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Barbara Matijevic & Giuseppe Chico « Notre pensée est analogique »

Propos recueillis par Alice Gervais-Ragu

Publié le 31 août 2020

Barbara Matijevic et Giuseppe Chico explorent depuis une dizaine d’années les usages d’Internet et de la culture digitale. Pour leur dernier spectacle Screenagers, le duo italo-croate invite sur scène Pierre-Erick Lefebvre – artiste numérique français, musicien électronique, designer de jeux vidéos, programmeur informatique – à jouer un archéologue 2.0 qui fouille dans les strates d’Internet à travers un dispositif immersif et interactif. Cet entretien est l’occasion de faire une traversé de leur recherche qui se déploie depuis plus de 20 ans entre la scène et le milieu Internet.

Dans vos dernières pièces, vous interrogez le rapport à l’écran selon différents axes : il peut être prétexte à composer tant des objets – comme dans I’ve never done this before – que des récits, comme vous l’envisagez dans Screenagers.

Giuseppe Chico : Ce n’est pas l’écran en tant que tel qui nous intéresse, bien que notre dernière pièce Screenagers y fasse allusion dès le titre. Ce sont plutôt les récits de certains médias – qui aujourd’hui peuvent être appréhendés par les écrans – qui nous intéressent. Nous travaillons sur cette relation de va-et-vient entre l’intérieur et l’extérieur de l’écran.

Barbara Matijevic : Je pense qu’il faut un peu lâcher le prisme de l’image générée par l’écran : c’est un peu comme si l’écran était juste passible de l’image et que celle-ci reflétait Internet comme média tout court. Dans notre premier spectacle I AM 1984 nous prenions comme base les récits de Wikipédia et notre deuxième Tracks explorait la diversité des sons produits par Internet ; l’écran y était simplement utilisé comme interface pour capter ces « résonances sonores ». D’ailleurs, l’écran intervient systématiquement en tant qu’interface dans notre travail, pour accéder à la multitude des pratiques et des domaines propres à Internet.

Giuseppe : Par ailleurs, je trouve que la question de l’écran au théâtre ne va pas trop de soi. Certaines compagnies l’ont beaucoup utilisé sur scène dans les années 80-90. Mais notre poétique ne se base pas sur cet objet en particulier. Nous ne l’avons que peu de fois expérimenté sur scène… Disons que nous le considérons plutôt comme un masque en référence à la tradition de la tragédie.

En lisant vos arguments de travail, j’ai l’impression que vous abordez ce champ de « la connexion permanente » comme autant de milieux interconnectés, c’est-à-dire avec une manière d’explorer le vivant de vos objets, lesquels vont de l’achat en ligne au chat, aux jeux vidéo, aux applications vidéo-musicales, en passant par les différents dispositifs de messageries et de réseaux sociaux. Je vous sens proches dans votre travail de la notion de milieu telle que définie par Augustin Berque, où chaque objet constitue un monde en soi, résonnant en permanence des autres mondes.

Barbara : Oui, quelque part, il nous est impossible de déconnecter les objets que nous travaillons du milieu Internet. Nous sommes obligés d’apprendre le langage propre à Internet avant de pouvoir le parler. Si nous ne sommes pas suffisamment connectés à tous les réseaux nécessaires à nos investigations, nous pouvons passer forcément à côté d’informations et d’éléments parfois cruciaux. Nous devons donc sans cesse prendre en compte les nouvelles pratiques qui évoluent en permanence, et qui donc par extension modifient également notre pratique. Le langage est tellement connecté à l’ensemble du milieu Internet, comme pour n’importe quel milieu social, qu’on ne peut pas juste isoler les codes les uns des autres. De fait, nous sommes obligés de toujours prendre en compte un certain nombre d’éléments pour les faire dialoguer ensemble.

