’une proposition, mais jamais dans la forme. Il m’intéresse d’être dans le détail d’un mouvement, d’être dans l’initiation par le bassin, répartir l’énergie, répartir la temporalité, ce sont ces choses là que je cadre. 

C’est cette attention fine qui permet de mettre en lumière l’individualité de chacun des trois corps présents, pour vivre une même traversée dans des états de corps différents ?

Bien sûr. Et ça commence déjà au moment de décider avec qui je partage ce projet. C’est vraiment une question de personnalités, il faut que l’énergie de la simple présence de cette personne me parle par rapport au projet. À partir de là nous commençons et nous voyons ou non si nous avons des affinites à poursuivre ensemble. Personne n’est remplaçable, dans aucun projet. 

Quelles relations existent dans Sérénités entre les trois corps que l’on voit sur le plateau ?

Ces relations sont plurielles. On passe de la sororité à la complicité, à l’agression, à la violence, à une forme d’appartenance… On traverse tout ce qu’un micro groupe peut traverser en faisant un voyage ensemble. Quand je parle de traversée, ou d’état de corps, il m’intéresse de réfléchir à notre situation dans le monde, depuis un contexte social, avec le déplacement migratoire dans un sens politique, social, économique ou existentiel. On ne quitte pas un point si on n’a pas besoin de le quitter. Et on cherche à atteindre un autre point pour survivre.

Dans vos pièces il y a toujours une part invisible, des histoires, des gestes qui semblent enfouis et qui formeraient le terreau de ce que l’on voit sur scène. Dans cette pièce là, quelle part prend cet invisible et de quoi est-il chargé ?

Je crains un peu de répondre à cette question, car je préfère que ce qui est invisible le reste. Je vais essayer d’éviter d’employer de grands mots, parce qu’ils peuvent être assez vides. Je viens d’un contexte assez violent, qui construit les corps, c’est-à-dire qui influe sur leurs manières de bouger, qui les place dans des rapports complexes aux autres corps. Et je peux dire que cet invisible se charge d’une révolte contre les injustices, mais c’est déjà énorme de dire cela, en voyant la pièce les spectateur.ices n’y penseront peut-être pas, mais dans le fond Sérénités se préoccupe de cela. Avec la violence vient aussi le besoin et l’envie de vivre. Il y a toujours des tensions contradictoires qui font que l’on peut passer de l’une à l’autre sans même s’en apercevoir, sans qu’il y ait de rupture entre l’une et l’autre. Ces états contradictoires coexistent tout le temps. 

Comment cette contradiction existe dans le mouvement ?

Il y a cette notion importante dans le mouvement que j’aime développer : ne pas s’apercevoir où finit un geste et où commence un autre, aussi bien dans le mouvement que dans les différents états de corps. Par exemple, à un moment Ghida danse comme quelqu’un qui célèbre, mais une expression commence à apparaître sur son visage qui contredit complètement ce que le corps est en train de faire. Puis cette expression disparaît. Les contradictions arrivent dans ces apparitions, ces états là. Je pense à autre chose, qui est présent depuis le départ et qui reste jusqu’à aujourd’hui dans le projet. J’avais au départ une image en tête, qui est un mythe autour duquel existent beaucoup d’histoires : celui du cimetière des éléphants. Ce mythe raconte que lorsqu’un éléphant est agonisant il cherche un endroit où mourir. Au bout d’un certain temps, les autres éléphants vont venir rendre visite au cadavre. Ce moment là était un point de départ de ce projet. Faire ce voyage ensemble pour aller visiter un cadavre, nos morts. Comment aller visiter le cadavre, qu’est-ce qu’on fait autour de ce cadavre, et comment repartir. On travaille aussi à partir de l’iconographie liée à la chasse. Les animaux existent souvent dans mon imaginaire et dans la matière que je développe. Je ne cherche jamais à devenir animal mais à me rapporter à leurs énergies et leurs intentions que je trouve pure.

Est-ce que c’est facile de partager cette recherche, tout ce qui charge cette danse, les images, les histoires ?

