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Madeleine Fournier, La Chaleur

Propos recueillis par Marie Pons

Publié le 12 janvier 2021

Avec La Chaleur, la chorégraphe Madeleine Fournier nous propose une performance en forme d’expérience physique, énergétique et sensorielle. En tressant ensemble plusieurs éléments comme l’opéra, des chants baroques composés par Henry Purcell, la vie des plantes et les articulations entre voix et mouvement, cette création déploie un espace vibratoire, activé par la présence d’un chœur de cinq interprètes au plateau. Si l’on part du principe que l’on est lié.e.s les un.es aux autres, interdépendant.e.s du monde qui nous entoure, comment est-ce que l’on bouge, sent, ressent, vit dans ce tissu commun ? En attendant la première occasion de coexister dans cet espace partagé, rencontre. 

La Chaleur semble être nourrie par la cohabitation de nombreuses pistes de travail. Peut-être que l’on peut commencer par évoquer deux éléments, présents dans la note d’intention du projet : le désir de donner corps à un chœur sur scène d’une part, un intérêt pour les mots et la pensée d’Emanuele Coccia d’autre part, en quoi ces deux éléments ont donné de la matière, infusé le travail ?  

Je suis partie du constat que souvent, en voyant des pièces de groupe en danse, il est question de montrer le processus de construction d’une communauté en train de se faire, la volonté de s’unir, de se rassembler est rendue visible. Or ce qui me touche dans la pensée d’Emanuele Coccia, qui a une approche métaphysique du monde et du vivant, c’est cette idée que l’on fait partie d’un tout plus vaste que nous, que nous sommes de fait relié.es les un.es aux autres par l’air qu’on respire, les ressources que l’on partage. Il m’intéressait d’aborder le groupe par ce prisme là, en me posant la question de ce qui est déjà en partage entre nous, de ce qui nous lie entre nous au plateau, mais aussi aux spectateur.ices, à l’espace dans lequel on évolue. Et de considérer que ces liens ne sont pas forcément de l’ordre du visible. Ces questionnements ont constitué une première entrée, puis rapidement est arrivée la présence du chant, le travail de la voix. J’ai proposé aux interprètes que l’on apprenne des chants composés par Henry Purcell, des chants baroques écrits pour des chœurs. Au-delà du travail mélodique, on s’est intéressé au chant comme phénomène vibratoire, physique, comme quelque chose que l’on ressent et que l’on entend sans le voir. La voix nous place dans un rapport attentif à la résonance, au sens où l’on peut observer et sentir où est-ce que le son résonne dans nos corps et dans l’espace lorsque l’on chante. Cela crée une densité quasi palpable entre nous.

Depuis quand ce travail de la voix a pris de la place dans ton travail chorégraphique ? 

J’ai l’impression que je recherche un projet voix et corps différent pour chaque pièce. Comme si chacune était l’occasion d’explorer différents champs – différents chants on pourrait dire. J’ai un plaisir à chanter, et un goût pour la musique, pour trouver des relations dans l’espace sonore, j’aime creuser cet endroit là. Utiliser la voix est une façon assez directe d’exprimer une intériorité, une intimité. J’ai exploré la voix plus particulièrement au moment de la création de Labourer. J’ai remarqué pendant la création de ce solo que le chant nous met très vite en empathie, parce que l’on entend tout de la voix : sa fragilité, ses aspérités… Il y a une sorte de poétique de l’intime. Pendant la création j’ai rencontré des artistes liés à la musique expérimentale, travaillant le chant et la musique et il m’est apparu évident que chanter c’est déjà faire de la musique. Dans Labourer je me sens presque autant musicienne que danseuse, je produis des sons avec mes pas, avec ma voix, et en lien avec l’installation sonore de Clément Vercelletto, je suis très à l’écoute de ce que chaque action produit sur le plan sonore. Avec La Chaleur, l’envie de créer un spectacle qui soit à la fois visuel, physique, énergétique et sonore s’est prolongée. 

Comment la musique de Purcell est-elle venue soutenir ce projet, pourquoi ce choix ?