Giuseppe : Par exemple, nous avons réalisé plusieurs de nos recherches à partir de vidéos trouvées sur YouTube. Lorsqu’on se penche réellement sur le sujet, on peut constater que cette plateforme renferme beaucoup plus que de simples vidéos en streaming : n’importe quel contenu publié ici donne à voir une énorme quantité d’informations, bien au-delà du sujet de la video elle-même. Je pense notamment aux caractéristiques géographiques de son auteur, au statut social de la personne filmée, etc. Et finalement, au-delà de tel ou tel axe de recherche que nous déterminons pour bâtir notre travail, on arrive très vite au paradigme de la société toute entière.

A l’instar de Nietzche qui abandonne l’écriture manuscrite pour une machine à écrire, ce qui infléchira son écriture vers un style plus serré, vous élaborez une réflexion sur les effets de  l’utilisation des objets ou interfaces numériques dans notre travaille. Arriveriez-vous à définir de quelle manière ces supports et contenus numériques influencent vos propres recherches ?

Giuseppe : Il faut savoir que notre collaboration – entre moi et Barbara – a commencé sur ce terrain. Nous n’avons pas commencé notre recherche ou notre pratique à partir d’une expérience de plateau ou d’un texte théâtral. Notre première scène a d’abord été Internet, il n’y a pas eu un avant et un après, notre collaboration a réellement commencé à partir de cette réflexion : que l’art vivant était sur le net.

Barbara : Il n’y a pas eu de transformation de notre manière de travailler puisque cette réflexion était effectivement présente dés le début. Mais écrire et penser une dramaturgie avec 30 pages ouvertes sur son écran n’est pas en effet quelque chose d’anodin. Cet interface nous fait forcément inventer un autre type de lecture et de possibilités d’agencement. Pouvoir prendre une phrase d’ici, une phrase de là, où devoir être à l’écoute des échos qui peuvent se créer entre plusieurs pages ouvertes, l’une sur l’économie, l’autre sur la poésie et la troisième sur l’actualité politique, crée ou nous fait créer indéniablement des associations. Il y a une autre dimension très importante dans plusieurs de nos travaux, c’est la notion de playlist. Avec nos différentes recherches sur YouTube s’est rapidement posée la nécessité d’archiver nos collections de vidéos en les catégorisants. Mais quels effets produit donc une liste pareille ? Comment opère-t-on des choix ? A ce moment-là, c’est déjà le travail d’écriture qui commence.

Giuseppe : A ce sujet, j’utiliserais un mot qui est plutôt banni dans le langage artistique, surtout en France : l’intuition. Dans le sens où, a posteriori je peux justifier l’intuition, donc créer des systèmes qui s’apparentent à des méthodologies ou à des démarches scientifiques, mais dans le même temps revendiquer que je ne suis pas un scientifique : je suis un artiste et je revendique que parfois mon travail est conduit par l’intuition, la subjectivité, et il y a évidemment des éléments qui m’échappent. Parfois, il y a juste une évidence qui impose une forme de loi, et qui synthétise très bien le concept. 

Barbara : Nous devons également composer avec un terrain sans précédent car la matière Internet travaillée au théâtre est un phénomène plutôt récent. Nous avons l’impression d’expérimenter des pistes inédites, il n’y a pas encore énormément de référents. Nous aimerions bien avoir des interlocuteurs sur ce terrain-là, d’autres artistes qui extrapolent les mêmes natures de matériaux.

Dans son ensemble, par ses aspects rhizomatiques, votre démarche contient et fabrique à la fois des nouveaux savoirs. Elle n’est pas sans m’évoquer d’autres projets similaires, je pense notamment au collectif de L’encyclopédie de la parole, au dispositif Black Market qui à son tour a influencé Loïc Touzé et Anne Kerzerho lorsqu’ils ont conçu le dispositif relationnel Autour de la table, ou encore à Pour un atlas des figures, plateforme participative initiée par Mathieu Bouvier. Dans ces différentes approches comme dans votre travail, j’entrevois, si ce n’est des perspectives écologiques, du moins une certaine réflexion générant d’autres modes de production, mais aussi relative à la manière dont on récolte des données et des matériaux pour fabriquer un spectacle ou un dispositif. 