Pas facile mais nécessaire. Ce processus s’est fait par étape en réalité. Une chose très importante à mes yeux pour pouvoir partager un travail avec quelqu’un est qu’il y ait affinité sur certaines préoccupations de notre manière d’être au monde et de le penser, que l’on puisse en discuter. Je ne peux pas imposer à quelqu’un d’être dans cette charge là si la personne ne la porte pas en elle-même. Je ne peux pas et n’aurais pas envie de l’imposer.

Sinon il y aurait un risque d’être dans la représentation ?

Exactement, et c’est pour cette raison que lorsque je fais une proposition j’évite de dire « je cherche un état de corps fatigué », mais je travaille à amener le corps à être dans un état de fatigue. Ce n’est pas pour jouer la ruse mais au contraire pour ne pas fausser la route. Car si je prononce les mots on sera dans la représentation, et ce n’est pas du tout ce que je cherche. Il faut, lorsqu’on arrive au moment de la composition, que chacune d’entre nous sache très bien où est initiée sa partition à chaque moment, car ce n’est pas la forme dont il faut se rappeler, la forme va venir si l’intention s’est inscrite dans le corps. Si on s’attache juste à la forme ce sera complètement vide.

Comment se passe la composition alors, comment décider de ce qui reste ?

C’est un travail par accumulation. Une étape après l’autre : partir ce qui me paraît le plus marquant, le plus substantiel et puis soit poursuivre dans cette direction, soit amener une autre matière, puis accumuler. La composition reste toujours sujette à des changements au fil du temps. Une structure apparaît plus ou moins dans les premières résidences et à l’intérieur de cette structure tout est susceptible de changer. Puisque nous sommes trois et qu’on ne danse pas une partition commune, ce moment permet de commencer à préciser l’écriture en détail : le regard qui porte à droite à gauche ou en bas, à quel moment le visage de l’une tourne pendant que le bassin d’une autre descend… C’est pour moi un moment très jouissif du travail, c’est sculpter nos mouvements. Mais on peut arriver là seulement lorsque le terrain commun existe. Ce travail permet de mettre en confiance mes collaboratrices, de savoir qu’elles tiennent cette matière, qu’elle leur appartient, afin de pouvoir la travailler avec aisance.

On peut aussi lire dans la première note d’intention une référence au volcan et à la lave, est-ce que ces matières là ont été travaillées, existent toujours ?

Oui c’est un vocabulaire qui est resté, celui de la lave en particulier. La lave est dans cette idée de continuité, une continuité où la distribution du mouvement est répartie sur tout le corps. Par exemple, si je veux glisser au sol je ne vais pas le faire d’une manière méthodique mais je vais laisser le corps tomber, et pour que le corps tombe le poids va se déplacer d’un endroit à un autre comme la lave, en glissant en contact avec la surface du sol. Ce que j’aime dans la lave c’est qu’il y a quelque chose de très doux et de très angoissant en même temps. On ne peut pas prévoir sa direction, elle coule en continu, sans arrêt, il y a toujours un endroit où passer même si elle trouve des obstacles. Cette image est restée avec nous.

Qu’est-ce que le mot « sérénité » désigne finalement, une aspiration, un endroit possible, un rêve ?

C’est l’état de corps auquel on aspire, auquel on tend. D’où Sérénités au pluriel car je ne suis pas en train de rêver de « la » sérénité mais disons que ce sont les sérénités vers lesquelles tous ces voyageurs ou ces mouvements migratoires, ces traversées tendent, c’est un certain espoir peut-être. On ne sait pas si on va le trouver, mais il est ce vers quoi on tend.

Sérénités, chorégraphie Danya Hammoud. Interprètes Yasmine Youcef, Ghida Hachicho et Danya Hammoud. Lumière Abigail Fowler. Collaborations pendant le processus Marion Sage et Anne Lepère. Photo © Laurent Paillier.

Danya Hammoud présentera Sérénités à l’Atelier de Paris / CDCN le 8 septembre 2020.