Au départ, j’avais envie de faire de La Chaleur une sorte de comédie musicale expérimentale. Une forme qui soit spectaculaire et intime à la fois. Purcell est apparu lors de recherches que j’ai effectuées sur l’opéra. Je me suis intéressée aux premiers opéras, à cette forme où le chant est à la fois spectaculaire et performatif et où chant et danse sont en lien. Les opéras se sont beaucoup inspirés du théâtre grec antique, où le chœur chantait et dansait. Il y a dans l’opéra comme une résonance ou une réinterprétation plusieurs siècles plus tard de cette forme spectaculaire qui chante, qui danse un peu, une forme totale qui lie ces différents médiums. J’ai écouté beaucoup d’opéras et je suis tombée sur les opéras de Purcell. J’ai eu un coup de foudre en découvrant plus particulièrement les pièces chorales et en avançant dans le processus j’ai retenu ces morceaux là. Purcell a une écriture très musicale. Au sens du rapport à l’instrument, car il était organiste, mais aussi dans les voix, dans la composition même, il y a de l’émotion, des mots, du récit et la structure des voix et leur enchevêtrement est très fin, très beau. Il a fallu sortir du coup de foudre pour cette musique pour que l’on puisse ensuite s’en emparer, en faire autre chose. J’aimais aussi le fait que nous danseurs puissions nous approprier un répertoire qui est considéré comme un art élitiste, bourgeois, réservé à une certaine technicité. Je trouvais intéressant que nous nous en emparions en tant qu’amateurs, au sens le plus beau du terme, ceux qui aiment quelque chose. Comme une façon de proposer un autre point de vue sur ces liens entre danse et chant, sur l’histoire de l’opéra du point de vue des danseurs. Même si nous ne sommes pas tous danseurs dans l’équipe d’ailleurs puisque Catherine Hershey est chanteuse. 

Comment avez-vous travaillé en groupe sur cette circulation des éléments liés à la musique, à la voix ?

En arrivant dans le projet, chaque interprète avait un rapport différent au travail de la voix. Avec Catherine Hershey par exemple, nous avons créé le duo Zwei palmitos qui était une forme concert-performance où on prolongeait ensemble des pistes de relations directes entre le corps, le chant, la musique et le mouvement. Pour La Chaleur nous avons pris trois semaines uniquement pour apprendre les chants de Purcell, ça a été un travail long et technique pour nous qui ne sommes pas chanteur.ses lyriques pour parvenir à chanter en chœur. C’était une mécanique nouvelle, un moment d’apprentissage pour nous, qui n’a jamais été déconnecté du corps car je proposais toujours un travail d’activation du corps en début de journée. Tout le processus a consisté à chercher ces liens entre le chant et le corps et à travailler la relation physique entre nous. Chanter en chœur impose des contraintes très concrètes, on ne s’entend pas si l’on est trop éloignés les uns des autres, on doit se tenir proches. Ce genre de contrainte m’intéressait pour nous guider dans une écriture physique, spatiale. On a procédé ainsi, selon ce que chaque chant permettait ou proposait comme contrainte, puis j’ai décomposé et recomposé cette matière. On a débuté le travail sur les chants très en amont, pour qu’ils puissent s’incorporer en nous, se déposer, et que l’on puisse ensuite être dans le plaisir de les chanter. 

Peut-on parler davantage de la façon dont le fait de chanter en chœur a fait groupe ? 

Avec La Chaleur c’est la première fois que je mets en scène un groupe, dans lequel je suis intégrée, et il faut du temps pour saisir à la fois ce qui se passe dedans et dehors. La question c’est toujours de juguler groupe et individualités, de savoir comment on fait avec les questions de liberté et d’expression de chacun.e, tout en étant attentifs à être ensemble en raison de l’exigence importante demandée par certains chants. Cela passe par des discussions permanentes, par l’exigence à notre endroit d’amateurs vis à vis de cette culture lyrique et par une quête de liberté, pour trouver le plaisir et la joie à l’intérieur de ce travail. J’emploie à nouveau à dessein le mot amateur que je trouve très beau, parce qu’il évoque ce rapport à l’amour de ce que l’on fait, et ce que je cherche avec cette pièce c’est que l’on soit dans l’envie et dans l’amour de ce que l’on fait avant tout. 

J’essaye d’imaginer votre présence sur le plateau. Ce travail conjoint du chant et du mouvement ouvre une piste de circulation entre intériorité et extérieur, intimité et écoute du monde alentour, qu’en est-il ? 