Barbara : L’arrivée d’Internet a poussé très loin la question des échanges de savoirs : c’était tout d’un coup l’endroit où n’importe qui pouvait contribuer, apporter de nouvelles informations qui n’étaient pas toujours avérée ou vérifiables. Pour ce qui est des pratiques artistiques, cet espace a contribué à propager de nouvelles voix et à rendre compte de la complexité dans laquelle nous vivons. Dans notre pratique, ce n’est pas tant Internet en soi qui nous intéresse mais la manière dont ce milieu génère une multitude de paroles a qui dont nous devons bien accorder un statut.

Giuseppe : Personnellement, je n’envisage pas tellement notre pratique dans l’idée de « savoirs partagés ». Je ne me situe pas du tout dans une démarche de partage mais plutôt comme un voleur qui s’empare et s’approprie des choses qui ne lui appartiennent pas. Et si partage il y a, alors c’est dans ce moment ultime de la représentation.

Barbara : Notre manière de travailler est loin d’une approche documentaliste. Je crois que cette association peut se faire car notre pratique accumule des paroles, des textes, des vidéos, etc, mais le contenu de ces collections n’est jamais utilisé tel quel. Il n’y a pas chez nous de vénération du document, au contraire : on se les approprie, on les mâche, on les transforme, etc.

Giuseppe : Et c’est très équivoque dans le reste de notre travail en général, ce type de mécompréhension se ressent depuis plusieurs années et se répercute sur toute la chaîne des actions menées par la compagnie. Il y a souvent de fausses projections sur notre travail, qui nous affectent un peu, notamment parce nous aimerions que certaines de nos pièces puissent sortir des cadres dans lesquelles elles sont déjà bien ancrées. On nous demande souvent si ce que nous proposons relève davantage de l’histoire de la chorégraphie et de la danse ou de celle du théâtre, avec tout ce que ces catégorisations supposent en lots de traditions qui vont avec chacun de ces champs. Nous nous inscrivons davantage, peut-être, dans une pratique où nous cherchons à réagencer des matériaux déjà existants plutôt que d’inventer ou de produire à l’infini du nouveau.

Barbara : Cette dimension « écologique » qui transparait de cette pratique vient de notre volonté à ne pas pas vouloir polluer le monde avec notre opinion. Par exemple, nous n’avons jamais eu de point de vue très tranché par rapport aux sujets que l’on traite. Tout au plus, nous essayons de fabriquer autour de nos objets une sorte de cristal multifaces d’où peuvent naître de nouvelles perspectives. C’est intéressant car c’est justement cette absence de prise de position qu’on peut parfois nous reprocher dans notre travail. Les spectateurs se retrouvent face à plusieurs choix d’opinions et de points de vue, et certains se demandent systématiquement ce que nous pensons, nous. On attend absolument de l’auteur une prise de position claire et nette alors que nous nous refusons toujours d’imposer notre propre opinion.

Giuseppe : Et en même temps, notre refus de prise de position constitue tout de même un positionnement. Dès lors que nous opérons des choix de matériaux pour en faire un objet, nous prenons position. A défaut de revendiquer notre démarche à partir d’un point de vue écologique, je dirais qu’elle s’apparente plus à de l’économie alternative. Disons que nous sommes « durables » …

Dans votre travail, de quelle manière articulez-vous votre rapport et vos multiples utilisations de la technologie à des gestes plus analogiques, c’est-à-dire qui ne relèvent pas de supports numériques ?

Giuseppe : Notre pensée est analogique, et je dirais, sans vouloir être laconique, que cette réponse pourrait suffire. Je pourrais attribuer une pensée digitale à des artistes du Net dont je connais le travail mais nous, nous faisons de l’art vivant. Je ne sais pas du tout comment nous pourrions être, jusqu’au bout, dans une pensée digitale.