Il est compliqué de répondre complètement à cette question car les choses sont encore en mouvement au moment où l’on parle. Dans mon intention en tout cas, à voir ce que ça donnera finalement dans la forme, je me demande en quoi l’intériorité peut être une sorte d’universalité, et vice-versa. C’est un pari imaginaire que l’on fait entre nous, cette idée que notre intériorité est l’environnement dans lequel on circule et que, l’environnement, l’espace que l’on partage est aussi bien l’intériorité avec laquelle on vit au quotidien. C’est un principe de base dans mon travail et ma pratique, cette indissociation entre l’intérieur et l’extérieur, qui passe en grande partie par le rapport aux sens, au toucher en particulier. Je travaille souvent les yeux fermés par exemple, pour atteindre une sorte de perte de soi, tenter de se détacher d’une enveloppe figée, fermée, pour se sentir un peu plus en lien avec les éléments qui nous entourent. Pour La Chaleur on a travaillé le rapport au toucher, la déhiérarchisation des éléments, sur l’aspect binaire du langage aussi : je suis moi, tu es toi, comment transcender ça, s’intéresser à ce monde invisible qui circule entre nous ? En termes de sensations, cela demande d’arriver à se sentir étranger à soi-même, de sentir le corps de l’autre comme son propre corps. Ce sont des exercices qui sollicitent l’imaginaire et qui mettent en pratique cette pensée de Coccia justement, cette poétique du monde où tout cohabite, où l’on est fait des autres et on participe à fabriquer le monde qui nous entoure. Ce travail a aussi été nourri par un ensemble de pratiques somatiques, voire thérapeutiques. Je suis intéressée par cet aspect du soin qui est proche des pratiques somatiques, où le rapport au toucher est présent. On a d’ailleurs travaillé le rapport au son, à la vibration, comme une forme de toucher. La vibration est une sensation physique, que l’on peut recevoir et donner, de même que le toucher que l’on donne et l’on reçoit. Le son peut circuler par l’air, l’architecture, les corps, c’est une énergie qui se transmet, comme une clé de transmission, de circulation, il y a quelque chose de doux, qui est à la fois de l’ordre du soin et du don. 

J’imagine que la question de la place des spectateur.ices, de notre proximité ou de notre distance est une question importante dans cette envie de partager un espace, de faire circuler les énergies.

Un désir de départ était de pouvoir presque mettre le public au centre tout en gardant un dispositif traditionnel et frontal. C’est une contrainte, mais ça m’intéresse de voir comment on peut trouver un espace de possible dans un dispositif scénique pour créer une intimité sonore, physique, une chaleur et une circulation de cette chaleur. Effectivement, j’ai la sensation qu’il y a besoin d’une proximité assez forte pour qu’elle soit transmise et que le public puisse y être réceptif. L’aller-retour entre l’aspect somatique, physique, énergétique de la pièce et l’envie de profiter de l’espace spectaculaire du théâtre comme espace d’imaginaire et de projection m’intéresse. Laisser la place au spectateur.ice de pouvoir projeter ce qu’il.elle veut, par rapport à la forme que l’on propose. Donc il s’agirait à la fois d’envelopper et de laisser place, pour que l’interprétation de chacun.e puisse avoir lieu. 

Ça me renvoie à ce que l’on peut mettre derrière ce titre, La Chaleur, qui peut être une sensation liée à une température mais aussi liée à quelque chose d’enveloppant, de concret et d’invisible en effet. 

En lien avec le rapport au groupe et la question du soin, il y a le fait que l’équipe de La Chaleur est composée d’ami.es très proches, et c’est aussi ce soin que l’on a pris dans le processus entre nous, cet aspect humain que j’aimerais voir transpirer dans la pièce. Quand on part du principe que l’on est déjà liés, cela passe aussi par des imaginaires, des émotions, des images, des discussions partagées, un apprentissage commun. C’est une sorte de travail invisible en soi, qui était assez premier dans mon désir de faire cette pièce, d’où ce titre qui renvoie à cette idée d’amitié, de fraternité, de solidarité, d’amour, de partage, de quelque chose d’assez solaire qui a guidé notre évolution à tous les cinq pendant le processus de création. 

Les plantes, qui étaient déjà présentes dans Labourer, semblent avoir une importance à nouveau dans La Chaleur. En quoi proposent-elles des pistes chorégraphiques ? 

Les plantes et l’imaginaire qui peut se déployer à partir d’elles m’inspirent de différentes manières. J’ai le sentiment que ma danse est assez aquatique, mais l’élément eau rejoint de près le végétal en réalité, il y a un lien assez fort entre eux. Il y a tout un chapitre dans La vie des plantes d’Emanuele Coccia sur le corps de la feuille, qui est un corps ultra-sensible où il n’existe pas de différence entre le contenant et le contenu, le fond et la forme. La forme est l’expressivité, l’être est le faire, la plante est et fait en même temps. Cette idée nous a inspiré par exemple. Et comme par ailleurs les chants de Purcell convoquent beaucoup d’émotions, la joie, la tristesse y sont très présentes, nous avons cherché des analogies entre un corps qui soit très émotionnel et en métamorphose permanente en même temps. Autrement dit, un corps qui est, qui vit et qui est perpétuellement transformé par le monde, atteint, ému par ce qui lui arrive. Ce qui m’inspire dans le végétal c’est aussi le fait que les plantes se régénèrent toujours, qu’il y ait une force vitale incroyable en elles. Même si on a parfois l’impression que tout est terminé ça repart, c’est très inspirant et motivant. C’est aussi se dire que l’arrêt, la mort font partie du cycle. 

Est-ce que cette idée de cycle justement a guidé l’écriture, la dramaturgie de la pièce ? 

On pourrait dire que la pièce prend la forme d’une sorte de rituel, de passage vers un autre monde. Cinq objets sont présents sur le plateau : un bâton, un tambourin, une cruche, un masque et une sphère en plâtre. J’ai tiré ces objets des cartes du tarot et des Muses de la mythologie grecque ayant chacune un attribut représentant un des aspects de l’art lyrique antique. Ce sont à la fois des objets symboliques à célébrer et des reliques avec lesquels nous traversons littéralement la pièce. J’ai l’impression que l’on est dans une époque où le paradigme change, où les référentiels changent et la tragédie prend un autre sens : on avait l’impression que le destin était implacable et aujourd’hui on se rend compte qu’il est possible de faire changer les choses en les transformant. Ou plutôt, la tragédie est telle que nous n’avons pas le choix de faire autrement que de transformer son récit. Par rapport au cycle, il y a cette idée d’emprunter à la tragédie que la mort est présente, qu’elle arrive, mais aussi qu’elle fait partie de la vie, que mort, vie, renaissance sont liées. Et cette pièce, ce chœur, ce serait comme une sorte de rite de passage collectif où nous allons traverser ces différents états et  émotions. 

On sent qu’il y a une grande attention à parvenir à garder une certaine polysémie dans le travail, comment arriver à ne pas tout lisser, à préserver cette coexistence entre tous les éléments présents plus ou moins en filigrane dont on parle depuis le début ?

Je fais confiance aux couches que l’on accumule au cours du processus, aux différentes intentions que l’on y met et au fait qu’elles prennent forme petit à petit en s’érodant. C’est précisément le lien entre les choses qui m’intéresse, comment différentes intentions se rencontrent poétiquement, c’est ça qui crée une émotion chez moi. Je me demande comment on peut s’émanciper du sens commun, d’une façon de catégoriser liée à notre culture, notre langage, à la société, aux injonctions… Les espaces comme la création c’est l’occasion de pouvoir s’émanciper de cela, de voir le monde d’une manière peut être un peu moins binaire. Je ne fais pas de distinction entre le sensible et la pensée, ça m’intéresse de les activer et de les mettre en lien ensemble. Après, toute la subtilité est d’inviter les spectateur.ice.s dans cette disposition à recevoir et lire les choses avec leurs sensations, leurs sensibilités et leurs pensées. Je recherche un état de relâchement qui me semble être la seule manière de pouvoir vraiment sentir et penser. Et puisqu’il y a cinq personnes sur le plateau de La Chaleur, c’est un organisme vivant, il se passe un grand nombre de choses en dehors de ma volonté, plusieurs points de vue, plusieurs interprétations et tant mieux. Je me souviens que lorsqu’on m’interrogeait sur la dramaturgie de Labourer, je résistais à en dire trop, parce que les éléments existent, comme le rapport au cycle, à la mort, à la renaissance, mais je n’avais pas envie que ce soit formulé dans la feuille de salle par exemple. J’ai envie que l’on puisse ressentir une chose avant de la catégoriser, parce qu’une fois que l’on a mis l’idée à un endroit identifié, on ne la vit plus, on ne l’expérimente plus. La question c’est comment rester curieux à ce qu’il se passe, c’est là l’enjeu pour moi de faire des performances.

Chorégraphie Madeleine Fournier. Interprétation Jonas Chéreau, Madeleine Fournier, Catherine Hershey, Corentin Le Flohic, Johann Nöhles. Regards extérieur / assistant.e.s chorégraphe David Marques et Anne Lenglet. Lumière Nicolas Marie. Dispositif et création sonore Clément Vercelletto. Photo © Margaux Vendassi – François Segallou – Parallèle.

Madeleine Fournier présentera La Chaleur le 10 et 11 février à l’Atelier de Paris / CDCN.