Barbara : D’une certaine manière, tout notre travail consiste à traduire du digital en analogique. Et quand je dis analogique, j’entends le corps. Il s’agit sans arrêt d’une opération d’embodiment, d’incarnation. Nous n’avons jamais extrait un élément d’Internet pour en produire un autre objet digital. Il y a nécessairement transformation, pour la scène, pour l’interprète, pour l’espace, pour les spectateurs. Il ne faut pas oublier que nous sommes des metteurs en scène, ce qui suppose que l’on dirige les comédien-ne-s, au sens propre du terme, on construit avec eux les actions, on les dirige dans le rapport au texte, on fabrique des objets, etc. Il y a des choses qui nous travaillent depuis cette analogie, et qui sont autrement théâtrales qu’au sens classique du terme, sur un plan cinématographique par exemple, mais aussi dans un rapport de jeu, de répliques, d’adresses, d’incorporations, etc.

Pour votre pièce Screenagers, vous avez souhaité dans un premier temps interroger des collégiens et des lycéens, c’est-à-dire la génération née avec la bulle Internet. Comment se sont passés ces échanges, qu’en avez-vous fait émerger ? 

Barbara : Au départ, en effet, l’idée était de travailler autour de la parole de personnes nées en même temps que la bulle Internet. Mais ensuite nous avons finalement décidé de nous centrer autour de la parole de Pierre-Erick Lefebvre, qui lui était déjà adolescent au moment de cette émergence. Il y a eu, lors de nos rencontres avec les jeunes, une sorte de déception par rapport à nos attentes. Ils ne connaissent et n’utilisent que très peu Internet en réalité, contrairement à tout ce que l’on peut imaginer. Et notamment, par rapport à la question du milieu, posée au début de l’entretien, on s’est rendu compte qu’Internet n’était pas le même milieu pour eux qu’il ne l’est pour nous. Là où pour nous il constitue un ensemble de vases communicants, de connexions multiples, pour eux il pourrait se résumer simplement à des youtubeurs, à Instagram ou aux jeux vidéos. Les jeunes que nous avons rencontrés ne ressentent véritablement pas le besoin de sortir de ces milieux. Il me semble qu’ils n’arrivent pas à imaginer qu’Internet ou la culture digitale puissent être autre chose. 

Giuseppe : Internet est pour eux synonyme de service. Il n’y a pas la notion de grande bibliothèque universelle dans leur utilisation contrairement à ce que nous pouvons observer dans le monde adulte.

Barbara : Nous avons ensuite rencontré Pierre-Erick Lefebvre, qui est devenu l’interprète de Screenagers. Pierre-Erick a fait de sa pratique d’Internet son métier, il a découvert Internet à l’âge de 14 ans, et au fur et à mesure, il est devenu codeur, programmeur ; il a également fait les Beaux-Arts et conduit un master en interactivité, c’est au cours de sa formation qu’il a vu naître les premières propositions articulant arts et Internet, puisqu’il faisait partie de ce monde. Il travaille également la musique électronique. De ce brassage entre arts visuels, musique électronique assistée par ordinateur et programmation, nous avons créé une sorte de fil rouge à travers des scènes qui pouvaient montrer la diversité des approches qu’on peut avoir aujourd’hui d’Internet. Dans Screenagers c’est plutôt le public qui est le prortagoniste, car la pièce propose des scènes qui sont activées par les spectateurs via un système d’interaction par leurs téléphones portables. Chaque spectateur peut ainsi voter pour choisir la scène suivante, ils peuvent aussi écrire collectivement un texte, battre l’interprète dans au jeu vidéo, envoyer des photos ou apparaître sur scène en tant que mèmes et avatars… Ce projet s’est donc fait dans une sorte de compromis entre nos projections, nos déceptions, nos rencontres, le feed-back qu’on a eu de la part de Pierre-Erick, ses propres expériences, etc. Aujourd’hui, la forme du spectacle se décline dans toutes sortes de directions et traverse plusieurs « genre » du concert à celui de la conférence en passant par l’humour, le jeu, l’autobiographique, etc.

Concept Giuseppe Chico et Barbara Matijevic. Interprétation et collaboration artistique Pierre-Erick Lefebvre. Régie Laurent Mathias. Programmation Pierre-Erick Lefebvre et Noé Oréglia. Photo © Matthieu Edet.